Article écrit lors du dernier festival Montpellier Danse.
Le plateau est en soi une oeuvre. Aux rideaux noirs échoués sur la scène, répondent de longs morceaux de tissus sombres qui pendent sans toucher le sol. L’ensemble forme une architecture en plusieurs dimensions où les coulisses font décor. Le vent d’une révolution a dû souffler pour que cela soit si ouvert et conservé. L’espace paraît d’un coup immense et fait place nette à la danse tout en lui laissant sa part de mystères faits d’apparitions et de disparitions. Cette mise en jeu du dévoilement est sublime. La scénographie d’Annie Tolleter me guide déjà vers la danse de Radhouane El Meddeb et Thomas Lebrun: avec elle, le décor entraîne le regard dans un mouvement spiralé où le corps du danseur surgira des coulisses pour habiter peu à peu la scène et nous conduire vers l’indéfinissable.
Radhouane El Meddeb arrive discrètement: son visage se cache sous le voile du rideau. Son corps semble prêt à en découdre, comme lors d’un accouchement où il faut couper le cordon pour renaître. Il se tient droit, de biais. Est-il un unijambiste qui retrouvera tout le sens de ses membres tandis que les clameurs du concert d’Oum Kalthoum donné au Caire en 1966 font trembler les murs du théâtre. Est-il cette femme voilée qui se dévoilera, parce que ce chant-là vous déleste à jamais de nos oripeaux ?
Radhouane El Meddeb est prêt pour s’engouffrer dans les plis du plateau joliment dessinés par Annie Tolleter.
Radhouane El Meddeb est prêt pour entrer dans la danse où l’homme va peu à peu se féminiser, embrasser la peau musicale d’Oum Kalthoum et y recevoir la force du baiser de la résistance.
Mais d’abord, il se doit de tout apprivoiser. D’occuper cet espace scénique où seul le chant résonne. En le parcourant par petites touches, le corps y trouve sa place. Avancer, s’arrêter. Se tenir droit. Et tendre un bras, puis deux, pour y chercher la force qui met tout le corps en mouvement. Ce bras tendu vers la terre, vers l’enfant, vers la vie que procure tout geste qui sort de soi. Oui, c’est cela. Radhouane El Meddeb sort de lui-même. À chaque instant où il s’arrête, il est statue. Il est peinture. Il est l’art qui apparaît. Peu à peu, le plateau ressemble à la salle d’un musée qu’il explore la nuit à la recherche des âmes: celle des artistes, celle des femmes. Celle de l’humanité. Il court, le regard ailleurs. Il danse l’égarement quand l’art nous transcende. Il marche à quelques mètres de moi: j’y suis. Je ne le quitte plus. Le corps de Radhouane El Meddeb est ma nacelle où je me déleste des poids. De cette exploration, il métamorphose la scène : les rideaux le dévoilent. Sa danse me voile. Le plateau est une mer de courants artistiques où l’art chorégraphique rencontre le chant d’Oum Kalthoum.
C’est l’entracte. Pas celui auquel nous sommes habitués. Ici, il est l’espace du recommencement pour que Radhouane El Meddeb, sous l’épais tissu du rideau, se voile à nouveau. Il semble porter le masque d’un personnage échappé de la Commedia dell’arte. Ses mains dansent: les bras ont trouvé leurs gestes! Peu à peu, il est double: je perçois le chorégraphe Thomas Lebrun avec lequel il cosigne ce magnifique «Sous leurs pieds, le paradis». Il est deux pour tout oser et faire la révolution : la danse se chante, le chant se danse parce que le changement est féminin à l’image de son visage qu’il transforme de ses mains de fée! Pour «occuper» la «place», Thomas El Meddeb ose tout jusqu’à la transe où, couché, émergent les plis de son ventre, territoire des révolutions. Il ose la fusion avec Oum Kalthoum pour se séparer et la rejoindre. Radhouane Lebrun se métamorphose peu à peu en icône de l’évolution des corps pour une émancipation du mouvement. La scène semble balayée par le souffle de la liberté, traversée par un chant qui puise dans l’énergie des âmes «torturées» la force de vivre.
Radhouane et Thomas sont maintenant au paradis. Sous leurs pieds, le théâtre met les voiles vers les contrées où la danse est un chant de la démocratie.
Pascal Bély – Le Tadorne.
«Sous leurs pieds, le paradis » de Thomas Lebrun et Radhouane El Meddeb à Montpellier Danse du 1er au 3 juillet 2012.
Il y a quelques jours, je publiais un article sur Olivier Dubois, chorégraphe de «Rouge», présenté au dernier festival d’Uzès Danse. Habillé en soldat russe vêtu d’une robe en latex, de chaussures à talons rouges, il incarne le combattant universel et ce long processus qui renoue la parole avec le corps pour une pensée en mouvement. Parce que la danse se ressent par la chair, parce qu’on ne fait pas taire celui dont le corps intime parle de l’humanité, «Rouge» est une bombe chorégraphique. Quelques jours plus tard, à Montpellier Danse, une autre déflagration fait trembler l’Agora. La Libanaise Danya Hammoud s’avance vers nous, tandis qu’une musique vrombissante nous fait entendre le bruit des bombes comme s’il venait du fond de scène. Quasiment immobile, elle nous invite à percevoir, à ressentir son déchirement: cette intériorité fulgurante est à l’image d’une chorégraphe qui porte son projet en elle, son enfant en quelque sorte. Coûte que coûte, danser. DANSER.
Elle maintient la salle éclairée, comme si le moment de notre rencontre était une scène de cinéma.
