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À Montpellier Danse, le plastique, c’est sacré.

Étrange journée…Le festival Montpellier Danse peut nous réserver une belle surprise en fin d’après-midi et nous propulser plus tard dans une ambiance plombée d’une petite fête entre amis chez Monsieur l’Ambassadeur.

À 17h, Phia Ménard se prépare. Tout autour, le public prend place sur des coussins ou dans les gradins. Je m’assois près d’elle, comme une évidence. Tel un artisan pêcheur avec son bonnet sur la tête et son manteau pour tous les temps, elle découpe des sacs plastiques. Ont-ils été pêchés en Méditerrannée, là où ils prolifèrent jusqu’à menacer durablement la faune et la flore marine ? À moins qu’elle ne les ait attrapés au vol dans la rade de Marseille par temps de mistral. Je n’ai jamais imaginé  retrouver sur la scène d’un festival de danse, ces compagnons d’infortune croisés lors de mes randonnées. «L’après-midi d’un Foehn (version 1)» dure trente minutes. Précieuses secondes où votre corps se laisse porter par les émotions de l’enfance tandis que votre regard balaye l’assistance à la recherche du complice. Délicieux.

À peine entendons-nous la musique de Debussy…à peine percevons-nous le souffle propulsé par les ventilateurs. La délicatesse et une précision millimétrique provoquent une chorégraphie pour que s’envolent ces sacs, métamorphosés en corps humains. L’air est musique. La musique est dans l’air.  Ominprésent dans nos vies (jusqu’à coller à notre intimité?), le plastique devient la matière du mouvement. Il ne porte plus, mais il transporte. Phia Menard convoque  tout un ballet: la danse recycle, régénère et nous libère de la pollution. Elle n’hésite pas en entrer dans le mouvement, à jongler avec eux. C’est un ballet avec nos rêves de danse.

Elle est sur la frontière entre scène protégée et ciel pollué, entre  fragilité et force, entre ordre et désordre. Elle est au coeur d’une cellule régénératrice, celle dont l’énergie métamorphose tout un système. Tel un chorégraphe de l’utopie, Phia Menard est un souffleur de bulles de savon qui viennent se fondre sur notre peau.

Avec elle, l’éphémère est durable jusqu’à tout faire exploser : plus que jamais, les briseurs d’utopie sont à l’oeuvre…

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Quelques heures plus tard, le chorégraphe allemand Raimund Hoghe nous donne rendez-vous pour une création unique. Artiste associé du festival, il a tissé depuis de nombreuses années un lien de confiance avec des spectateurs fidèles. Pour ma part, notre relation a débuté en 2004, ce qui en fait l’artiste le plus chroniqué sur ce blog : « “Young People, Old Voices“(2004), “Cartes Postales” (film ; Arte) ;  «36, Avenue Georges Mandel» , «Meinwärts» (2007) ; « Boléro Variations» et “L’après-midi” (2008), « Sans titre » (2009), «Si je meurs laissez le balcon ouvert»(2010). Raimund Hoghe sait ritualiser mes douleurs et mes deuils. Il orchestre toutes mes cérémonies impossibles. Mais ce soir, je ne suis pas son invité pour «Montpellier, 4 juillet 2011». Le public, composé d’officiels et de VIP, n’est pas celui avec lequel j’ai vibré pendant tant d’années. Dans l’immense cour de l’Agora, (la Cour des grands?), Raimund Hoghe se célèbre face à une assistance hiérarchisée: les artistes devant sur des coussins, les VIP aux premiers rangs (Jean-Paul Montanari, directeur du festival, trônant dans son fauteuil) puis derrière, vous et moi. De ma place, la visibilité est si réduite que je dois me lever.  En reprenant les moments forts de ses oeuvres, Raimund Hoghe nous offre toute l’étendue de son talent. Hors du propos artistique de l’époque, ces extraits me sont  volés le temps d’une soirée.
Ce soir, le corps de Raimund Hoghe est un mausolée institutionnalisé pour célébrer une danse d’État.
Ce soir, Raimund Hoghe est dans les pas de Raimund Hoghe. Pas un seul sac plastique sur scène pour m’accrocher à l’idée que je ne l’ai pas perdu.
Pascal Bély – Le Tadorne.
« L’après-midi d’un Foehn (version 1) » de Phia Menard et « Montpellier, 4 juillet 2011 » le 4 juillet 2011 dans le cadre de « Montpellier Danse ».

