Au fur et à mesure des oeuvres qu’il programme, le spectateur est pétri d’influences qui peu à peu, construisent son «propos». Il lui arrive également de s’inclure dans une démarche de création partagée avec des artistes. Ainsi, progressivement,l’image du spectateur actif émerge dans notre société où la représentation de son positionnement est le plus souvent noyée dans la masse uniforme de la jauge ou de l’appellation générique de «public».
À quelques heures de partir pour la Biennale de la Danse de Lyon, une vidéo postée sur mon mur Facebook attire mon attention. On y entend deux metteurs en scène (Claude Régy et Luc Bondy) échanger avec Fréderic Taddeï sur le plateau de «Ce soir ou jamais». La pensée de Claude Régy est lumineuse quand il évoque le positionnement du spectateur. «Il faut supprimer la représentation; la vraie représentation est complètement imaginaire; l’écriture trouve son prolongement dans l’imaginaire du spectateur, qui imagine le spectacle à partir de ce qui lui est suggéré. La liberté est totale. Aux spectateurs d’inventer leur spectacle, d’être libre d’imagination, d’être créateur, pas spectateur passif». Il poursuit en pointant les théâtres où la «scène est une coupure». Il évoque «le besoin d’une salle unique pour relier l’univers mental du spectateur et celui de l’artiste, où le spectateur est dans le même lieu que le spectacle». Il soutient que «le réalisme est une fausse posture. Il n’y pas de réel. Au nom de quoi peut-on faire du réalisme ? Il faut faire des choses qui déconstruisent l’idée de la certitude, qu’il y aurait un réel simple». Ses propos m’impressionnent: sa pensée complexe rencontre mon «travail».
Mais en ce samedi d’automne, le spectateur vu par Claude Régy est absent de la Biennale de la Danse de Lyon. Rendez-vous m’est donc donné à Vaulx-en-Velin pour «Murmures» de la Compagnie Malka. Cette oeuuvre du chorégraphe et danseur Bouba Landrille Tchouda évoque le milieu carcéral. Vaulx-en-Velin, prison, étrange association. Probablement le «réel» s’est-il invité dans la représentation que se font les programmateurs de cette ville. Je suis d’emblée surpris par le rapport scène-salle qui reproduit la distance entre la prison et la société. Le réalisme est décidément partout quitte à brutaliser la rencontre entre des artistes et des spectateurs.
Le décor est une cellule où le chorégraphe et le danseur Nicolas Majou évoluent au gré de leur relation. Tout est suggéré: la chambre colle aux mouvements et réduit la danse à un message explicite (qu’aurait-il chorégraphié sans la présence du lit, du lavabo?). Elle me «parle» beaucoup trop pour que je puisse imaginer, me projeter dans un processus d’enfermement (sur ce registre, on préférera de loin «Press» de Pierre Rigal). Bouba Landrille Tchouda m’isole dans son «réalisme» jusqu’à effleurer la relation homosexuelle entre les deux prisonniers, à jouer au «j’allume et j’éteins la scène» pour signifier une hypothétique mobilisation de mon imaginaire. Ce travail tout à fait respectable ne rencontre pas mon parcours de spectateur: bien au contraire, il le fait bifurquer vers une voie où le «réel » serait lisible. Vers une «danse réaliste» ?
Deux heures plus tard, Yuval Pick, tout jeune directeur du Centre Chorégraphique de Rillieux la Pape, nous propose au Théâtre de la Croix Rousse, «Folks», sa dernière création. Le dispositif scénique est superbe. Comme avec Claude Régy, j’ai rapidement la sensation qu’il n’y a qu’un seul espace «mental» entre artistes et spectateurs. Six danseurs surgissent et font la ronde: l’enfance s’invite là où les mains créent le fil tendu, détendu qui électrise les corps. Leur inconscient groupal «se prolonge dans mon imaginaire». Cela m’émeut. Peu à peu, la ronde bascule vers le folklore, la joie d’y être et les premiers conflits. Du linéaire, Yuval Pick propose, à partir de différents tableaux, une vision complexe du groupe, souvent abordé en danse contemporaine (dernièrement chez Mathilde Monnier, Emanuel Gat,Radhouane El Meddeb, Hofesh Shechter,…): le collectif uniforme, l’exclusion, le couple homme-femme, homme-homme, l’inclusion. Il y a chez Yuval Pick une énergie rarement rencontrée ailleurs: en mêlant le mouvement folklorique, les langages (le rire, l’applaudissement,…), l’imaginaire de West Side Story, il parvient à créer le groupe garant d’une culture, celui qui dépasse le stade infantilisant de l’unisson.
Mais au bout de quarante minutes, tout s’émiette. Sans que l’on comprenne pourquoi, chacun installe des plantes sur scène qui finissent par signifier une forêt tropicale. Les danseurs semblent livrés à eux-mêmes, perdant tout sens de l’espace et de la relation groupale. Rarement je n’ai approché un tel désastre artistique où pour sauver ce qui peut l’être, un chorégraphe décide de noyer son propos dans un décor. Je suis désemparé, presque abandonné en rase campagne!
«Folks» s’effondre. Cette création n’est pas du niveau d’un Centre Chorégraphique National. Faut-il voir dans le geste de ce créateur une incapacité (provisoire?) à articuler le groupe et le projet institutionnel. Ce décor serait-il métaphorique d’un paysage chorégraphique réduit à une jungle institutionnelle où se perdent un chorégraphe et des danseurs?
J’hallucine? Peut-être, mais c’est ma seule façon d’exister comme spectateur créateur.
Pascal Bély, Le Tadorne.
«Murmures» par la Compagnie Malka et « Folks » de Yuval Pick à la Biennale de la Danse de Lyon du 13 au 30 septembre 2012.
Le théâtre parait en chantier, dépouillé. Avant le séisme. Le béton armé semble désarmé, à nu. Des chaises empilées, une table, un piano et un étrange carré blanc sur scène forment le décor de ce qu’il reste d’une fouille archéologique. Le chorégraphe Israel Galván, la pianiste Sylvie Courvoisier, la chanteuse Inés Bacan et Bobote pour le compás se positionnent en rang, de dos. Tel un bâtisseur de cathédrale, tout laisse à penser qu’Israel Galván va se mesurer à ce chantier, celui d’un flamenco qu’il compte bien dépoussiérer, même si cela doit passer par une totale déconstruction des codes auquel est probablement habitué une partie du public du Théâtre de Nîmes. Tout débute par une pile de chaises qu’il fait tomber pour en extraire une, destinée à Inés Bacan. Respect et élégance.