Elle maintient la salle éclairée, comme en temps de guerre, pour ne pas se perdre de vue. Sait-on jamais.
Elle danse, lentement, très lentement. Danser est un combat quand il s’agit d’affronter la vitesse foudroyante des bombes, mais aussi celle de l’internet, de nos désirs d’immédiateté.
Elle s’avance vers nous, bouge millimètre par millimètre et j’entends déjà le mouvement intérieur, celle d’un rôle statufié vers un positionnement assumé. Son corps est territoire. Mes ressentis sont ma carte. Il y a cette musique qui vrombit, mais qui n’est plus seulement un contexte : elle est la partition de son tourment. Le sol fait corps avec elle pour qu’il devienne sa terre d’élection. L’espace parait immense à la mesure du chemin à parcourir pour que le danse au Liban se fraie une voie.
Elle finit par s’allonger, presque aguicheuse.
Je suis masculin.
Du corps biologique, vers le corps social, elle parie sur ma sensibilité à partir de petits gestes qu’elles prolongent à l’infini.
Je suis féminin.
Elle ose danser à reculons puis revient vers vous, spectaculairement, pour m’électriser. Pour dénouer les n?uds.
Je suis de rock.
Peu à peu, le mouvement se fait plus doux. De nouveau allongée, le geste se meurt dans son regard jusqu’à m’atteindre. Puis elle disparait dans la lumière tamisée. Elle est chorégraphe de l’ombre pour éteindre la bombe humaine.
Danya Hammoud est la soeur d’Olivier Dubois. Ces deux-là ont d’étranges “matières“: une chair politique pour une danse sociale. Avec eux, une même sensation : celle d’appréhender la danse par la communication. À aucun moment, ils n’ont lâché le lien comme si cela ne pouvait être possible (et pourtant, combien sont-ils les chorégraphes centrés sur leur propos, à nous de nous y conformer !).
Parce que Danya et Olivier sont probablement habités par une vision commune: le travail sur soi est politique.
Pascal Bély, Le Tadorne
ps: J’ai vu cette vidéo après avoir écrit l’article. Troublant.
« Mahalli » de Danya Hammoud à Montpellier Danse les 24 et 25 juin 2012.
Curieux festival que celui d’Uzès Danse où je me perçois souvent décalé au milieu d’un public composé quasi exclusivement
de professionnels. J’ai besoin des spectateurs amateurs pour me ressentir «entouré» et non étranger à un réseau autocentré. Mais surtout l’absence d’un public de danse me rend triste: et s’il n’était finalement qu’une variable d’ajustement comme si les enjeux de la production et de la diffusion étaient ailleurs? Mais quel est donc le sens d’un festival en l’absence d’un public amateur?
Ce soir, j’ai fait le voyage pour lui. Depuis longtemps,Olivier Dubois a toujours nourri ma relation à la danse. Il le fait par une approche de l’humain englobé dans une humanité célébrée et éprouvée par les danseurs et le spectateur (je pense notamment à l’une de ses dernières créations, «Révolution»). Pour Olivier Dubois, interprètes et publics forment un tout: scène et salle se répondent en continu.
Ce soir, je suis au premier rang. Seul à seul. Face à face. J’ai décidé que cela serait entre lui et un spectateur amateur, depuis longtemps éclairé par sa danse.
Dès mon arrivée, il est de dos. Je sens qu’il va hurler. Du haut de ses talons aiguilles rouges, il affronte le fond de sa cage, celle de nos mémoires emmurées. Du bas de mon siège, je vois sa robe de militaire qui moule un corps empêché. Ce féminin dans ce masculin est l’alchimie pour que la parole fasse son travail, bien au-delà d’un devoir de mémoire mortifère. Ce soir, sa langue sera celle de ce soldat russe vers un spectateur qui a trop vite oublié que le corps est une arme de guerre.
Olivier Dubois danse et hurle. “Il faut que cela sorte” invoquent les psychologues après le trauma. Aujourd’hui, combien sommes-nous, combattants des temps postmodernes, à fermer notre gueule face à cette guerre financière qui automatise nos comportements, réduit nos systèmes de pensée à des logiques binaires et généralise une «bêtise systémique» (pour reprendre l’expression du philosophe Bernard Stiegler)? Combien sommes-nous, emmurés dans une parole empêchée tandis que le corps fait le sale boulot? C’est à nous qu’Olivier Dubois s’adresse par l’intermédiaire de cette étrange figure mythique qui déterre nos morts pour éclairer nos consciences. «L’humain au centre» est ce sang qui coule sur ses jambes, échappé des plaies qui ne cicatrisent jamais. Se remet-on des violences faites à l’enfant plongé dans la guerre que se prêtent les plus grands? «Rouge» est ce long processus qui renoue la parole par le corps: c’est le «vrai» travail, le reste n’est que bavardage. Cette danse est puissante parce qu’elle ne puise pas sa force dans une impuissance qu’elle surmonterait, mais dans le dépassement de soi. Son corps déplacé, encerclé, enlacé, desserré, atterré, relevé, allongé, avancé me fait immédiatement penser aux mouvements que provoque le travail psychanalytique. J’entends dans les cris d’Olivier Dubois les sons de mes pleurs étouffés qu’une image fugace de la toute petite enfance fit exploser dans un cri rageur, ravageur et libérateur.
«Rouge» entre en guerre avec nos désirs normés du corps en mouvement pour que nous osions ressentir la danse par la chair. L’enjeu n’est-il pas de retrouver la paix intérieure que procurent les mots du vivant? Ici, la danse s’écoute charnellement et célèbre la vie.