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Galvánisé.

C’est impressionnant. Sidérant. Captivant. Halletant. Où trouver les mots pour décrire l’enthousiasme général provoqué par le danseur de flamenco Israel Galván, accompagné de Fernando Terremoto au chant et d’Alfredo Lagos à la guitare? Avec “La edad de Oro“, le public n’en revient pas d’assister à un spectacle d’une telle pureté et d’une telle grâce. Pour filer la métaphore, Israel Galván célèbre le Flamenco comme Anne Teresa de Keersmaeker épure la danse contemporaine. C’est pour dire. Il nous avait déjà époustouflé en 2009 avec “El final de este estado de cosas, redux” oeuvre scénarisée entre le Liban et l’Espagne pour une lecture très personnelle d’un texte biblique de l’Apocalypse.

Ce soir, à Montpellier Danse, point d’histoire. Juste le Flamenco. Israel Galván est en symbiose : avec les instruments, avec ses acolytes, avec le sol et la lumière. Son corps est une terre humide qui capte l’énergie pour nous la restituer. C’est ce mouvement perpétuel qui nous rend si joyeux, si perméable à sa danse. Il entre en nous pour abattre toutes nos barrières de défense. Sa féminité est une rose qu’il nous tend tout en se piquant les doigts. Il saigne, mais sa rage d’en découdre est son pansement. On le croirait trembler de la tête aux pieds, mais ce n’est que le bruit de ses ailes d’ange, comme un claquement de dents. La musique est une onde qu’il attrape au vol pour se laisser traverser et terrasser. Il se relève : l’art n’abdique jamais. Sa danse est un rapport de force pour imposer la paix des braves ; la musique et le chant, un hymne à la terrible beauté.

Israel Galván m’impressionne : sa féminité virile m’évoque une danseuse qui lancerait sa barre verticale pour créer un mouvement libératoire. Il peut tout oser : droit comme un chêne, souple comme un roseau, il accueille les feuilles qu’il ramasse à la pelle et nous offre un feu d’artifice végétal. Il réveille notre désir animal pour l’apprivoiser tendrement : de sa langue mouvementée aux doigts envolés, cet homme peut tout tant que l’art lui donne. Il épure son geste artistique tout en le tressant de violence et d’amour. Il chorégraphie l’altérité pour nous enrôler dans la complexité du Flamenco.

Alors que son corps ruisselle, la lumière des coulisses l’appelle. Il me plaît d’imaginer qu’il est au paradis pour y célébrer l’énergie créative de l’enfer.

Israel Galván est un immense artiste. 

Pascal Bély, Le Tadorne

« La edad de Oro » d’Israel Galván à Montpellier Danse les 24 et 25 juin 2011.

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La «maison Folie» d’Angela Laurier.

Le corps intime peut-il évoquer la douleur du monde ? Oui, si l’on en juge l’exceptionnelle proposition de l’Espagnole Angelica Liddell lors du Festival d’Avignon en 2010. Avec «La casa de la Fuerza », rarement une artiste ne s’était engagée aussi loin avec son corps, pour accueillir la poésie de nos âmes torturées par l’imbécillité des puissants. 

Le corps  « performé » peut-il évoquer la douleur intime ? Je me remémore avec émotion «j”aimerais pouvoir en rire» d’Angela Laurier vu à Lyon en 2010 et programmé cette année à Montpellier Danse. Elle était au sommet de son art :  son corps contorsionné libèré de la «performance» avait reçu la folie de son frère, pour une peinture chorégraphique majestueuse.

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Ce qu’une certaine danse contemporaine met à distance, Angela Laurier et Angelica Liddell le posent comme un principe : leur corps puise les ressorts du mouvement en amplifiant la porosité entre le corps biologique, son enveloppe psychologique, le corps social et politique. Ce processus nous ouvre à l’altérité et permet à notre imaginaire de renouer avec le sensible en effaçant la frontière entre vie privée, vie publique et enjeux sociétaux.