Pendant plus d’une heure dix, Israel Galván affronte. Confronte. Démonte. Son corps est un temple qu’il fait trembler sur ses bases pour ouvrir les entrailles du flamenco qui se doit d’accueillir la modernité à partir de ses racines et de ses rites. Il explore. Quasiment tout. Du piano, monte les clameurs d’un free jazz décomplexé mêlé de mélodies andalouses, d’accents rock et de sons métalliques. Israel Galván s’approche à plusieurs reprises de cette bête qu’il dompte pour calmer ses ardeurs d’en découdre. Le piano est un corps qui saigne. Il cicatrise les blessures d’une danse qui taille dans le vif du sujet. Il est exceptionnel d’assister à la décomposition d’une partition qui se consume pour inventer l’Autre musique, celle d’un flamenco théâtral. Car Israel traverse tout : sa danse est le territoire des arts. À l’instar de Pina Bausch, il théâtralise pour créer l’épaisseur du mouvement et convoque pour cela la famille du flamenco. Une étrange atmosphère se dégage : Inès Bacan et Bobote, tels des parents attentifs, sont attablés et leurs chants montent vers les cieux où les mots se font poussière. Israel saute et parvient à s’asseoir sur la table, de dos. L’enfant est là. Image fulgurante de l’adulte qui puise dans l’enfance de l’art, l’énergie de créer sa danse.
C’est ainsi qu’Israel ose se consumer pour se libérer des oripeaux mortifères de la tradition : le carré de poudre blanche l’accueille. Point de soufflerie pour créer l’illusion du brouillard. Israel fait brume tandis que sa danse aurore nous projette ses rayons et creuse les sillons de son territoire chorégraphique. Il ose tomber, se relève et s’assoit. Tandis qu’il enlève ses chaussures, son pied dénudé le fait sculpteur et nous propulse dans un flamenco privé de son objet essentiel. Assis, il reste immobile : son silence est celui d’un travail intérieur qui accompagne sa métamorphose. Peu à peu, son corps quasi squelettique est un écho aux deux phrases qu’il adresse aux spectateurs: «la mort c’est le public», «el publico es la muerte».
Loin d’être un spectacle fragmenté, «La curva» offre à chaque artiste sur le plateau, à chaque spectateur, la possibilité de créer la partition capable de recoller les morceaux d’un flamenco kaléidoscopique, pour un art total. C’est une galerie à ciel ouvert, où chacun peut faire son chemin, où la danse d’Israel Galván pose des repères clefs à partir d’allers-retours entre déconstruction et reconstruction, comme une invitation au changement. Peu à peu le chant s’éloigne de la plainte ; peu à peu le flamenco irrigue la musique et provoque un pas de deux généreux entre Israel et Bobote ; peu à peu la scène pousse les murs, et nous invite à nous ouvrir. La dernière pile de chaises peut bien s’effondrer, la danse a fait son travail : accueillir la complexité, promouvoir l’autonomie pour le bien collectif, écouter le passé pour entendre le futur, oser l’ouverture pourvu qu’elle irrigue chacun pour le tout. «La curva» est une ?uvre essentielle pour qui veut savoir ce que l’art peut nous dire alors que l’effondrement nous aveugle.
Un piano,
Des chaises,
Une table,
De la poudre blanche,
Eux,
Nous,
et le flamenco est résis(d)ance
Pascal Bély, Le Tadorne
« La Curva » d’Israel Galván au Théâtre de Nîmes le 19 janvier 2012 et à la Biennale de la Danse de Lyon les 16, 17 et 18 septembre 2012.
Après avoir appelé mes amis pour leur transmettre le choc que j’ai reçu hier, j’envoie au plus vite ce témoignage pour inviter encore de potentiels spectateurs à se déplacer jusqu’au samedi 28 juillet au Festival d’Avignon, à faire le pied de grue, à racheter des places, à faire la démarche difficile de se rendre à 22h à la Cour d’honneur, pour voir “La Mouette” de Tchekhov dans une adaptation d’Arthur Nauzyciel durant quatre heures, valant tous ces efforts et toutes ces contraintes: une presse critique, paresseuse et vindicative, une retransmission télévisée ayant remporté la plus faible audience de l’année. Le théâtre n’est décidément pas fait pour l’écran. C’est pour cela que l’on a donné un autre nom que «théâtre filmé» au septième art, le cinéma.
Le premier film, réalisé par les frères lumières «Arrivée d’un train à la Ciotat», qui est diffusé sur une immense tôle, miroitante et marbrée, figurant les falaises côtières fréquentées par l’oiseau marin, peut nous sembler incongrue, hors de propos; et pourtant, ce premier décalage est savamment pensé, comme un message visuel, discret, qui va traverser notre inconscient durant la pièce, indiquant les aller-retour de la «famille» d’artistes russes entre campagne et ville, entre l’art du passé et la modernité qui pointe. Arthur Nauzyciel, ses comédiens et ses musiciens vont d’ailleurs procéder à une sorte de pont entre l’écriture de Tchekhov, son introspection poétique sur le sacrifice que nécessite la pratique de l’art et le drame qu’elle subit aujourd’hui, l’adversité qu’elle connaît sous le joug de l’uniformisation, de l’audimat. Ironie du sort, cette interprétation de la pièce que certains journalistes (Télérama, Figaro) considèrent comme éculée et emphatique, est d’une extraordinaire vigueur, fait montre de toutes les libertés que s’offrait l’expressionnisme au début du XXème siècle, au cinéma comme au théâtre (Meyerhold, Murnau, Wiene), et permet de percer la profondeur spirituelle travaillant ce huis clos, en exposant son énigme comme une chanson de geste. Pas de récompense sans effort, fut-elle indicible, et ceci, tout autant pour l’artiste que pour le spectateur.