Peu à peu, l’homme-dansant se mue en animal rampant pour les sans-voix: à l’esprit qui pense le corps, le corps prend la parole et met en mouvement la pensée. C’est ainsi que ce «Rouge» animal m’éclabousse de ses gouttes de sang, de sueur et de salive pour qu’à jamais, je sois contaminé par la force de ce soldat, métamorphosé en
monument vivant aux morts. Pour qu’à jamais me soit transmise la force de ceux qui n’en sont jamais revenus.
On ne fait pas taire la parole de celui dont le corps intime parle de l’humanité.
Je n’ai qu’une journée pour parcourir la dOCUMENTA de Kassel en Allemagne. À 10h, les principales salles sont fermées. Le Président allemand Joachim Gauck fait sa visite. La ville est quasiment quadrillée par la police. Nous sommes loin d’une conception «normale» de la Présidence de la République! Il me faut donc trouver un point de chute. Ce sera le grand parc Karlsaue. Pour la précédente édition en 2007, la dOCUMENTA y avait installé un gigantesque hall d’exposition provisoire. En 2012, les oeuvres sont réparties dans cet immense poumon vert. C’est peut-être la marque la plus visible de la commissaire américaine Carolyn Christov-Bakargiev: l’art se niche au coeur des interactions de l’homme avec la nature.
«Ma documenta» commence donc au vert tandis que je m’approche de l’oeuvre de Massimo Bartolini. A l’image d’un battement d’ailes de papillon, l’eau est une vague potentiellement submersible prête à dévaster le petit champ de blé qui l’encercle. Je divague…et j’ai peur.
Mais ce n’est rien à côté de ce qui pourrait nous tomber sur la tête: un énorme caillou git sur un arbre sans feuille. Ici, pierre qui roule n’amasse plus mousse. Les enfants s’amusent autour de l’oeuvre de Giuseppe Penone, inconscient du danger qui nous menace. Cette météorite serait-elle une «élaboration» artistique de l’industrie nucléaire comme le laisserait penser quelques heures plus tard le film de Mika Taanila, projetté à l’Orangerie. On y voit sur trois grands écrans, trois films qui s’enchevêtrent (construction d’une centrale, les paysages de Finlande, la vie des habitants). La force de cette proposition est l’absence de visibilité démocratique sur ces chantiers dont la vision accélérée finit par faire un film d’animation tout à fait charmant.
Pendant ce temps, la pierre se prépare à nous rouler dessus pour tout dévaster sur son passage, à l’image du terrain défoncé du français Pierre Huyghe. Des barres de béton posées à terre, des arbres déracinés, un chien errant squelettique à la patte rose chair forment un étrange paysage d’après-guerre écologique. Alors que l’on répète à l’envi que l’homme n’est pas un animal, ici l’animal est humain: notre survie passe par celle des abeilles dont la ruche recouvre le visage de l’humanité. Percutant. Cette statue est emblématique de la dOCUMENTA 2012.
L’ignorance des enjeux complexes, la difficulté à articuler une pensée «écologique» avec nos systèmes politiques et démocratiques trouvent sa traduction dans la bibliothèque de Mark Dion: les livres sont en bois. Il va nous falloir protéger nos arbres comme nos livres. La force de la dOCUMENTA est de nous inclure dans cette interaction art-nature pour penser autrement notre «sensibilité» politique.
Rien de surprenant qu’au hasard d’un chemin, je sois invité par Janet Cardiff et Georges Bures Miller (découverts au Printemps de Septembre à Toulouse) à m’asseoir sur un tronc d’arbre pour écouter des chants et des cris qui émergent de la profondeur de la forêt. Cette installation renoue avec la tribalité. J’aurais pu y rester des heures tant le chant des oiseaux et le bruit du vent donnaient le tempo à cette symphonie en bois majeur.
Plus loin dans le parc, je tombe sur l’édifice en bois de Sam Durant. Entre camp de concentration et nouvel habitat écologique…Un seul escalier pour monter et bien d’autres pour descendre. Mais leurs marches ne touchent plus le sol. La vue est magnifique comme si le paysage se dévoilait différemment : ces escaliers vers le vide m’invitent à repenser le rapport terre-ciel à partir de mon corps, centre de gravité. Puissant.
Au Fridericianum, les oeuvres de Charlotte Salomon m’ont bouleversé. Cette artiste peintre vécut dans l’Allemagne Nazie avant de fuir pour le sud de la France où elle sera déportée à Auschwitz. Elle laissa nombre d’oeuvres troublantes où le texte côtoie le pictural, à l’image d’un documentaire d’aujourd’hui. À partir de trois couleurs (rouge, bleu, jaune), elle «dépeint» le contexte de l’époque. Une oeuvre me sidère : celle d’un rassemblement nazi. Ils semblent marcher vers moi. C’est inéluctable. L’art n’y peut rien. En me retournant, git à terre un arbre sans feuille. Il ne renaîtra jamais. Il pleuvra toujours sur nos forêts les cendres de l’innommable.
Que penser du choix de dépouiller l’entrée du Fridericianum? Vous serez surpris de ressentir le vent s’y engouffrer (nouvelle référence à la nature?) et de terminer votre errance dans une pièce où une voix douce chante un refrain à l’infini. Ceal Floyer me propose de lâcher bien des repères: il n’y a rien à voir. Juste à écouter cette boucle et plonger dans une spirale ascendante où je m’élève peu à peu. La répétition fait son oeuvre pour y puiser le plaisir du familier et l’angoisse d’un jeu sans fin. À l’image d’un questionnement permanent: que viens-je faire ici ?
