Se rendre jusqu’à Cucuron, un village du Vaucluse, décentrer ses habitudes de spectateur ne semble pas avoir été la seule surprise de ce mardi soir du 17 Avril, tant le spectacle programmé par le Centre Culturel Cucuron-Vaugines a divisé et bouleversé son public. La compagnie suisse Chris Cadillac emportée par ses co-auteurs, Marion Duval et Florian Leduc, y présentait sa nouvelle création «Las Vanitas», objet de théâtre non identifié, expérimentation frontale d’un divertissement culturel. Le public rentre par la scène. Les premiers installés regardent les autres arriver, défiler, chercher leur place parmi ses affinités ou ses habitudes d’observateur. Le spectacle a déjà commencé, les frontières sont poreuses; sommes-nous déjà un spectacle pour nous-mêmes ?
Quand le dernier spectateur, une grande blonde en mini-jupe et shorty, arrive en retard, avec son mp3 aux oreilles, et qu’elle demande au public s’il y avait un cours de gym dans la salle, on comprend vite alors que le doute et la confusion vont prendre le pouvoir sur nos nerfs et peut-être sur toute attente narrative, voire littéraire. Aucune pitié pour un texte éventuel; je repense aussitôt aux intuitions de Jean Vilar, circonscrites depuis longtemps en livres et en interviews, quant au changement qu’allait devoir subir la scène ces 50 dernières années, illustré par les conflits incessants du Festival d’Avignon, aujourd’hui presque caduques. Si donc la question du choix cornélien entre un théâtre d’auteurs et un théâtre d’idées est enfin dépassée, où pourra nous mener l’énergie des jeunes comédiennes dans laquelle «Las Vanitas» nous largue avec de plus en plus de fureur et d’électricité. La réponse ne pouvant être claire, je crois cependant qu’il y a des indices mûrement réfléchis par cette nouvelle génération, archirassasiée et consciente de tous les mensonges idéologiques et autres fausses promesses sociales: une présence, une vigilance accrue aux facteurs du hasard qui pourraient abonder le propos onirique de leur spectacle. Car c’en est un en fait. La trame parfaitement dessinée, met en scène trois muses contrastées, potentiellement spectatrices, pas obligatoirement cultivées, possiblement marginalisées, sûrement «non professionnelles». Jeu de dupes, ces trois exceptionnelles comédiennes exposent leur fragilité et leurs angoisses pour faire apparaître le cauchemar d’un monstre clochard, aux yeux rouges, recouvert de vêtements qu’il aurait volé aux honnêtes spectateurs que nous sommes. C’est du moins ce que confie la retardataire du cours de gym, après nous avoir abasourdie d’une danse vaine, débile, mais subtilement assumée, en nous invitant à la rejoindre sur le plateau, alors qu’il n’y avait aucune raison de fêter quelque chose ensemble ou de participer aveuglément à cette société d’exploitation.
C’est bien là qu’est le mordant de ce type de spectacle et en même temps le risque de ses écueils. Je me souviens du spectacle d‘Angelica Lidell, «Maudit soit l’homme qui se confie à l’homme : un projet d’Alphabétisation», dans lequel nos réflexes bourgeois étaient vilipendés avec autoritarisme, sans aucune capacité d’auto-dérision. «Las Vanitas» part sur le même terrain, mais à cloche-pied, avec la joie des enfants, jeunes et lycéens du public ayant le plus ri dans la salle, gargarisant nos aspirations poétiques et nos consciences d’adultes construits dans un vaste rire guignolesque. Cruauté par laquelle passe d’essentiels et de subliminaux messages: qu’est-ce qui nous met si mal à l’aise, riant ou excluant ce miroir qui nous est tendu? Est-ce la peur d’être avili par la vacuité du spectacle sous toutes ses formes? Est-ce la présence des «voyous» au fond de la scène derrière la vitre, qui chahutent, fument quelque chose et nous observent? Où est-ce le manque de contrôle vertigineux, peut-être aussi délicieux qu’un plaisir coupable, que nous avons sur les évènements du réel?
Merci, merci Chris Cadillac, reviens nous vite, encore plus jeune.
Sylvain Pack:http://sylvainpack.blogspot.fr/
«Las Vanitas» La compagnie Chris Cadillac au Centre Culturel Cucuron-Vaugines le 17 avril 2012.