C’est beaucoup d’estime que de nous considérer d’abord comme des hommes et non comme des variables de plaisir, non comme des spectateurs, cuillère à la bouche, bons à juger, à mettre des notes. Le don de ces comédiens vibrant, tremblant, nous hisse jusqu’à cette réalité, si souvent étouffée, nous donnant l’occasion de rejoindre notre dignité, trop souvent perdue. Il n’y a qu’un art sérieux, avec des idées claires, répètent les personnages d’Anton Tchekhov. La difficulté est de poursuivre, de s’organiser et de ne pas céder à la gloriole, à l’illusion du succès et de la cour. Quand l’art atteint à cette patience, à la mesure de ses silences, de ses absences, c’est une leçon d’histoire renouvelée. Arthur Nauzyciel est l’investigateur d’une mémoire précieuse, fragile, on ne mesure pas notre chance, il nous ramène de cette époque quelque chose de non enregistré, de non filmé, un travail sonore perturbant, évident pour les oreilles inquiètes, ouvertes, qui cherchent la musique que demande la poésie, quand les dictions deviennent antiques et dérangeantes comme sonnaient les voix de Malraux, d’Apollinaire, comme devaient émettre les comédiens de Stanislavski, comme s’essayent maintenant les porte-voix de Claude Régy, rythme lancinant, «spoken words», enquête, expérimentale, gourmande, sur le conduit auditif. Ici, corps et cris de mouettes.
Sidérant cri du comédien Xavier Gallais, transformant le prénom de Nina en un «Vous!» sur-aiguë, déchirant la cour d’honneur, annonçant déjà sa chute. Yeux révulsés de la jeune Adèle Haenel. Enfin, bouleversante confession de Marie-Sophie Ferdane sur le métier d’artiste, jalousé, décrié, sacralisé, moqué, jugé, incompris, polémiqué, acclamé, instant passionnel qui, hier soir, m’a recentré, changeant ma vie un peu plus, celles de mes voisins sans doute, tant leur émotion était palpable, dure à contenir, tant la troupe autour d’elle («La mouette») s’unissait dans cette déclaration de guerre et d’amour mélangé. Sensation suffocante, et gênante devant la parole qui vous délivre? Je savais que je voyais et entendais quelque chose qu’il ne me faudra pas oublier, qu’il me faudra entretenir, peut-être même, mériter.
Il n’y a plus d’avant-garde. Les artistes du XXIème siècle, même s’ils tentent de nouvelles formes sont obligés de se pencher sur leur passé proche ou lointain. C’est être prétentieux ou fou de faire l’impasse sur le déchainement créatif et destructif du siècle dernier. Il fut une réserve d’objets, d’expériences ultimes de la représentation, de partage du savoir, d’éclatements de la narration, de tous les codes scéniques et musicaux. Il y a donc, à cause de ce tournant, de cette accélération de notre temps, un travail de conscience ou de réitération nécessaire à la digestion et à la préparation de notre futur. Choisir de montrer les débuts de cette révolte indépendantiste et artistique, presque planétaire, avec le «hit» de Tchekhov est un acte bien plus téméraire qu’on ne le pense. Qu’il créé désaccord et polémique, c’est un travail de «reliance», d’enracinement frais et difficile?
Presque quinze jours de festival. Le corps est lourd. Sur Facebook, quelqu’un m’écrit: «les spectacles sont la nourriture de l’âme, mais il n’y a aucun plaisir à être en surpoids». Je souris. Comment m’alléger ? Il me faudrait un spectacle pour perdre le poids superflu. «Bonheur titre provisoire» d’Alain Timar va remplir cette délicate mission. Sans virgule dans le titre, comme sans respiration. C’est dire l’urgence à parler, à traiter en urgence de la question du bonheur, tout en connaissant la part d’incertitude qui en découle.
Un élément parait certain. Le théâtre peut procurer du bonheur quand le sens est «tricoté» de cette façon, sans amalgames, avec sérieux et dérision. Quand une actrice irradie la scène (magnifique Pauline Méreuze…elle m’avait subjugué en mars dernier dans «Visites» de John Fosse, mise en scène par Frédéric Garbe). Quand un acteur joue avec une si belle humilité (troublant Paul Camus). Quand Alain Timar, metteur en scène, veille, assis de côté avec son pinceau, avec empathie, pour se lever, peindre le décor blanc et se rasseoir. Quand le geste du peintre s’invite lorsque la parole trébuche, lorsqu’on n’en peut plus de crier, de pleurer. Pauline, Paul et Alain: on dirait presque le titre d’un film de Jacques Demy. Manque plus que la musique. Patience. Elle arrive. Un vrai bonheur. Des tubes de mon adolescence («Résiste» de France Gall, «Au bout de mes rêves» de Jean-Jacques Goldman) et du Bach (est-ce si sûr ? Qu’importe, j’ai entendu du Bach) pour raviver la mémoire du corps joyeux, créatif, amoureux. J’ai presque une envie de danser!
Cette pièce est un vrai bonheur. Parce qu’elle met en jeu la naïveté de se poser une telle question d’autant plus que le naïf est mis à mal dans une époque où le trait doit être droit. Parce qu’on y invite un penseur, un philosophe, Robert Misrahi. Il a consacré l’essentiel de son travail à traiter de la question du bonheur. Sa pensée traverse les dialogues, les corps et l’espace. Il faut toute l’ingéniosité d’Alain Timar pour nous inviter à entendre une telle musicalité dans les mots, à percevoir l’ampleur de la «tâche» quitte à glisser d’autres citations (celles de Stig Dagerman, Koltès, Claudel, Montaigne,…).
Qu’est-ce que le bonheur? Notre couple d’acteurs se réfugie dans le dictionnaire; celui-ci en donne une définition bien plate et rationnelle. Il passe alors aux travaux pratiques. En son temps, croquer la pomme avait changé le sort des humains vers les voies impénétrables du bonheur et du malheur. Mais en 2012? Tout au plus, ce fruit procure-t-il de la satisfaction! Alors, ils en remettent une couche. Celle du peintre qui se lève pour symboliser le bonheur avec son pinceau «fou chantant». Cela ne fait que raviver les plaies: Pauline craque. À genoux. À terre. Ses larmes sont la peinture qui dégouline de la toile lorsque l’art ne peut plus rien pour nous. Elle me fait trembler alors qu’elle déclame la liste des malheurs sur la terre, des maladies qui nous traversent (elle aurait pu citer les «mauvais spectacles» du festival!). Peut-on questionner le bonheur, connaissant tout ce qui nous empêche de le penser? Quel paradoxe! Pauline continue et bute sur ses neuf tentatives de suicide. Le bonheur n’est pas pour elle. Paul finit par la prendre aux maux. Mais chut….