Pascal Bély, Le Tadorne
dOCUMENTA à Kassel (Allemagne) jusqu’au 16 septembre 2012.
Je ne m’attendais pas à une telle perte du propos artistique et de la mise en scène. Que s’est-il donc passé au KunstenFestivalDesArts de Bruxelles, pour qu’aucune oeuvre ne soit venue me chatouiller, me surprendre, m’émouvoir. Après quelques hypothèses émises dans un précédent article, suite et fin avec ce deuxième compte-rendu.
Árpád Schilling est un metteur en scène hongrois. «À papn?» aurait pu être un événement théâtral: une immersion dans un village reculé de Hongrie où une enseignante envoyée par l’Union Européenne introduit le théâtre au collège mais doit affronter l’opposition d’un collègue à cheval sur le dogme catholique. Les enfants et leurs éducateurs sont sur le plateau tandis qu’un documentaire documente à partir de témoignages sur ce conflit entre art et religion, modernité et tradition. Les enfants jouent leur propre rôle à moins que ce ne soit une mise en abyme (un atelier théâtre porté à la scène) dans laquelle nous sommes mis à contribution (ce moment tombe totalement à plat).
Le théâtre est le grand perdant de cette forme hybride : on s’y ennuie souvent tandis que le documentaire nous captive dans ce dilemme qui divise la communauté. Árpád Schilling aurait pu convoquer un auteur pour créer le dialogue entre la scène et l’écran. Mon regard bienveillant s’est porté sur ces enfants forts et fragiles qui sont mes concitoyens d’Europe. Dans «mon Festival des Arts» imaginaire, je me souviens du travail de Florence Lloret présenté à la première Biennale des Écritures du Réel à Marseille en mars 2012. Dans «L’alphabet des oubliés», le documentaire sur les enfants servait leur théâtre et le nôtre.
Autre ambiance. Rendez-vous au Kaaistudio’s pour «Book Burning» de Hans Op de Beek et Pieter de Buysser. Ce dernier incarne le narrateur, tout juste accompagné d’une malle aux trésors dont les différents tiroirs font office de décor d’un conte compliqué et ennuyeux. Ici aussi, le Kunsten joue avec les formes hybrides en invitant ce philosophe et metteur en scène à nous proposer ce «transformatador» («un genre performatif littéraire et visuel qui transforme l’énergie quotidienne en une créature mythique avec des pattes élégantes, des ailes grotesques, des ongles politiques et de grands yeux inquisiteurs. En bref, un être qui rendrait même les toréadors nerveux»). Vous ne saisissez pas l’intention artistique ? Moi, non plus. Pendant une heure trente, je m’accroche à Pieter de Buysser. Mais son jeu ne me dit rien, car son corps théâtral est absent. La malle est probablement l’objet le plus fascinant même si elle ne délivre pas tous ses secrets. Ce conte «postmoderne» se perd parce que la fiction qu’il déploie n’est pas «théâtre». Tout juste une «lecture» performative. Dans «mon Festival des Arts» imaginaire, je me souviens des oeuvres de l’auteur et metteur en scène Joël Pommerat. Cet homme me ravit car nos chemins se croisent, à pas contés.
Cette fois-ci, cela commence plutôt bien. Ils sont quatre sur scène: un belge (Pieter Ampe), deux portugais (Guilherme Garrido et Nuno Lucas), un allemand (Herman Heisig). Chorégraphes et danseurs, leurs corps se comparent aisément : petit, grand, maigre, costaud, poilu, imberbe. Manque la couleur : ils sont blancs. Quatre mecs qui dès le début se disputent la vedette autour d’un micro qui ne tarde pas à devenir la béquille de leurs talents si fragiles! Pour sortir de cette escalade, ils convoquent le théâtre, la danse, l’installation performative: qui rira bien qui rira le dernier! Ainsi, l’un glisse sa tête dans un ballon qui gonfle à vu d’ici (d’où l’expression «avoir la grosse tête»), tandis qu’un autre, puis un autre, entrent dans ce même ballon (si, si, je vous assure !). Comment ne pas penser à Magritte, aux surréalistes? C’est drôle et touchant. Mais peu à peu, le malaise s’installe: la danse est moquée jusqu’à lâcher la belle entreprise. Ils convoquent le divertissement (qui, du coup, ne fait plus rire) et finissent par tout casser lors d’un concert rock au ralenti assez pathétique (n’est pas Pierre Rigal qui veut).
Me revient alors le spectacle de Sophie Perez et Xavier Boussiron, «Oncle Gourdin», présenté au dernier Festival d’Avignon. Même rythme et successions de numéros qui moquent l’art chorégraphique jusqu’au final apocalyptique. Dans les deux cas, le propos est réactionnaire: au-delà de leur génie (qui est bien sûr immense, d’où la scène avec le ballon), il n’y a plus d’avenir pour eux, donc pour nous. Cette vision romantique du statut de l’artiste m’effraie: elle prépare le fascisme. À mettre en lien avec mon précédent article où je démontre comme l’esthétique de la communication a contaminé les arts de la scène au cours du festival. Est-ce encore de l’hybridité ?
Dans «mon Festival des Arts» imaginaire, je convoquerai la plus jeune génération pour qu’elle dialogue avec la plus âgée, en attendant que les trentenaires dépressifs fassent leur thérapie en dehors des plateaux. Je pense alors à l’oeuvre d’Anna Halprin et Morton Subotnick («Parades and changes, replay in expansion») créée en 1965, censurée pendant 20 ans aux États-Unis et revisitée en 2010 par la chorégraphe Anne Collod. La danse y était est un art total qui nous déshabillait pour nous inclure dans la parade du chacun pour tous.