Cette année, Angela Laurier présente une deuxième oeuvre à Montpellier Danse, «Déversoir» qu’elle créa en 2008, bien avant «j’aimerais pouvoir rire». Pendant que la bande-son évoque Dominique, son frère schizophrène, elle s’avance vers nous, et opère sa mue : habillée d’une  robe blanche qu’elle porte comme une camisole de force, elle se défait des lanières dans un mouvement de rage saisissant.  Elle va danser pour exprimer ces choses-là et composer une chorégraphie à partir de ses gestes de contorsionniste. Son corps est une plaie, sa danse est un pansement pour une métamorphose, au coeur d’un festival qui, après trente éditions, fait preuve d’une belle ouverture en programmant une oeuvre si particulière.

Pendant près d’une heure, le public est témoin d’une thérapie familiale. Il y a Dominique, le père,  et la mère qui fait des enfants, parce que «féconde».  La vidéo alterne des séquences d’un road movie sur le chemin des vacances vers l’Alaska avec une séance où Angela interview son père sur son passé dépressif et ses liens avec son fils malade. Le corps contorsionné d’Angela fait  alors entendre la parole de Dominique et nous touche.  Elle se transforme à nouveau pour former l’image de sa mère féconde, puis incarne un peu plus tard le corps désarticulé provoqué par les crises de Dominique. Elle jette les ponts entre ces deux moments magnifiquement tournés et crée la communication entre eux et nous. Elle pose un entre-deux poreux où folie et «normalité» s’enchevêtrent.

Angela Laurier offre son corps pour que s’y projette les peurs, les angoisses tout en nous éclairant sur son travail d’équilibriste afin que la famille n’éclate pas. La scène met en dynamique le système familial par un va-et-vient permanent entre la vidéo et son corps, entre la folie et la société, entre Dominique et Maximilien son fils, entre eux et Angela où son ventre accouche d’images sublimes. Elle refuse de les isoler : l’art est son refuge et leur liberté. Elle rejoint la vision du metteur en scène italien Pipo Delbono qui poétise la folie pour la politiser à l’heure où les politiques sécuritaires enferment un peu plus les malades et leurs proches.

Avec «Déversoir», il nous arrive d’avoir mal, de détourner le regard vers un détail pour ne pas voir. Mais le désir d’accueillir cette famille comme une troupe de saltimbanques est plus fort. Parce que leur cabane au Canada au fin fond de l’Alaska est aussi notre coin de paradis dans l’enfer de nos névroses d’homo spectator.

Pascal Bély, Le Tadorne.

« Deversoir » d'Angéla Laurier a été joué le 25 juin 2011 dans le cadre du Festival Montpellier Danse
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Alban Richard : chorégraphiquement, cela s’entend.

Faut que ça danse! Il est temps d’ouvrir les portes, d’abattre les cloisons, de poser les passerelles. Faut que ça vole! Les musiciens des «Percussions de Strasbourg» arrivent sur scène. Avec leurs instruments sur roulettes, ils occupent tout le plateau. Ils sont prêts à se mettre en mouvement. Sur leurs habits noirs, s’incrustent des motifs brodés de paillettes. Ils sont nos aigles noirs. Lentement, de leurs ailes déployées, ils jouent «Pléiades» de Iannis Xénakis.
Faut s’entendre ! Amateurs de danse, nous sommes nombreux à savoir accueillir la musique contemporaine: elle s’invite dans bien des chorégraphies. Mais ce soir, tout est différent: musiciens et danseurs partagent la scène pour faire dialoguer la musique et le mouvement, pour que la danse  explore une partition musicale d’une étonnante complexité. La «pluridisciplinarité» s’incarne : elle n’est pas un empilement, mais une traversée. Nuance…Le chorégraphe Alban Richard et son ensemble L’Abrupt composé de six danseurs sont nos flûtes traversières. De passer à travers l’orchestre, ils nous traversent. Pour un final totalement jubilatoire.