Alors le peintre poursuit son oeuvre, coûte que coûte. Le plateau est toile parce que le bonheur est cette quête permanente de recherche sur soi à travers le geste qui nous redessine, nous montre à voir autrement, nous met dans l’action pour produire le sens?Pauline et Paul continuent à s’interroger, mais butent à chaque fois?ils ne trouvent pas. Définir le bonheur n’en procure-t-il pas déjà lorsque résonne dans le théâtre des captations sonores de «gens» qui cherchent aussi?leurs définitions toutes personnelles révèlent à quel point la question mobilise chez chacun d’entre nous l’imaginaire, la créativité, la pensée en mouvement. Mais cela ne suffit pas?La définition est si complexe que l’on n’en viendra jamais à bout.
Ne reste plus qu’à convoquer l’absurde: le rêve impossible, l’utopie. L’UTOPIE! Je jubile alors à l’idée de ce festin mondial, où le lapin serait plus consistant qu’une pomme, où nous pourrions tous ensemble…Tous ensemble?
Mais pourquoi ne peux-tu pas venir ?
Pascal Bély, Le Tadorne.
« Bonheur titre provisoire » d’Alain Timar au Théâtre des Halles jusqu’au 28 juillet 2012 à 16h30.
Fait rarissime. Nous y sommes revenus. Nous avions lancé le pari («et si nous repartions une deuxième fois à Vedène?»). On nous a suivis. Folie de festivalier en résonance avec ce «Conte d’Amour» de Markus Öhrn qui sera probablement l’un des rares événements théâtraux du Festival d’Avignon 2012. Et pour cause. Cet ovni artistique ne correspond à aucune classification d’autant plus que la vidéo y occupe une place prépondérante. Avant même que cette odyssée dans l’horreur de l’amour commence, un film projette la construction d’un mur. Le béton coule à flot telle une matière fécale. À ceux qui verraient dans ce conte «une grosse merde» (expression expéditive souvent entendue cette année), Markus Öhrn prend les devants et s’avance vers nous pour se présenter. Avec son look d’adolescent, il nous dit qu’il est fier d’être là pour cette production finlando-allemande. Humilité et force. Rare.
Vous souvenez-vous de ce fait divers survenu en Autriche où l’on apprit que Joseph Fritzl séquestra pendant vingt-quatre ans sa fille Élisabeth et trois des enfants nés des différents viols incestueux. Il aura fallu vingt-quatre ans pour fonder une famille sans éveiller le moindre soupçon de la part du voisinage. Comment transposer une telle horreur au théâtre si ce n’est en «déréglant» le système de la représentation? Nous ne voyons pas grand-chose sur scène, tout au plus faisons nous connaissance dès le premier quart d’heure avec le personnage paternel tout puissant (exceptionnel Rasmus Slatis) qui touche ses enfants «officiels» (ici, des poupées de chiffon) de la même façon qu’il manipule chips et bouteille de coca. Sa désinvolture en dit long sur le pouvoir du mâle dans la société capitaliste à la sexualité active, dépouillée de sentiment, enfermée dans la routine de sa robe de chambre.
Un seul désir l’anime, tel un accroc drogué: c’est dans la cave qu’il veut aller. Dans son sarcophage de béton. Dans sa caverne où nous percevons à peine les silhouettes à travers une bâche de plastique. C’est dans l’enfer sous terrain de notre intime où nous sommes invités à descendre, où les corps de l’enfance, de la mère, de la fratrie se perdent entre cris et débauche. Tout est filmé et projeté sur la scène. Ici, il n’y a pas de modèle féminin, sauf sous les traits d’Elmer Back, acteur au regard doux et à la voix chaude qui nous apporte un peu de réconfort. Lorsque le cadet endosse le rôle de la mère pour donner le sein au tout petit (incroyable scène d’amour), le père hurlera «tu n’es pas ma maman». La caméra colle à la peau de chaque comédien, épousant toutes les parties de leur corps, sans oublier les plus intimes. La musique live s’invite lorsque la fille prend le micro pour chanter des standards pop qui donnent une dimension toute particulière à notre mémoire amoureuse. Ces reprises nous raccrochent à leur désir d’amour quand, en quête de l’autre, nous l’attendions lors de soirées tardives et enfumées.
Dans ce trou, les jouets se transforment et deviennent démoniaques. Le totem clame le tabou de l’inceste et la porcelaine fragile des ours, trolls, dragons dévoile l’enveloppe enfantine perverse dormant en chacun de nous. Markus Ohrn donne à voir nos jeux intérieurs. Il nous aveugle, nous inonde, nous abonde à travers l’absorption de hamburger, nourriture de la société libérale. Nous frémissons. Nous tremblons. Notre colère monte (« non, pas ça?»). Nos valeurs culturelles entre famille et religion volent en éclat. Plus rien à quoi se raccrocher d’autant plus que la bâche en plastique rend opaque le réel. La force de l’image est de magnifier notre voyeurisme, d’éclairer leurs modes de fonctionnement, de surligner ce collectif puisque chacun devient cameraman à son tour. À l’incantation hurlée du père («Je suis tout-puissant»), répond le partage de la caméra qui se transforme en appareil pour photos de famille et des «sentiments qui vont avec».
À chaque scène d’amour résonne la violence et le délire où le père, dans ses différentes décompensations, incarne notre folie collective: le pouvoir du mâle occidental puise sa force dans sa domination à l’égard de l’homme africain (n’a-t-on pas dit d’ailleurs «qu’il n’était pas entré dans l’histoire» ?). Pendant plus d’une demi-heure, Rasmus Slatis transforme la cave en jungle, joue au médecin sans frontière, terrorise ses enfants devenus soudainement africains. Le spectacle controversé de Régine Chopinot présenté quelques jours auparavant émerge tandis que ce groupe tribal est forcé à agiter des instruments. Pour retrouver leur identité perdue, il leur faudra crier ensemble «je suis une victime» et convoquer l’ange de la mort vêtu de rouge. Pour que cela soit entendable par chacun de nous (c’est-à-dire suffisamment mis à distance pour nous toucher), Markus Ohrn n’a pas le choix: cette cave est une scène où le cinéma doit se fondre dans le théâtre. Les codes habituels de la représentation ont explosé pour rendre compte de la violence de cet amour (et de la créativité qu’il génère pour le bourreau et les victimes). Sans ce cinéma d’art et d’essai, point de théâtre de corps, d’objets, de marionnettes et de refrains musicaux. Avec «Conte d’amour», l’exploit est un art.
