En mai dernier, j’avais vu son dernier opéra-théâtre au KunstenFestivalDesArts. Je pense à lui au moment où la France plonge dans le populisme et le racisme d’Etat.
Les applaudissements sont totalement désordonnés. Ils forment une vague sonore irrégulière, presque maladroite. Comment remercier ce collectif Germano-Africain de nous avoir bousculés, tordus, baladés d’un coin à un autre de la scène ? Comment leur en vouloir d’avoir déformé notre regard sur l’opéra pour en faire un moment populaire, festif et politique ? « Via Intolleranza II » nous vient du Burkina Fasso, à partir d’un projet de « village-opéra » impulsé par le metteur en scène allemand Christoph Schlingensief. Sur plus de quatorze hectares, s’érigent depuis le début de l’année, écoles, cours de cinéma et de musique, salle de répétition, maison d’hôtes, une scène de théâtre, café, restaurants, terres agricoles, dispensaires…De là-bas, ils sont vingt danseurs, musiciens africains et allemands à venir vers nous pour revisiter « Intolleranza 1960 » de Luigi Nono, pamphlet contre l’intolérance et le racisme.
Tout commence par une annonce : le volcan islandais a fragilisé le processus « classique » de création. Peu de jours pour répéter, difficulté pour acheminer l’ensemble de la troupe (Air France est ce soir raillé pour avoir délaissé bien des pays africains au profit d’autres contrées plus prometteuses). L’économie européenne reste colonialiste et le monde culturel n’échappe à pas à cette loi implicite. Pendant plus de vingt minutes, artistes et producteurs défilent pour moquer notre système de production des idées et des arts calqués sur le modèle industriel qui enrichit les plus riches et appauvrit les plus pauvres. Sauf que, à l’heure d’une crise économique sans précédent, qui se paupérise ? L’Europe ou l’Afrique ? Une fois malmenés nos désirs de toute-puissance et de domination à l’égard de ces artistes venus d’ailleurs (magnifique scène ou un gosse en costard cravate nous provoque « hein, que vous me trouvez mignon »), « Intolleranza II » va faire trembler les murs du théâtre à partir d’un bazar innommable ! La scène est alors le terreau où une nouvelle civilisation peut naître, si nous acceptons collectivement d’introspecter notre lien à la colonisation. Ici, trois « villages » se superposent: se projette un film sur les camps allemands qui enfermaient les Africains pendant la Seconde Guerre mondiale, en alternance avec des images qui nous guident dans ce village opéra en construction. Le troisième “village global” se construit sur scène. Avec des décors de cartons pâtes, on se moque des maisons allemandes, bousculées par des lits d’hôpitaux où Africains et Européens s’allongent pour se faire opérer (opéra?) des tumeurs malignes de leur inconscient. L’orchestre ne cesse jamais de jouer pour chanter, crier mais aussi pour pleurer, pour que le blanc poursuive le noir, fou de désir de ce corps sculpté comme une statue qu’il aimerait bien immobiliser.
On célèbre « les beaux fruits allemands » tandis qu’un rappeur noir nous les gonfle ! La scène est si encombrée que l’espace est à chercher ailleurs (sur des rideaux pour s’y projeter, dans nos têtes pour se libérer des codes classiques du théâtre). Les surtitrages français et néerlandais ne suivent même plus tant certains dialogues semblent improvisées. Sur toute cette scène, c’est l’art « colonialiste » qui est convoqué et provoqué tandis qu’émerge peu à peu un autre lien à la culture, plus joyeux, plus libre, plus ouvert et tolérant et pour tout dire plus accueillant. L’ensemble de ces beaux artistes donne une dimension poétique à la frontière (entre l’Europe et l’Afrique, entre la danse, la musique et le théâtre) et positionne l’opéra au coeur du lien social (on est loin de la vision mortifère qu’il véhicule dans nos contrées). Ici, il est un enchevêtrement d’Histoires qui redessinent un vivre ensemble pour des liens plus horizontaux et fraternels. C’est un opéra d’une tolérance dépourvu des oripeaux de la bonne conscience du blanc dont le modèle de civilisation ne tient qu’en fonction de l’évolution des spéculations boursières.
Christoph Schlingensief creuse, introspecte, s’engage personnellement pour provoquer le chaos psychologique afin que notre lien à l’Afrique se nourrisse de ce travail. La scène devient une matière que notre regard de spectateur malaxe pour en faire l’oeuvre du renouveau, celle d’une civilisation tournée vers l’Afrique.
« Via Intolleranza II » est un chantier qui peine à se décrire tant que l’on ne le vit pas. Il faut être belge et au Kunsten pour programmer une opéra pareil.
Pascal Bély, www.festivalier.net
« Via Intolleranza II » de Christoph Schlingensief a été joué du 15 au 18 mai dans le cadre du KunstenFestivalDesArts de Bruxelles.