La première partie pourrait ressembler à un concert classique. Sauf que les musiciens sont déjà en mouvement : à les regarder courir d’un instrument à l’autre, leurs corps accompagnent la partition. La musique s’entend dans cette tension, dans cette urgence, prête à recevoir les danseurs qui finissent par entrer pour créer l’espace de la rencontre. Entre Iannis Xénakis et Alban Richard, les danseurs interprètent une partition commune où le son se prolonge dans la danse et nous revient comme une invitation à l’échange. Alban Richard sait écouter notre rapport à la musique pour nous le restituer: quand notre imaginaire crée la tresse entre musique et corps, quand nous divaguons à l’infini dans une ronde qui n’en finit plus, quand nous élargissons ce qu’il nous est possible d’ouvrir pour accueillir et amplifier le plaisir, quand notre désir prend le pas et dépasse nos entendements!

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Tel des roseaux, les jambes des danseurs plient et ne rompent pas pour créer l’onde de choc vers l’ensemble du corps ; les bras embrassent l’espace pour faire place nette et recevoir le chaos musical de Xénakis. En tendant l’oreille, on les entend compter à tour de rôle (1, 2 et 3) car le moindre faux pas dans la simplicité apparente des mouvements peut causer la fausse note: peu à peu,  le spectateur tapote des pieds comme si le jazz s’invitait dans la danse pour reproduire cette tension entre le corps et la musique. Nous voilà joyeux d’avoir le pouvoir d’explorer la musique à partir d’un langage chorégraphique en apparence immuable, mais qui se métamorphose à mesure du dialogue que nous orchestrons. Le rapport égalitaire posé entre les deux entités par Alban Richard bouleverse: le danseur accorde le corps du musicien, tandis que le musicien désaccorde la rythmique du danseur. Le résultat est troublant : qui est qui ?

«Pléiades» est une oeuvre populaire : elle désacralise la musique contemporaine et nous apprend que le corps est un chaos permanent. Maintenant, cela s’entend.

Quelques notes, trois fois rien?

Pascal Bély, Le Tadorne

« Pléiades » par l'Ensemble l'Abrupt et les Percussions de Strasbourg le 24 juin 2011  dans le cadre du Festival Montpellier Danse. 

Crédit photo: Agathe Poupeney.


		
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La danse contemporaine est populaire.

Avez-vous déjà écouté un public crier de joie lors d’un spectacle de danse contemporaine ? Qu’est-ce qu’il peut bien se jouer pour que, peu à peu, femmes, hommes et jeunes enfants se lâchent à ce point, jusqu’à faire entendre un cri presque primal? Ce soir, à Gap, ils sont tous là (belle diversité du public) pour «Asphalte», chorégraphie de Pierre Rigal. Sa dernière création au Festival d’Avignon  («Micro») avait fait vibrer la Chapelle des Pénitents Blancs lors d’un concert rock chorégraphié. Ce soir, il provoque à nouveau une forme de transe où les applaudissements se fondent progressivement à la musique grésillante, alarmiste et envoûtante de Julien Lepreux.