Une chanson de Chris Isaac clôture cette performance et permet à chacun de sortir de la bâche et de se présenter face à nous. Leur beauté en dit long sur ce qu’ils nous ont donnés. Nous n’avons pas tout à fait vu le même spectacle lors de nos deux représentations: à la première, submergés par nos peurs, enfermés dans nos jugements de valeur, nous avons eu mal. Épuisés, nous avons quitté le théâtre avec ce gout de l’inachevé, de la main trop vite tendue et retirée. À la deuxième, accueillants, le théâtre a pu faire son «travail». Nous sommes redevenus spectateurs aimants de cet art qui prend tous les risques, sans tabou et nous émancipe de la religion d’un théâtre français décidément trop conservateur pour descendre dans nos cavernes coulé
es dans le béton.
Sylvie Lefrere, Pascal Bély, Tadornes. Le regard différent de Sylvain Saint-Pierre sur “Conte d’amour”.
«C’est quelque chose qui reste en nous gravé. Violence étouffée. Ironie au bord du cul. Grincement des sexes. Loufoquerie des hystéries. Tendresse malgré tout. Folie meurtrière et attachement sensuel néanmoins. Tout est caché, voyeur de bâches. Désormais le Hamburger aura le gout acide de la violence. La perversité du Ketchup versé n’adoucira pas les moeurs ».
Qu’ont-ils donc ces Belges pour transformer l’espace théâtral en aire de reliance et de jeux pour un plaisir partagé avec les spectateurs? Qu’ont-ils de plus que nous pour savoir inscrire l’art dans le lien social? Quasiment absents de la programmation du Festival «In», je les retrouve à la Manufacture pour «Baal» de Bertolt Brecht, mise en scène par Raven Ruël et Jos Verbist. Deux metteurs en scène pour une troupe d’acteurs francophones et flamands. En soi, c’est déjà un propos.
À notre arrivée dans la salle, l’espace scénique est séparé par un rideau de panneaux en bois. Il fait office d’écran vidéo; il ne touche pas le sol pour permettre aux acteurs d’entrer ou sortir vers l‘Autre scène. À elle seule, cette scénographie évoque la complexité de la psychologie de Baal, jeune poète rebelle, provocateur, fou et libre presque égaré dans une société qui consomme du spectacle au kilomètre. Deux scènes parce que tous les personnages ont un rôle taillé sur mesure et qu’une fois le rideau franchit, Baal leur ôte le masque. Sûr de son pouvoir d’attraction (qui peut résister à sa fougue, à sa folle virilité ?), il les fait venir un à un pour qu’ils tombent dans ses bras, à ses pieds. Vincent Hennebicq est exceptionnel dans le rôle d’un chef d’orchestre d’une microsociété qui cherche dans sa décadence des raisons d’apaiser les conflits de classe et religieux.
Avec sa caméra, il transpire d’amour et de colère et filme la part de mystère de chaque visage. Amis, amante, patron, collègue?tous finissent par déclamer un «moi» qui se projette en «je» dans ses yeux et sur l’écran. Cette mise en scène de la métamorphose est éblouissante parce que j’y suis inclus. Chaque acteur joue avec mon désir: là où j’attends une mère de Baal droite dans ses bottes vient un acteur masculin courbé et tremblant qui, du fond des profondeurs, remet Baal dans une filiation. Là où je rêve d’une grande scène, chacun la rétrécit pour y installer la force de son personnage dans la relation étroite qu’ils entretiennent avec Baal. Étroite parce que dépendante. Tous portent une part de Baal en eux, magnifiquement électrisée par une guitare branchée sans crier gare.
Collectivement, la belle troupe du Theater Antigone donne à chaque acteur sa part de rêve, de liberté, de créativité pour y jouer la Scène de leur vie. Magnifique instant où, soudain, la jeune fille se met à danser pour entrer dans le monde des grands; troublant moment où Baal fait sa déclaration d’amour à une inconnue qui, anneau de tasse à café à la main, fait brûler dans ses veines le sang de la vie…Époustouflante scène à l’hôpital des fous où Baal baisse la garde pour se reconnaître dans ses pairs. Émouvant tableau de la mort de sa mère qui, telle Marie, finit dans les bras d’un Baal bientôt crucifié.
Peu à peu, la scène est un long traveling de cinéma où le théâtre s’invite des coulisses, à l’image des fous qui troublent «l’ordre public». Chaque acteur magnifie la chair de son rôle pour que l’on ne perde aucun détail de cette galerie de portraits, de cette fresque humaine.
«Baal» est une belle pièce parce qu’elle repose sur un collectif engagé qui joue la proximité sans tomber dans le racolage. A l’époque, Berthold Brecht ne savait pas que Baal demanderait la nationalité belge.
Pascal Bély, Le Tadorne
«Baal» de Bertolt Brecht par le Théâtre Antigone. À la Manufacture d’Avignon du 8 au 27 juillet 2012 à 20h30.
Dés les premiers jours du Festival d’Avignon, la rumeur se susurrait à mes oreilles: Sophie Calle fait une exposition sur sa mère disparue…Une question me revenait: comment recevoir ce deuil? Comment Sophie Calle à la réputation “d’impudique”, d’artiste égocentrique pour les uns, allait-elle nous étonner? J’étais aussi à l’écoute des inconditionnels de ses propositions, qui parlaient d’intelligence, de finesse…Il y a quelques mois, j’avais feuilleté un magnifique ouvrage, qu’elle avait adressé au regard des aveugles. Cette oeuvre m’avait déjà beaucoup troublée. Je décide de m’y rendre. J’ai peur…C’est avec deux hommes que je vais y pénétrer, peut-être pas tant par hasard.
J’ai découvert l’Église des Célestins en 2011, lors de l’exposition de William Forsythe. Cet espace m’est donc familier. C’est un lieu dépouillé, aux proportions hautes et étroites, sans rénovation récente, restée dans son “jus”, avec une belle lumière de par la taille des ouvertures, qui crée une atmosphère de respiration et d’authenticité. Quelques ruines éparses appuient le contexte de recueillement.