“Matadouro” du chorégraphe brésilien Marcelo Evelin allait-il enfin me surprendre? Nu, il sonne l’alerte avec un tambour. Des aboiements accompagnent ces premiers pas. Il est rejoint par six hommes et une femme qui, après s’être déshabillés, tournent le dos au mur. Prêts à être exécutés et sauvés. Ils portent un masque et une machette collée dans le dos. Corps social et politique? Ils entreprennent alors une ronde infernale autour d’un micro sur le «Quintette à cordes en ut majeur» de Franz Schubert. C’est très éprouvant. À la fois meute guerrière et pacifistes déterminés, je peine à les suivre dans leur recherche. Où vont-ils ? Peu à peu, ils me larguent même si je saisis la métaphore d’une «résistance» à toute épreuve. Mais je n’en suis pas. C’est en dehors de moi. Ici aussi, le final est sans appel. Tout ça pour ça?Dans «mon Festival des Arts» imaginaire, je me souviens de «Révolution» d’Olivier Dubois où douze femmes résistèrent en dansant le boléro de Ravel autour d’une rampe: «Je suis pris dans cette dynamique incroyable où le corps intime (symbolisé par la rougeur de l’effort et leurs perles de sueur) entraine le corps social, qui ne renonce pas même en l’absence d’un chef ! Telle une spirale ascendante, les phrases chorégraphiques finissent par créer une poésie particulière où le Boléro se métisse de rock et de jazz. La barre tremble sous le poids du corps, mais ne plie pas: elle est roseau; le corps est lierre, tresse et enchevêtre. La puissance au lieu du pouvoir !».
En 2013, je n’irai pas à Bruxelles. À moins d’un Festival des Arts pour l’imaginaire.
«A papn?» de Árpád Schilling / «Book Burning» de Hans Op de Beek et Pieter de Buysser / « A coming community » de Pieter Ampe, Guilherme Garrido, Nuno Lucas et Herman Heisig / «Matadouro» de Marcelo Evelin au KunstenFestivalDesArts de Bruxelles du 16 au 21 mai 2012.
Combien d’oeuvres de danse contemporaine considèrent la musique comme fond sonore pour chasser un silence pourtant vecteur de sens ? Ce soir, il en va tout autrement. Trois interprètes ne dansent pas sur une musique. C’est la musique qui chorégraphie leur corps. Je joue avec les mots? Probablement, mais c’est la première image qui émerge à l’issue de «Professor/Live» de Maud le Pladec avec l’ensemble musical Ictus. Cinquante minutes euphorisantes, énergisantes, palpitantes où mon corps a eu quelques difficultés à contrôler mes pulsations rock’embolesques. Comment est-ce possible que trois danseurs soient à ce point si virtuoses pour restituer avec humour et présence, le rock électronique et symphonique du compositeur Fausto Romitelli?
«Professor/live» est une succession de trois «leçons», trois chapitres ouverts où j’ai plongé, où mon corps a littéralement interagi à ce croisement musique-danse comme si de ma place, j’animais cette articulation. Rarement une danse ne m’a à ce point accueilli comme un mélomane en puissance et je le dois en grande partie au solo époustouflant de Julien Gallée Ferré qui a su m’apprivoiser. À le voir approcher cette musique si fluide qui lui échappe des doigts, je m’étonne d’entrer si facilement dans la partition. Tandis quel’ensemble Ictus est derrière le rideau noir, ses membres sont instruments, son corps est orchestre. Je le suis du regard tandis qu’il occupe l’espace là où le son ne va pas. Tel un centre de gravité, la musique déséquilibrée trouve son point G à partir d’une chorégraphie si virtuose qu’elle pourrait orchestrer les ressentis des spectateurs ! Il laisse entrevoir un filet de lumière d’où je devine l’ensemble Ictus: ce geste d’une belle élégance me signifie la bonne distance du danseur en maître des lieux. Julien Gallée Ferré devient à son tour musicien, au sens propre comme au sens figuré, alors qu’il intégre l’orchestre pour amplifier les vibrations de son corps avec une basse. Le danseur se permet tout et cette liberté est totalement jouissive. Mais je n’ai encore rien vu, rien entendu tandis que deux complices le rejoignent pour jouer au chat et à la souris, entre chien et loup.
On les croirait frères, telles des cellules d’un même corps qui entreraient en collision pour créer l’illusion d’une partition fraternelle. À ce jeu là, l’univers de la bande dessinée s’invite pour ajouter à la chorégraphie de Maud le Pladec, sa part d’ombres et de lumières, d’apparitions et de disparitions. N’est-ce pas cela la musique ? Je me surprends à me voir jouer avec eux, très à l’écoute de leur musicalité. Je lâche prise. Je suis “multiprises”.
Tandis que la musique se fait plus oppressante, nos danseurs ralentissent leurs gestes. De l’effroi, à la peur, à la catastrophe, la bouche est trombone, les lèvres sont violon. Nos ressentis sont notes et le groupe est la partition musicale de nos métamorphoses. Derrière eux, le rideau de scène s’ouvre et se ferme, se découvre et recouvre tel un voile pudique posé sur nos symphonies imaginaires. Couchés ou debout, leurs corps respirent la musique jusqu’au moment fatal où de nouveau seul, Julien Gallée Ferré nous invite à divaguer avec nos fantômes. La ligne a été franchie. La musique se perd dans l’inconscient. Elle est langage.