Imaginez un bloc posé sur scène, qui en fonction des enjeux et de l’énergie du groupe, génère une lumière qui métamorphose les corps. Accueillez cinq danseurs dont une jeune femme : ils forment la jeunesse colorée de France, où à la petite taille de l’un répond la haute stature pliable de l’autre, où la présence féminine, «objet» de désir, finit par sculpter la sensibilité du groupe. Ils courent autour de ce bloc, construit sans eux, métaphore d’un pays jadis glorieux qui affichait sa puissance et sa gloire, mais où sa beauté s’est depuis fondue dans la crise. Ils composent une partition chorégraphique d’une telle précision qu’elle s’approche de la rigueur de Merce Cunningham. Ils apparaissent pour communiquer et disparaissent pour fuir toute tentative d’uniformisation quand ce n’est pas sous la menace d’un terrorisme culturel armé qui ne dirait pas son nom. Ils tournent autour de ce bloc et provoquent l’énergie qui alimente le lien entre la salle et le public : nous  sommes en permanence connectés. L’électricité a sa danse.
Cette bande de danseurs hip-hop semble avoir confié son art des rues à un artiste du mouvement. Pierre Rigal a pris le soin de décortiquer chaque fait et geste pour leur donner une forme qui traverserait l’histoire de l’art. Ce qui défile devant nous, n’est rien d’autre qu’une humanité qui parlerait hip-hop. Tout son travail est là: à partir d’une pratique collective (le football dans «Arrêts de jeu», le rock dans « Micro »), d’un état (la position debout dans « Érection » ou pressurisée dans « Press »), Pierre Rigal  crée le métalangage capable de résonner en chacun de nous, en ralentissant le geste (le factuel) pour composer le mouvement (la communication) et nous restituer notre code génétique de danse. C’est ainsi que bouger les doigts est une danse hip-hop qui électrise les corps sensibles et leur rend leur chair originelle.
Chaque tableau émerveille et sidère, car Pierre Rigal libère le hip-hop des clichés pour nous en émanciper. Plus que n’importe quel autre chorégraphe siglé,  il inclut cette danse dans un mouvement «historique» jusqu’à remonter au temps des fresques préhistoriques après la bataille du feu. Il «hippopise» les corps fluorescents d’Alwin Nikolais, métaphore de nos folies actuelles (on va finir par perdre la tête de tant d’uniformités). Il chorégraphie l’apparition et la disparition à l’image du travail de Michel Kelemenis qui « évanescence » le geste. En déformant les corps, il accueille toute l’humanité des défilés de Pippo Delbono dans « Questo Buio Feroce ». La danse contemporaine entre alors dans des zones de turbulence à l’articulation de la peinture, du cinéma et de la bande dessinée. Elle provoque nos cris comme quand le bébé découvre «son» théâtre. Pierre Rigal nous restitue le nôtre.
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La dernière scène reproduit le célèbre tableau de l’évolution de l’homme. Mais voilà que s’introduit  celui qui n’est pas prévu. Ce schéma binaire qui laisse penser que l’homme moderne est une finalité de l’évolution explose. Si nous ne voulons pas disparaître, il nous faut remettre le progrès en mouvement à partir de nos différences et d’une autre approche du changement. C’est à ce moment que le public crie  plus fort et concurrence la musique.
Ce soir, à Gap, nous avons célébré notre réévolution.
Pascal Bély,  Le Tadorne
A lire un autre bel article sur Ventdart.
« Asphalte » de Pierre Rigal à la Passerelle, Scène nationale des Alpes du Sud, à Gap les 27 et 28 mai 2011.
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Gainsbourg-Gallotta-Bashung: chou blanc.

Tandis qu’un collectif de chanteurs rend hommage à Alain Bashung, le chorégraphe Jean-Claude Gallotta poursuit sa tournée avec son spectacle «l’homme à tête de chou» qui met en scène le chanteur avec Serge Gainsbourg. Retour sur cette oeuvre vue lors de sa générale le 11novembre 2009 à Grenoble.

À l’issue de ces soixante-dix minutes, la rencontre entre Alain Bashung et Serge Gainsbourg ne s’est pas opérée. Ni entre les deux artistes, encore moins entre le rock, son utopie, sa fantasmagorique et la danse. Avec ces quatorze danseurs, on est vite saturé. Gainsbourg et Bashung incarnent un rapport extrêmement minutieux au temps : avec eux, il perd sa chronométrie pour s’étirer dans nos imaginaires et nos fantasmes. Ici, quasiment aucun moment mort. On danse beaucoup. Trop. C’est tourbillonnant, avec des grandes envolées de ballets classiques. Il y a peu d’espaces pour respirer comme si le temps du « spectacle » imposait sa loi à cette rencontre particulière entre ces deux artistes, dont finalement nous ne saurons rien. D’autant plus que la bande sonore, chantée par Bashung (à partir de l’album de Gainsbourg « l’homme à  tête de chou »), co-réalisée, orchestrée par Denis Clavaizolle pour prolonger de trente-deux minutes et faire le lien entre les tableaux, agace vite. Trop acidulée, trop souvent lisse où la profondeur du rock de Bashung et les textes d’un « amour à mort » de Gainsbourg se perdent souvent dans un mixage mielleux pour ne pas bouleverser les corps et les oreilles. On peine à reconnaître le génie de Bashung alors qu’il enregistrait à l’époque son dernier opus  « Bleu pétrole ». S’est-il lui aussi égaré dans l’univers de Gainsbourg ? L’élégance de Bashung est une voix qui résonne, mais se noie dans ce collectif bien trop imposant pour lui. D’ailleurs, est-il besoin d’incarner son absence par cette chaise de bureau que les danseurs s’approprient difficilement malgré leur insistance à s’y prosterner comme devant une pierre tombale qui ne dirait pas son nom ?