De lourds rideaux de velours verts s’ouvrent à l’entrée, tel un écrin. Nous sommes accueillis par une magnifique photo de Monique Rachel, la mère de Sophie Calle, décédée il y a quelques années d’un cancer. Assise sur une tombe, jambes croisées, naturelles et libertines, elle semble nous dire: “Elle ne passera pas par moi!“. Elle pose sur cette dalle de pierre, toute sa force de séduction et de présence…La clarté directe de son regard s’attache à mes épaules pour me soutenir. Toutes les parties de mon corps vont faire cette traversée.
Des galets sont disposés à différents endroits, comme pour nous accompagner. Je me sens “Petite Poucette”, dans un mouvement de bien-être, proche de cette mère charnelle et de la mer. Je ressens le même plaisir que dans les cimetières marins de croix sculptées de pierre ou de fer forgés, où l’étendue bleue devient notre lit éternel, où les bouées fleuries des marins disparus sont nos bijoux de famille…Pas à pas, lentement, j’avance. Le blanc du «souci» (dernier mot prononcé sur son lit de mort, «Ne vous faites pas de souci») m’éblouit comme une étendue de neige et brûle mes doigts. Le froid les engourdit. Je plonge dans ce sentiment de fond intérieur et le mot glisse entre mes cheveux à chaque inspiration.
Une icône m’arrête et je souris devant cette image de Joconde minérale. Mon bas ventre frémit en repensant au lieu de ce premier émoi. Ma pupille s’élargit pour distinguer plus nettement la nuit de mon intime. Des photos, illustrées d’un journal, suivent. Un voyage à Lourdes, une voyante…Ma langue goûte ce souvenir de l’imaginaire de l’enfant, qui dans ces derniers voeux pieux se tourne vers l’irrationnel. On veut y croire, tout en sachant que c’est désespéré. Mais on s’accroche. Ma tête immergée sous l’eau, cherche à sortir, mais l’appel du fond est plus fort et je continue ma nage intérieure.
Le sol rougi de Forsythe est encore là. Il rend éclatant le nouveau Souci; le rythme mensuel de la femme coule; j’aperçois une perspective par la meurtrière ouverte sur le tumulte de la rue. Une chaleur m’envahit. Nous sommes protégés dans ce contenant utérin.
Bruisse au dessus de ma tête, la légèreté de ces duvets doux. Les soucis m’enveloppent, mais ne m’empêchent pas de dormir comme cette petite sculpture, qui magnifie la sérénité du grand sommeil. Mon nerf optique force, pour traduire le texte blanc sur blanc et la lecture en devient plus lisible. Comme une aveugle lisant le braille. Dans le choeur de l’église, mon estomac se tord devant les dalles grises de marbre. “MoTher!“, “mAman!“, ma grand-mère, ma mère, mes enfants…Je ressens dans mes narines l’odeur de ma chair.
Les petits rideaux de dentelle font danser le Souci brodé. La fatigue plombante se loge dans mes mollets, tout en excitant mes nerfs autour de cet objet du passé, des fenêtres de mes grands-parents. Le tic tac coloré d’un cercueil nous rappelle à l’heure. À qui le tour? La mort devient plus prégnante. Le film sur le corps de cette femme allongée ne ressemble plus à celle de l’entrée. Elle est vaincue. Je l’embrasse de lèvres humides et me souviens de la froideur de ces joues effleurées. Froid comme un bois sec, au sentiment si tendre.
La loge de Sophie Calle est vide de sa présence (elle vient quelques heures dans la journée, lire les journaux intimes de sa mère), mais habitée de ses objets usuels: robe sur un cintre, cigarettes, verre à pied, carnet…Je respire un univers qui me ressemble. Les papillons du Souci volettent au dessus de nous, près de l’oeil frondeur d’une grande girafe, échappée de l’atelier de Sophie Calle. La douceur de l’enfance resurgie. Sur ma main, une larme mélancolique s’écrase.
Je distingue l’autre rive. Celle de l’Antarctique, à travers le hublot de ce brise-glace…Les bijoux, la photo, le recueillement, tout est là pour ce dernier voyage. Pour l’éternité, la banquise va figer cette vie. La conserver pendant des millénaires, des générations et ressurgir un jour, grâce à des explorateurs inconnus.
La mer et ses fragments de glace ont raison de moi. Mon visage est ruiné de larmes, mon souffle est coupé. Ma glotte étouffe un sanglot. La traversée de Sophie est aussi la mienne. Je reverrai encore longtemps un mausolée comme celui-ci…Je refais un tour dans cet espace, puis un autre. Je reprends peu à peu vie, mais mon corps restera tatoué.
En sortant, je me retourne et me retrouve rassurée, car, devant ce tas de pierres, objet de chaos, magnifié également cette an
née par McBurney, mon regard porte au loin de mes pensées, et apaise mes souvenirs.
Mon iris devient bleu, inondé par cette immensité arctique du grand monde.
Je retrouve la lumière extérieure, apaisée…et grandie entre mes deux amis, accompagnateurs respectueux.
Sylvie Lefrere de Vent d’art vers le Tadorne.
« Rachel, Monique » de Sophie Calle à l’Église des Célestins jusqu’au 28 juillet 2012.
À la sortie de «Very Wetr !» de Régine Chopinot, nous sommes quelques spectateurs réunis à nous soutenir après ce que nous venons de voir. Nous sommes éberlués. Atterrés. Mon corps en tremble presque: rarement la danse n’est allée aussi loin dans un propos aux relents colonialistes, voire racistes. Car comment ne pas ressentir dans cette proposition l’inacceptable? Que se passe-t-il pour qu’une partie du public se prête à des applaudissements si complaisants? Comment écrire sur un spectacle que je n’aurai jamais dû voir?
