Je souhaite commencer cet article par une prise de parole salutaire : «Les catholiques, juifs et musulmans intégristes, les copéistes décomplexés, les psychanalystes œdipiens, les socialistes naturalistes à la Jospin, les gauchos hétéronormatifs, et le troupeau grandissant des branchés réactionnaires sont tombés d’accord ce dimanche pour faire du droit de l’enfant à avoir un père et une mère l’argument central justifiant la limitation des droits des homosexuels.» Nous sommes au surlendemain de la manifestation contre le mariage pour tous du 13 janvier 2013. L’article publié dans Libération de Beatriz Preciado, philosophe, directrice du Programme d’études indépendantes au musée d’Art contemporain de Barcelone, est saisissant. Elle y explique comment l’idéologie naturaliste et religieuse refait surface en s’inventant un enfant fantasmé. «L’enfant que Frigide Barjot prétend protéger n’existe pas. Les défenseurs de l’enfance et de la famille font appel à la figure politique d’un enfant qu’ils construisent, un enfant présupposé hétérosexuel et au genre normé. Un enfant qu’on prive de toute force de résistance, de toute possibilité de faire un usage libre et collectif de son corps, de ses organes et de ses fluides sexuels. Cette enfance qu’ils prétendent protéger exige la terreur, l’oppression et la mort». Elle poursuit sa démonstration en évoquant ses souvenirs d’enfance et le travail colossal qu’on dû entreprendre ses parents pour qu’ils acceptent son homosexualité. Cet article est important, car il pose les enchevêtrements complexes entre structure familiale, contexte politique, et dogmes religieux dans lesquels la parole de l’enfant n’est qu’une variable d’ajustement.
C’est au théâtre que l’on peut l’entendre. C’est à Istres, au Théâtre de l’Olivier où l’auteur et metteur en scène Fabrice Murgia propose l’une de ses dernières créations, «Les enfants de Jéhovah» («…et de Frigide Barjot ?, NDLR»). Comment une secte peut-elle «engendrer» des enfants ? Comment se substitue-t-elle aux parents et par quels processus ? Avec ce spectacle, Fabrice Murgia fait résonner sa parole de petit-fils et rend hommage à son père, enrôlé petit et qui quittera la secte une fois adulte. Mais avant d’entrer sans effraction dans sa famille, une vidéo nous accueille. Un enfant italien répond à des questions sur le plaisir. Il crève l’écran. Il évoque sa sexualité et sa quête : chercher «la belle vie plutôt que de faire la guerre». Sa vérité l’éloigne de l’innocence dans laquelle nous désirons l’enfermer, à une vision du monde qui ne vaudrait pas grand-chose. Cette parole me saisit par sa force : Fabrice Murgia n’a plus qu’à dérouler sa vision d’artiste et d’enfant-adulte sur sa famille.
«Les enfants de Jéhovah», est une magnifique prise de parole qu’il restitue à tous ses ancêtres. Il convoque une scénographie où la porosité entre réalités historique et psychique est sublimée. L’absence de propos linéaire, la vidéo comme prolongement du langage des corps et des mots, la présence fantomatique de trois femmes, propulsent le passé d’immigrés italiens des grands-parents dans notre actualité. Aux témoins de Jéhovah d’hier («je suis là pour vous écouter et commenter l’actualité») répond la religion consumériste d’aujourd’hui qui capte les désirs pour les métamorphoser en pulsions (qui commente pour nous éviter de penser par nous-mêmes ?). Tout est lié et Fabrice Murgia crée le dialogue entre une grand-mère proie des Jéhovah, une tante endeuillée par un frère qui ne reviendra plus dans les filets de la secte et la figure de Saint-Nicolas restituée à l’enfant après lui avoir été confisqué pendant tant d’années. Me voici immergé dans un système familial dont je saisis les enchevêtrements sans que cela réduise. Il y a dans ce propos de profondes similitudes avec la prise de parole de Beatriz Preciado, amplifiée par l’apparition sur l’écran du jeune visage de Fabrice Murgia. Il prend soin de formuler sa vision à partir d’un texte de toute beauté. C’est un vivant poème fort et libre qui prolonge celle de l’enfant italien et disqualifie toute approche d’un enfant normé…
« …/….
Pour avoir été perdu dans l’usine,
perdu parmi les siens,
je dédie ce spectacle à mon père…
je dédie ce spectacle à tous ceux qui rêvent plus qu’ils n’ont peur…
au monde de l’enfance qui n’a pas besoin du Ciel.
Parce que les adultes croient que les enfants sont des bons à rien,
mais peut-être que les enfants sont supérieurs aux grands
parce qu’ils ont une autre façon de penser
ils imaginent les choses
plus belles
plus pures
tandis que les grands les voient avec laideur
Comme toi”.
Beatriz, Fabrice, enfants de deux papas, de deux mamans, toi, moi…Je vous rêve.
Pascal Bély – Le Tadorne.
« Les enfants de Jéhovah » de Fabrice Murgia au Théâtre de l’Olivier à Istres le 18 janvier 2013.