Sur le fond, on doute tout au long du spectacle de la lecture que fait Jean-Claude Gallotta de l’album de Gainsbourg. Marilou, jeune shampouineuse dont s’éprend un quadragénaire, est symbolisée par la « pin-up ». N’est-ce pas un peu réducteur? Quant à l’amant obsessionnel et jaloux, ses sentiments se perdent le plus souvent dans des mouvements trop fluides. Où sont les cassures, les corps brisés ? La danse colle à une relation érotique où les jeux masturbatoires chantés par Gainsbourg sont pris en main (sic) par Gallotta qui en fait des tonnes. Depuis quand la fonction de la danse est-elle d’illustrer ? Alors que l’homme était profondément subversif, Gallotta normalise trop, jusqu’à l’outrance. La scène où Marilou tient son amant par la braguette est d’une telle vulgarité qu’on peine à reconnaître le poète. L’artiste qui défiait les « bonnes moeurs » imposées par la société gaullienne et pompidolienne, est ici désincarné par des corps longilignes, trop droits, trop élancés à l’image d’une danse moralisatrice, qui institutionnalise ce qui provoquait naguère les logiques instituées.

Il y a pourtant quelques moments d’une belle grâce où les trois hommes se rencontrent: Marylou, nue, poursuivie par son amant, danse le fragile. On entendrait presque son corps pleurer. Plus tard, elle vient face à nous, culotte baissée, guitare en bandoulière : instant somptueux où le rock électrise et symbolise la désespérance d’un amour impossible. Nous n’oublierons pas de sitôt cette scène où les danseurs recouvrent de leur chemise blanche, leur « Marie » assassinée, qu’ils tiennent dans leurs bras. Moments gainsbouriens où la grâce profonde et énigmatique de Bashung se perd enfin dans la poésie des corps.

« L’homme à tête de chou » va donc parcourir la France et peut-être l’Europe. Bashung et Gainsbourg, maintenant entrés au Panthéon de la danse, n’ont plus qu’à attendre que des « Marilou rock’ and râleuses » subvertissent ce ballet moderne.  

« Madame rêve ».

Pascal Bély, Le Tadorne

« L’homme à tête de chou » de Jean-Claude Gallotta au MC2 de Grenoble jusqu’au 14 novembre 2009. Les dates de la tournée ici.

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« Dansez, dansez, sinon nous sommes perdus »

Il est assis à côté de moi. Costume noir. Impeccable. Il bouge à peine. Raide comme un bâton. Étrange posture avant un spectacle de danse. Je remue sans arrêt. Tendu. Puis un homme arrive sur scène. Tel un chef d’orchestre, il fait lever huit personnes dans le public qui à tour de rôle clament “je me souviens”, en hommage à Georges Perec. Les souvenirs fusent comme des tirs de feu d’artifice. J’ai envie de participer (“je me souviens de mon premier spectacle de danse»). L’homme à côté décline sa poésie en espagnol. Il parle fort. Il faut que ça sorte. La mémoire vive se met en mouvement.

Spectacle vivant.

Spectateur déjà presque debout comme si nous devions nous mettre en jeu : ne rien en attendre, mais entrer dans la danse !

Montpellier Danse nous fait là un beau cadeau : programmer l’oeuvre d’Anna Halprin et Morton Subotnick («Parades and changes, replay in expansion») créée en 1965, censurée pendant 20 ans aux États-Unis et revisitée par la chorégraphe Anne Collod. Une pièce matrice de la danse contemporaine à l’image de cet échafaudage dans lequel dix danseurs se glissent pour transformer la structure métallique en espace quasi végétal. Une oeuvre majeure pour ceux qui se questionnent sur la réforme de notre société et nos façons de penser l’évolution pour sortir d’une vision monolithique du progrès. La chorégraphie d’Anna Halprin résonne particulièrement avec notre contexte : nous sommes saturés de murs, de cités imprenables, d’ossatures en béton, aux mains des techniciens experts qui supportent les parties sans mettre en mouvement le tout. Le peuple n’a plus qu’à taper des pieds et faire entendre le vacarme de sa plainte. Il y en aura toujours pour leur donner l’estrade.