Madame Chopinot a passé du temps en Nouvelle-Calédonie pour réussir à (re)venir vers nous avec onze danseurs. Ce qui frappe d’emblée, c’est le contraste entre elle et eux. Il ne cessera de s’amplifier tout au long du spectacle. Tous affublés de costumes de Jean-Paul Gaultier, on hésite entre rire et pleurer: que peut bien signifier ce déguisement grotesque? Reconnaissons que le couturier a eu la main très lourde sur Régine Chopinot : cuir de moto, fesse façon Robyn Orlin, et coiffe de paille style «Marie-Antoinette avant la décapitation». Cette dernière image me poursuivra jusqu’au bout. Concernant les autres danseurs, je suis frappé par la manière dont les corps des femmes sont traités : enserrés, empêchés de la tête au pied, plastifiés. Les hommes sont un peu mieux lotis pour qu’ils soient à leur aise dans leur montée aux arbres. Il faut ne rien comprendre à la danse, art de la métamorphose, pour la contraindre ainsi. Il faut ne pas entendre une culture pour la customiser de cette façon.
C’est une prise de pouvoir. Presque assumée, voire revendiquée. Il y a Madame Chopinot qui lit un texte sur son IPAD: elle y évoque sa rencontre avec la culture kanake et enfile quelques perles sur la différence. Elle ne lit pas, mais se regarde dans un miroir où son petit doigt glissant lui donne la contenance offerte par l’outil technologique face à ceux qui ne l’ont pas. Elle se positionne à plusieurs reprises sur un tabouret. Elle n’a pas osé le trône. Mais son visage et sa gestuelle ne trompent pas lorsque son regard glacial et suffisant croise les interprètes qui se présentent face à elle comme à la Cour. Telle une reine déchue, elle s’accroche à ce qui lui reste de son pouvoir tandis qu’à l’extérieur, la danse contemporaine s’est depuis longtemps affranchi d’une telle relation descendante entre un chorégraphe et ses interprètes. Mais pas elle. Elle s’y croit encore. Jusqu’à ce chant sur «Madame Chopinot» qu’elle écoute avec jouissance. Le groupe est son deuxième miroir?
Ils dansent avec parfois un bruit de fond d’avion prêt à atterrir. Je pense aussitôt à ses descentes de chef d’État quand, au pied de la passerelle, des groupes locaux folkloriques font le comité d’accueil. Ce soir, Régine Chopinot orchestre de multiples descentes aux enfers. Elle ose tout, comme cette partie de foot entre hommes tandis que les femmes assurent l’ambiance…comme cette montée sur le platane! Après qu’ils aient fait place nette, elle assume même un mouvement dansé décalé, bien occidental. À aucun moment, elle ne se mêle au groupe. C’est probablement sa vision de la différence: scénographier la frontière, sculpter l’espace pour que l’on n’oublie jamais la grande chorégraphe qu’elle fut, structurer le groupe autour de la tribu, organiser les déplacements dans le rectangle, en rang, pour danseurs obéissants.
Je suis au premier rang. Je vois leurs visages. Ils sont tristes. Leurs regards sont ailleurs. Ils ne sont pas là. Je n’ai aucune peine à imaginer ce qu’ils endurent ce soir à jouer cette danse sous les cocotiers face à un public majoritairement blanc qui trouve cela si exotique pour applaudir entre les scènes. Il n’y a aucun propos artistique: juste une démonstration brute de différents aspects d’une culture chorégraphique sans aucune dramaturgie sauf celle de saluer le grand retour de Madame Chopinot sur le devant de la scène. Il n’y a rien de ce qui fait un spectacle au Festival d’Avignon: une création, une prise de risque, une esthétique innovante au service d’un propos lisible et assumé. Rien. Juste une danse métamorphosée en folklore où ressurgissent nos relents colonialistes.
Madame Chopinot célèbre notre inconscient colonial. Avouons que c’est tristement bien fait.
Pascal Bély – Le Tadorne.
Pascal Bély, « Very Wetr !! » au Festival d’Avignon du 9 au 16 juillet 2012.
À la sortie du Cloître des Carmes, je m’égare. C’est une sensation étrange tandis qu’à l’intérieur, mon corps vibre. À la perte des repères spatiaux temporels, s’ajoute une immense joie, celle d’avoir approché de près ce qui fait lien entre les hommes. Je me sens tragiquement heureux, profondément capable.
«Tragédie» d’Olivier Dubois, pièce pour neuf hommes et neuf femmes, perturbe le paysage chorégraphique. Le nombre (à quand remonte une telle proposition groupale?), la nudité (on oublie enfin les stéréotypes sexués), la musique (composée par François Caffene loin du vrombissement habituel en danse contemporaine) déplacent mon regard vers un ailleurs, du détail d’une partie vers une métaphysique du tout. Comme si cette partition dépassait la rencontre entre l’intention du chorégraphe et le désir du danseur. Là où le metteur en scène Roméo Castellucci présent cette année au Festival explore un au-delà pour nous y propulser (plus rien n’est possible avec notre civilisation épuisée), Olivier Dubois part de la conscience du corps qui danse pour créer «l’image», celle qui pourrait faire «humanité» pour chacun d’entre nous. Là où, dans ce même Cloître des Carmes en 2010, l’Espagnole Angelica Liddell faisait saigner son corps intime pour évoquer notre destin commun, Olivier Dubois sculpte le groupe pour qu’émerge la conscience qu’un tout nous sauvera de notre tragédie de n’être qu’homme, entité sociale et sexuée.
D’où nous viennent-ils donc pour qu’une telle force surgisse des profondeurs des coulisses du Cloître des Carmes, séparées de la scène par un rideau de fines lamelles noires, membrane perméable qui relie le vrai au beau. À l’appel de la danse, ils répondent, lentement, entre parade militaire, défilé de morts-vivants et procession fantomatique. Aux battements réguliers d’un tambour, j’entends leurs pas qui brisent mes armures. Cette marche est longue. Leur regard déterminé me bouleverse. Ils nous viennent de loin. J’en suis convaincu. Ils ont traversé l’Histoire et ne sont pas dupes: «Mais qu’avez-vous donc fait là ?» semblent-ils nous dire. Qu’avons-nous fait de notre humanité? Alors ils marchent, apparaissent puis disparaissent. À un, à deux, à plusieurs. C’est une partition pour régler le pas du «propos» et qu’il fasse mien. C’est enivrant: la répétition du mouvement ne vise rien d’autre qu’à questionner le sens de notre présence ce soir, métaphore du désir qu’il faut transcender. Que me dit ce mouvement, au-delà de cet homme, de cette femme? Comment percevoir au-delà du rideau? Notre humanité a besoin de temps pour se laisser approcher. Olivier Dubois n’est pas pressé: point de vidéo pour accélérer; point d’artifices pour faire illusion. Ici, l’humain travaille avec une pureté qui fait frémir.