Ils peuvent revenir vers nous. Alignés, nos danseurs jonglent avec les notes et propagent pour démultiplier les sons puis peu à peu, ils s’entrechoquent, s’articulent. La chorégraphie crée la partition des corps-musiques: nous voici au-delà de l’imaginable, assistant à la création d’une symphonie où les corps orchestrent la vie et la mort, le conscient et l’inconscient, le geste et le mouvement.
Nous sommes les enfants du rock.
Mortel(s).
Pascal Bély, Le Tadorne.
« Professor / Live » chorégraphie de Maud le Pladec avec l’Ensemble Ictus au Théâtre de la Criée de Marseille le 15 mai 2012 dans le cadre du Festival « Les musiques ».
Maud le Pladec sur le Tadorne à propos de “Poetry“.
Je l’avais laissée sur un «P.P.P.» arctique de bon souvenir et c’est le vent qui là, la ramène. Seule encore, mais cette fois sur une piste comme une Agora où le souffle des ventilateurs porte les mots silencieusement donnés. Un «Vortex» qui nous conduit vers l’enfant de nous. On se souvient d’un objet «banal» dont on faisait «tout». Avec du vent et du plastique, Phia Ménard va nous conduire à ré-ouvrir nos contes. Mais seront-ils, comme on les voudrait, toujours «pimpants» et sans défaut apparent? Ça commence «trash»; nous découvrons en entrant un «gros Boudoume» occupé à la découpe d’un sac de course rose comme on en croisait partout avant un sursaut des supermarchés vers une «responsabilité écologique citoyenne». À l’aide de gros ciseaux et de scotch, un petit personnage, tout à plat se construit. Bientôt, mais il ne le sait pas, le souffle du vent lui donnera l’épaisseur pour accomplir sa danse et il sera même rejoint par un aréopage arc-en-ciel de «camarades» pour un ballet pensé en liberté. Mais, Cut/Raccord. le bal n’est pas à l’heure de notre hôte «encostumé», un parapluie «troubleur» ne tardant pas à indiquer le chemin de la benne. Pourtant, qui sait si sous le «Boudoume» se «cachait» quelque chose, quelqu’un, «May be peut-être». Un prince, une princesse d’un étrange ailleurs où la seule raison serait d’Être? Alors il serait peut-être une fois un pays où les garçons et les filles ne se tenaient pas toujours obligatoirement la main. Il serait peut-être une fois un monde où les enveloppes n’étaient pas toujours sans contrefaçon bien adressées. Il serait peut-être une fois un chemin, même tortueux, qui conduirait, un, deux, trois peut-être, à Soi.
Sous l’égide du vent, Phia Ménard nous emporte vers un quelque part où, quand bien même nos histoires seraient différentes, les couches à «gratter» pour tenter d’advenir, ne nous seraient pas si étrangères à nos «étrangetés». Ce spectacle/performance est un moment «rare» ; il nous invite, cinquante minutes durant, à nous pencher vers sensations de peau et émotions de corps. Il nous chatouille à l’identité plurielle de nos êtres et nous questionne sur les «oripeaux» que nous arborons en oriflammes.
Pour l’heure, laissez vous conduire au coeur du souffle; Phia Ménard, en femme de choix, sait guider nos pas au creux des «simples» poésies humaines; et, quand bien même elles sont tourmentées, il y aura bien un nid où se poser.
Le plastique n’est pas fantastique. Sauf qu’enfants, «tout» nous semblait possible ; serions-nous devenus trop grands?
Le vent en vortex m’a soufflé que non !
Mais, à vous de voir maintenant.
Bernard Gaurier, Le Tadorne
« Vortex » de Phia Ménard au TU du 24 Avril au 5 mai 2012. Du 9 au 11 mai , Le Manège – Reins
Pour la première fois, j’ai eu envie de danser. De me lever. D’être dans les bras du metteur en scène Pippo Delbono. De prendre la main de Bobo, l’acteur principal, pour parcourir le plateau, fleur au fusil, prêt au combat. De me lever encore puis encore, n’en pouvant plus d’être assis. Pour me ressentir vivant. Résistant. Aimant. Créatif. Fou.
Ce soir, à la Comédie de Valence, «Dopo la Battaglia» est la victoire de Pippo Delbono. Son Théâtre n’a pas abdiqué. Alors il dénonce, à corps et à cris: l’incurie médiatique, la lâcheté du politique qui laisse couler des sans-papiers en mer méditerranée, l’inculture générale qui fait triompher les communicants, ceux-là mêmes qui torturent le sens des mots pour tordre les corps épuisés par la crise. Le Théâtre a gagné parce qu’il célèbre la danse. Comme jamais. «Danse Pina, sinon nous sommes perdus», conjura une gitane à Pina Bausch.
Pippo Delbono crie cette supplique et rend hommage à la plus grande chorégraphe de tous les temps. Ce soir, Pina est là parce qu’à l’heure où l’Europe sombre dans la folie, nous avons besoin d’elle. Ses oeillets rouges, ses chaises, ses murs gris, pour ne pas oublier que le théâtre est une danse désespérée vers le dernier souffle de la vie. Pippo Delbono convoque la danse parce que nous sommes devenus fous. Seuls les danseurs sorciers et la poésie peuvent nous exhorter à puiser dans notre sensibilité, dans l’émotion, dans l’imaginaire les ressorts pour relier le corps et l’esprit et réinventer un discours sur la vie. Car, la barbarie est de retour. Nous a-t-elle seulement quittée depuis la Shoah? Pippo Delbono a retrouvé goût à la vie le jour où il a croisé Bobo, analphabète et interné en hôpital psychiatrique depuis cinquante ans. À chacune de ses créations, Pippo relate cette rencontre. Elle est universelle. Il nous renverse pour que la scène soit le miroir de nos folies, mais aussi le lieu de LA rencontre qui pourrait nous faire basculer vers la raison. C’est prodigieux parce que c’est généreux: par vagues successives de tableaux vivants qui submergent les spectateurs trop sagement assis, ce théâtre-là porte haut «l’être» l’humain, et pose son écume sur nos corps desséchés.
