Le bonheur au théâtre est chose rare. Il existe quand il nous embarque dans une histoire commune, où se joue ce qui nous rassemble, où se constitue dans la salle une assemblée de spectateurs prête à écrire une constitution pour un nouveau contrat culturel et social! « La Petite Odyssée », mise en scène par Grégoire Callies du Théâtre Jeune Public de Strasbourg, épopée en trois tableaux d’une heure chacun, est l’acte politique et artistique que nous attendions en ces temps de perte totale des valeurs et des repères.
Imaginez, un théâtre de marionnettes, qui convoque petits et grands pour nous entraîner dans la folle histoire des idées (du Moyen-Age à la fin de la deuxième guerre mondiale) où les innovations, l’art et les conflits s’enchevêtrent tandis que la mise en scène et les décors font la fête pour que l’intelligence du spectateur mobilise tout “le sensible disponible”!
Tout commence avec Odyssée, une jeune fille qui vient de perdre son père. Nous sommes au Moyen-âge. Alors que son petit monde s’apitoie sur elle, elle va parcourir le Monde, le traverser de siècle en siècle, comme un remède au malheur, à l’isolement, à l’analphabétisme. Son émancipation est à ce prix. Sur sa route, elle rencontre Bernie, jeune castra à la voix d’or. Enfant de la balle, il occupera bien des emplois, croisera tant de penseurs et de chercheurs qu’il finira par incarner l’évolution de notre condition sociale. Ces deux personnages mettront bien du temps à se déclarer, car leur relation complexe est un alliage subtil entre le coeur et de la raison, la culture et l’intuition, l’engagement politique et la lutte sociale. Le spectateur peut imaginer toutes les alchimies.
Nous voilà donc embarqués pour trois tableaux, où la mise en scène épouse les siècles et les courants. Incontestablement, Grégoire Callies est l’homme de son temps, prêt à révéler dans le deuxième tableau ce qu’il cachait dans le premier (du Siècle des Lumières à l’époque des mécaniques, mais chut!). En convoquant Leonard de Vinci, Diderot, Rousseau, Delacroix, il nous émerveille à partir de dialogues et de décors foisonnants. Le cinéma s’incruste dans le jeu d’acteurs pour mobiliser notre regard d’enfant, notre créativité comme si nous étions toujours propulsés au croisement du « moi » (mon théâtre d’enfant) et du « nous » (ce qui nous relie quand nous allons au spectacle). C’est si beau que tout semble possible parce que tout se croise, s’enchevêtre, se débat et s’ébat. On croirait les marionnettes danser tandis que le corps se libére peu à peu au fil des siècles.
Les décors se succèdent les uns après les autres et je suis submergé par le souvenir des images des “Éphémères“, épopée familiale de plus de six heures d‘Ariane Mnouchkine. Grégoire Callies a trouvé son “théâtre du soleil”. Les dialogues sont merveilleux parce qu’ils sont habités par une utopie qui se diffuse dans toute la salle! Nous voilà embarqués avec Harriet Tubman qui sauve les esclaves noirs pour les emmener au Canada. Nous sommes estomaqués par le courage de Flora Tristan qui soustrait Odyssée de la prostitution alors qu’elle se trouve à Londres. Heureux spectateurs que nous sommes d’entrer en résonance avec ces héros dont on parle si peu et qui pourtant incarnent nos valeurs d’aujourd’hui!
En même temps que nous traversons ces trois tableaux, notre regard de spectateur évolue à l’image de la composition de la salle. Les enfants présents dans le public au premier épisode se font plus rares quand est abordée la Deuxième Guerre mondiale qui voit débarquer un groupe de jeunes scouts! Les enjeux se complexifient, le théâtre est alors moins visuel et plus cérébral. La vision est plus pessimiste à mesure que l’on plonge dans les horreurs de l’humanité. La mise en scène finit par s’alourdir pour ensommeiller l’enfant qui en nous. Comment raconter l’inimaginable aux enfants? Il semble alors évident que Grégoire Callies fait un théâtre pour adultes destinés aux enfants. Il convoque tant de personnages (Albert Einstein, Sigmund Freud, Hitler, Germaine Tillion, Milena Jesenská et Margaret Buber, ..) que cela devient étourdissant! L’emballement de l’Histoire jusqu’à nos jours est un appel presque désespéré du théâtre à nous ressaisir alors que le monde peine à trouver une voie, un combat commun contre un oppresseur invisible (le marché financier).
C’est alors que l’on quitte notre “petite Odyssée” sonné. Mais plus courageux qu’en y entrant pour sauver Odyssée et Bernie de leur triste condition, oppressés par les logiques de la dictature des médias et de leurs financeurs.
Oubliés par le politique qui pense que les idées ne sont plus un théâtre.
Pascal Bély– www.festivalier.net
“La petite Odyssée”, trilogie, mise en scène par Grégoire Calliés; Théâtre Jeune Public de Strasbourg: le 12 juin 2010 au Théâtre Massalia (Marseille).
Crédit photo: Anémone De Blicquy.