Cette oeuvre est un plat si indigeste qu’elle pourrait vous faire vomir. «La paranoïa», texte du dramaturge argentin Rafael Spregelburd, mise en scène par Martial Di Fonzo Bo et Elise Vigier est une «pièce montée» avec tant de «crèmes» et de moyens qu’elle finit par provoquer du dégoût. La lecture des coproducteurs est si longue qu’elle donne elle aussi le tournis.
Et pourtant, quel scénario ! Nous sommes 5000 ou 20000 ans après J.-C, époque où les humains n’ont plus le monopole de la raison. « Les intelligences » sont bien meilleures qu’eux. Non seulement, elles leur piquent leur monnaie d’échange (« la fiction ») mais celle-ci commence à se raréfier. Hagen (mathématicien), Claus (astronaute), Julia Gay Morisson (écrivain vedette), Béatrice (robot à la mémoire corrompue) vont tenter d’inventer, sous la pression du Colonel Brindisi (chef des opérations spéciales terriennes), une fiction que « les intelligences » n’aient pas déjà ingurgitée. Il y a urgence, car il en va de la survie de l’espèce humaine ! À lire le résumé du scénario, on est (presque) plié de rire. Mais les premières douleurs d’estomac se manifestent tant la traduction de cette prose argentine frôle l’indigestion. Les phrases saccadées dans un style proche d’une mauvaise série B, vous plongent dans un texte boueux où votre cerveau s’engloutit peu à peu. Vous appelez au secours. Les acteurs viennent alors à votre aide. Ils sont excellents à caricaturer leur rôle. On reconnaît l’humour « gay », voire « queer », en vogue dans certains milieux ou chez certains chorégraphes (on pense au «Jardin des délices» de Blanca Li). On rit parfois et cela vous donne un peu d’air. Mais pas suffisamment pour rester un spectateur critique. Alors que Rafael Spregelburd dénonce les mécanismes de la fiction contrôlés par nos sociétés de consommation globalisées, la mise en scène utilise les mêmes ficelles. C’est un grand classique dans le spectacle vivant. Le chorégraphe plasticien Jan Fabre, le metteur en scène argentin Rodrigo Garcia sont les experts en la matière : accuser le système en profitant de ses largesses.
Ici, tous les dispositifs scéniques entre en symétrie avec le jeu des acteurs : la vidéo, la bande dessinée, le plateau en arrière scène où l’on joue en direct des séries télés, le décor qui tourne en rond. Cette escalade est largement soutenue par une énigme « policière » absurde où la mise en scène épouse le propos : absurde. Tout finit par fusionner (le fond et la forme) et créer une matière théâtrale visqueuse, dégoulinante et totalement indigeste. À trois reprises, l’une des actrices est prise d’un fou rire, preuve qu’elle craque aussi. Dans un tel cadre, le sens critique est impossible : même si vous n’avez plus faim, on vous gave à nouveau et avec talent ! Cela n’en finit plus parce que Martial Di Fonzo Bo et Elise Vigier ne contrôlent plus le cadre de leur mise en scène comme s’ils étaient enfermés eux aussi dans un tourbillon créatif. On peut aisément imaginer que chacun dans la troupe y est aller de son idée pour créer un contexte explosif permanent. Nous ne sommes plus sur une scène de théâtre, mais dans un espace virtuel, celui de l’internet, où l’on clique ici, pour se diriger là, en passant par ici, et ainsi de suite. « La paranoïa » n’est qu’une escalade, qui emprunte bien des codes à la société du divertissement (rire toujours plus pour « ne pas se prendre la tête »). C’est réussi, car le « spectateur critique », pris de nausées, peine à penser par lui-même, étouffe dans un tel dispositif claustrophobe.
«Les intelligences» ont gagné ce soir. Mais heureusement, d’autres humains sont à la tâche pour ne pas se laisser contaminer par ces codes modernes du XXème siècle, largement dépassés.