Ce soir, «Dopo la Battaglia» est un opéra où la danse de Pina se fond les mots de Kafka, d’Antonin Artaud, de Pippo et nous redonne conscience. Elle s’incruste dans les images vidéo sur l’extermination contemporaine et s’immisce dans nos consciences pour y déterrer les corps des camps. Elle convoque nos mères pour leur demander ce que «nous avons fait là». Elle ridiculise nos valeurs chrétiennes parce qu’elles font du mal au corps social et politique. Elle théâtralise ce que nous avons laissé faire: enfermer ceux qui ne sont pas «raisonnables» et animaliser notre regard sur l’humain. Au final, c’est la poésie que nous avons maltraitée pour la réduire en slogan creux, en discours de forme pour trou sans fond. Avec sa troupe de gueules cassées, de bras tordus, Pippo Delbono incarne sur scène les processus psychologiques de notre inconscient collectif, par lesquels nous avons confondu la barre pour danser, aux barreaux pour crever.
Mais avec Pippo, la vie est là. Il l’aime profondément jusqu’à nous proposer le plus beau des entractes. S’il n’avait pas cette rangée amovible de sièges, il métamorphoserait la salle en bal pour une valse d’où que tu «vienne(s)». Alors, Bobo le transformiste danse avec Pippo l’illusionniste! Mais qu’importe que nous ne bougions pas. Les oeillets de Pina et ses chaises sont durablement inscrits dans notre mémoire collective pour que s’invite la danse de la vie. C’est ainsi que Pippo danse autour d’une dame en rouge, rejointe par deux autres muses. Pippo Delbono est l’héritier de Pina et poursuit son oeuvre: faire confiance en l’intime pour questionner la folie du monde.
La dernière scène emporte tout. C’est un tourbillon de sensualité, de poésie, d’Amour. C’est une folie douce, un tableau de la renaissance (italienne) qui voit Bobo, endimanché et assis, entouré des muses qui jouent à le chatouiller, à le caresser. L’humanité sauvée est là, chorégraphiée par ces gestes qui célèbrent le corps dans l’esprit. Je frissonne. Je pleure de ressentir charnellement le bonheur d’être conscient de ma propre humanité, comme purgé de mes petites lâchetés inhumaines.
Ce soir, j’ai envie de ressentir le groupe. Certains chorégraphes sont uniques à nous donner leur visée du collectif, au-delà des discours lénifiants des entraineurs sportifs ou des images massives véhiculées par les médias. Mon besoin est d’autant plus fort que les solos de danse se multiplient depuis quelques temps sur les scènes de France.
Alors que les outils de communication nous isolent un peu plus, il nous faut retrouver la vision du groupe, entité psychique où l’individu participe au tout. Nous pouvons nous appuyer sur Emanuel Gat et sa création chorégraphique et musicale, «Brilliant Corners». Ils sont dix. Trois femmes, cinq hommes aux couleurs du monde, comme dans une publicité pour Benetton. Dix pour explorer la musique (plutôt compliquée) composée par Emanuel Gat («constituée de centaine d’extraits musicaux tirés de sources diverses qui sont ensuite soumis à un lent processus de manipulations, d’interactions et d’influence réciproque»). Autant dire que cela fait du bien quand elle s’arrête. Car le propos artistique est honnêtement ailleurs: dans cette phrase extraite de la feuille de salle, nous pourrions aisément substituer le mot «danse» à «musique» tant le travail chorégraphique d’Emanuel Gat est extraordinaire.
Rarement, je n’ai ressenti, avec une telle précision, la complexité des mouvements vers le collectif. Il y a cette mise en espace, symbolisé par un carré lumineux, où les corps apparaissent et disparaissent sans que pour autant la danse ne s’arrête dès qu’un danseur est plongé dans le noir. Par ce jeu d’ombres et de lumières, elle donne son épaisseur au groupe où l’espace est son contenant. À les voir alignés contre le mur pendant les solos ou les duos, je comprends vite que cette posture fait partie du jeu : ils observent ce qu’il se danse pour mieux revenir et amplifier le propos. Celui-ci est limpide: la diversité est le moteur du groupe, vecteur du sens. Chacun explore jusqu’au bout une fraction de mouvement et provoque le déplacement d’un vol d’hirondelles. A l’image des communautés sur internet, le groupe se déplace pour amplifier la relation horizontale et s’approprier de nouveaux territoires. Le collectif relie les fragments et avance jusqu’à produire la lumière du spectacle ! Magnifique !