Là où tant de propositions chorégraphiques me tombent dessus telle une incantation vers le désespoir, «Tragédie» honore l’histoire de la danse et nous offre une vision éclairée de notre destin commun (comment ne pas voir de derrière les rideaux, les âmes de Maguy Marin et de Pina Bausch chorégraphier les corps évanescents pour qu’ils surgissent sur le plateau, telles des âmes en peine d’un regard). Il y a cette belle lumière musicale qui fait apparaître des statues grecques posées dans un musée qu’il faut dépoussiérer. Elles s’y égarent et provoquent la tempête en sculptant le groupe de leurs déplacements horizontaux. Et miracle: la danse se fait horizon! Le groupe est corps tandis que tous ses mouvements donnent à chacun la conscience d’un sentiment d’appartenance au choeur. Celui-ci se confronte à son destin: se dépasser ou disparaître sous le poids des guerres fratricides. Le collectif repart au combat et ne lâche rien: il lui faut se libérer des empêchements moraux, religieux pour entendre autrement la souffrance et la métamorphoser vers des possibles utopies…
Olivier Dubois suggère alors qu’aux rapports normés entre homme et femme se substitue une humanité féminine capable d’affronter avec force sa survie. Il libère la créativité lors d’une transe où chacun puise dans l’énergie tellurique du groupe sa part d’humanité. De mon siège, je transe avec chacun. Traversé par le rock, musique des âmes en fusion, je m’approche, je tape des pieds, je tends mes bras. Je suis littéralement aspiré par un trou noir où une jeune femme aux rondeurs de paysage marin m’invite à rejoindre les profondeurs…D’où surgira la procession d’une humanité blessée à jamais par la Shoah. Car c’est ma tragédie.
Ma force.
Notre lumière.
Pascal Bély, Le Tadorne.
«Tragédie » d’Olivier Dubois au Festival d’Avignon du 23 au 28 juillet 2012.
Ce soir, je me retrouve dans ce contexte. La batterie de ma voiture à plat, comment rejoindre le festival Montpellier Danse sans moyen de transport? La personne qui m’accompagne reste pantoise…Mais une véficule rouge surgit du sous-sol. Comme par enchantement, une sympathique conductrice nous dépose devant le Théâtre de Gramont à Montpellier, en se détournant quelques minutes de son chemin…
Pourquoi raconter cela? Parce que cet incident me relit au spectacle de ce soir. Une poussée d’adrénaline pour mieux se caler dans son fauteuil et savourer l’écoulement du temps.
Avec «Twin Paradox», Mathilde Monnier introduit ma pensée dans la douceur de l’été. On aime se lever tôt pour pouvoir profiter de l’éveil de la lumière, de l’éclosion de la nature encore humide de rosée, des vives discussions des ouvriers, du bruit répétitif des machines, des sifflements joyeux des oiseaux, des cigales que j’affectionne tant. Ce soir, les costumes des dix danseurs sont des tapis végétaux, dignes des tableaux impressionnistes. Leurs corps souples révèlent la douce rencontre du couple au petit matin qui s’éveille lentement dans des frôlements imperceptibles. Je me sens extraite du tumulte de ma journée pour rentrer dans une rêverie. Je suis comme ma batterie, épuisée, mais la rencontre improbable, rouge et sympathique me sort de l’anesthésie du blocage. L’énergie et la solidarité sont là où on ne les attend plus. Une véritable métaphore de la vie en mouvement.
Du binôme professionnel au couple amoureux, la fusion s’y opère. Dans «Twin Paradox», les corps imbriqués des cinq couples qui s’enserrent restent reliés. Dans la distance, ils sont toujours connectés. Ils se tournent, se retournent, s’explorent. La rencontre de l’autre est une longue expérience. D’une complicité initiale découle un cheminement qui dure ici plus d’une heure et quarante minutes. La communication se renforce avec le temps. Être à deux, c’est entrer dans le plaisir et l’aliénation où des jeux de séduction peuvent se transformer en rapport de force, en jeux de pouvoir. Comment une douce relation peut devenir un vent de violence? Être à deux c’est aussi l’énergie de trouver la bonne distance. Celle qu’on se construit soi même. Finalement on est toujours seul…. C’est le paradoxe du couple où la fusion gémellaire finit par se métamorphoser.
Je me sens proche de ces artistes sur scène. Leur corps imprègne chaque minute mon mental jusqu’à rendre mes voisins spectateurs étrangers. C’est la force de la méditation; oublier le contexte environnant pour rentrer loin dans ses pensées. Les gestes secs des danseurs claquent dans l’intérieur de mon corps. Ils résonnent dans mon estomac tendu.
Les danseurs finissent par se séparer. Leurs mains se lâchent; après s’être laissés tomber de nombreuses fois au sol, pour pouvoir mieux se relever ensuite. Les sons qui accompagnent leurs corps sont des conversations en différents langages, extraits de différents voyages: le Japon, l’Allemagne…La communication n’est-elle qu’une succession de voyages dans le vif de l’instant et dans l’analyse de ce qu’il se joue où toutes les langues se mêlent ?
Mathilde, artiste lointaine, mais pourtant si proche. Je la croise souvent dans la ville ou les différents lieux culturels. J’aime l’élégance qu’elle dégage, la force de caractère derrière ce sourire un peu froid. J’aime retrouver ses créations, comme des rendez-vous d’expériences engagées. Pour moi, son travail est chaque fois plus innovant, où elle puise l’hybridité dans sa relation avec ses différents partenaires. Fin 2013, Mathilde Monnier quittera le Centre Chorégraphique National de Montpellier. Comme dans une relation de couple, elle me manque déjà.
Deux heures de méditation se sont écoulées. Merci Mathilde pour ce temps de pause corporelle nourri d’intenses mouvements intérieurs. J’y ai fouillé comme dans un grenier. Je me sens spectateur “meunier”.
Les ailes de mon moulin tournent.
Sylvie Lefrere – Le Tadorne.
” Twin paradox” de Mathilde Monnierà Montpellier Danse du 23 au 25 juin 2012.