À les voir s’engager dans de multiples mouvements et gestes, ils mettent en jeu mes désirs de danse. Je vais et je viens sur leur territoire qui devient peu à peu le mien. D’autant plus, qu’ils n’imposent jamais : le mouvement de l’un vise toujours l’unité. Il se nourrit d’arrêts (pour sculpter l’inconscient groupal), voire de quelques fractures pour respirer. Dans «Brilliant Corners», je me sens libre. Comme eux. Dans le respect du geste, d’où qu’il vienne. Et l’unisson, n’est pas fusion, encore moins la communion. Quand ils se resserrent les uns contre les autres, je ressens la force des valeurs de solidarité, où la créativité fait cohésion, où la confiance est affaire de fond et de forme. D’autant plus qu’ils doivent muter dans un espace musical qui fragmente plus qui ne relit. Je perçois parfois qu’ils expérimentent comme si Emanuel Gat leur disait: «Je garde votre tentative, même inaboutie. Mais qu’importe, elle participe au cheminement».
Très honnêtement, j’ai quelquefois lâché, notamment lors des solos (un ou deux suffisait), trop démonstratifs. Emanuel Gat a-t-il encore à nous prouver quelque chose? Sa virtuosité suffit alors que résonne le «Nacht und Träume» de Schubert! Ce moment est sublime (à la 5ème minute de la vidéo): le groupe semble occuper la place d’une ville et provoque mon vertige. Je n’ai jamais vu le lien social chorégraphié de cette façon.
Et quand arrive le dernier mouvement, tel un point-virgule déterminé, je sais qu’il me revient de poursuivre la phrase…
Tel un infatigable témoin de danse, je signifie à tous et à chacun que «Brilliant Corners» m’a littéralement bouleversé.
Ils étaient dix. L’horizon est “onzième“. Pascal Bély, Le Tadorne «Brilliant Corners » d’Emanuel Gat au Pavillon Noir d’Aix en Provence du 22 au 25 février 2012. Au Théâtre de la Ville de Paris du 2 au 6 avril 2013.
Lorsque les artistes ne peuvent venir vers moi, je pars à leur rencontre. Quitte à faire un long voyage. Il est des paysages sur scène qui valent bien d’autres détours. Cap sur Milan pour «Grimmless» par la compagnie Ricci/Forte que j’avais rencontré en 2009 lors du Festival Actoral à Marseille. L’acteur Giuseppe Sartori m’avait à l’époque littéralement époustouflé.
Ce soir, le texte est en italien. Sans la traduction, je ne peux donc pas m’accrocher au sens des mots… Ce soir, dépouillé, je ne sais plus rien.
Avec eux, je vais jouer ma propre histoire et regarder vers l’enfance, là où s’inventent des univers improbables. Avec eux, je m’ancre dans un ici et maintenant, immergé dans un conte moderne. Sans Grimm? Ils sont cinq, tous magnifiques. Trois femmes et deux hommes, pour qui vient le temps de poser les valises. Elles sont de toutes les couleurs, mais l’intérieur est bourré de secrets, de ressources pour se métamorphoser, d’objets symboliques pour réinterroger le présent à la lecture des désirs de l’enfance.
Projecteurs latéraux, micros, télécommande, lustres protégés dans du plastique: voilà pour la scénographie. Elle donne l’étrange impression d’un théâtre de l’urgence, où chaque acteur est son metteur en scène, où les mots libèrent une parole qui doit se faire entendre (on ne hurle pas, on souffre, nuance). Ici, on déballe, jusqu’à déballer nos décors de théâtre d’enfant où nos baguettes magiques reprennent du service, où nos Barbies dévoilent enfin leur jeu, où la scène est notre cour de récréation quand les coups bas portent haut. La musique populaire de notre radio d’antan revient en boucle parce que le corps se souvient. Il mémorise toutes les marques. Ce soir, leurs corps se démarquent.
Ce théâtre-là est direct, engagé, profondément charnel. L’expression «foncer dans le lard» prend ici toute sa signification. Nous sommes loin des postures, si envahissantes dans le théâtre contemporain français. Dans «Grimmless», chaque scène créée à la fois la distance et vient vous percuter. N’est-ce pas là, la fonction du conte ? Entre mises en scène picturale et cinématographique, je suis en permanence dans un entre d’eux: ici et là-bas. Je me vois comme spectateur à l’image de ce monsieur, délicatement extirpé de son siège et qui regarde la pièce d’un coin de la scène, sur un petit tabouret, couronne de plastique sur la tête. L’enfant roi, face à sa vie d’adulte. Magnifique. Et que voit-il de ma place ? Sait-il que je tremble alors qu’elle habille une buche en bois d’un tutu et de ballerines pour la tronçonner quelques minutes plus tard ? Jamais on n’a porté aussi haut mes rêves dansants. Sait-il que je suis au bord de l’effondrement alors qu’ils foncent vers la lumière des projecteurs, baguette magique à la main, valise en arrière. Jamais on n’a filé aussi loin la métaphore de mes désirs de vie contre les choix mortifères que l’on a voulu m’imposer enfant. Sait-il que je n’ai jamais rien vu de si beau alors qu’ils se transforment dans la dernière scène et reviennent aux origines du théâtre, aux origines de la vie. Nous sommes Le Théâtre. Notre vie est un Théâtre de contes et de fées où le corps est une mémoire vive qui ne demande qu’à métamorphoser le cours des choses. «Grimmless» est un théâtre vivant qui célèbre le vivant. Il requalifie le spectateur en le faisant témoin de son destin, pris dans un mouvement créatif, où nos fractures sont nos béquilles. Avec «Grimmless», le conte s’éloigne de la tyrannie du bien-être pour questionner notre bien-vivre. Je me suis donc déplacé à Milan pour y puiser la force de pousser mes valises vers mes théâtres. Pascal Bély, Le Tadorne «Grimmless» de Ricci/Forte au Théâtre Elfo Puccini de Milan le 18 février 2012.