Mais l’enjeu est ailleurs : il nous faut réhumaniser ce que le progrès a compartimenté. C’est ainsi que les danseurs se délestent peu à peu de leur costume (l’habit ne fait-il que le moine?) pour quitter leur petite scène d’un jour, leur posture et créer le mouvement à partir d’une pose poétique. Cela pourrait durer indéfiniment parce que l’accueil, la rencontre se dansent. Ma joie monte crescendo alors qu’un défilé se met en place avec au sol, des objets de notre société consumériste. Les corps s’en saisissent et la métamorphose s’opère : l’humain supporte le poids. L’Oeuvre est en jeu. L’Art, au-delà de tout.
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«Dansez, dansez, sinon nous sommes perdus» affirmait Pina Bausch dans le film de Wim Wenders, «For Pina». Anna Halprin l’a précédé. Alors, ils dansent et s’emparent de toute la machinerie théâtrale pour faire vibrer les pores des murs à partir de «niches» de résistance qui nourrissent le solide par le liquide de la pluridisciplinarité (le cirque s’entremêle à la danse). Ici, la technique (échelle, projecteurs, passerelle) est au service d’une chorégraphie groupale dont le mot d’ordre serait : «mouvementons, mouvementons, sinon nous sommes exclus».  Peu à peu la tension monte parce que ces humains défient la matérialité pour préférer le processus qui crée l’interdépendance. Ils réinventent le «comment» pour sortir de notre hystérie de l’attachement au «quoi». Tout s’articule, tout s’amplifie pourvu que cela soit au profit du vivant : ils peuvent à nouveau revenir vers nous, sans bruit, en rang et se déshabiller sans nous quitter du regard. Le temps de l’humain prend son temps. La nudité spectaculaire et honteuse laisse la place au tableau : je le ressens comme une victoire contre l’oppression du vertical et de la morale, du faire à tout prix, du mot qui dirait tout.
C’est ainsi, qu’en 1965, Anna Halprin (re)définissait la modernité à partir du geste, du positionnement créatif. La dernière scène emporte tout : tandis que le bruit crée le mouvement, les corps font du bruit.
Peu à peu, je me réveille, m’éveille, m’émerveille : la danse est un art total qui nous déshabille pour nous inclure dans la parade du chacun pour tous.
Pascal Bély – Le Tadorne.
A lire aussi le regard de Guy Degeorges d’Un soir ou un autre.
Les photos sont de Jérôme Delatour. A lire son regard sur Images de Danse.
« Parades and changes, replay in expansion » d’Anna Halprin et Morton Subotnick réinterprété par Anne Collod avec Nuno Bizarro, Anne Collod , Yoann Demichelis, Ghyslaine Gau , Ignacio Herrero Lopez, Saskia Hölbling , Chloé Moura, Laurent Pichaud, Fabrice Ramalingom, joué au Théâtre de Grammont dans le cadre de Montpellier Danse le 20 avril 2011.
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Je me suis fait tout petit…

Il est dans une case. On continue de le cataloguer «théâtre jeune public». Lors du colloque «et puis après, on sera grand» organisé par la Scène Nationale de Cavaillon, le pédopsychiatre Patrick Ben Soussan proposait une tout autre nomination : le théâtre pour les familles. En m’immergeant deux jours dans la première édition du Festival «Petits et grands» à Nantes, j’ai ressenti la puissance de l’enjeu : ce théâtre-là est au-delà des classifications. Il ne peut-être catalogué. Comme l’écrivait en 1907 le metteur en scène Russe Constantin Stanislavski, “le théâtre pour enfants, c’est le théâtre pour adultes, mais en mieux“.
À Nantes, j’ai vu neuf propositions. Quatre ont retenu mon attention parce qu’elles s’engageaient dans un propos artistique incluant petits et grands. Pour les cinq autres, le tout-petit ne s’intéresserait qu’à la femme enceinte, aux bons et aux méchants, au doudou, à la peur de se faire manger par le loup. À ce propos réducteur s’est rajoutée une mise en scène peu dynamique où le jeu d’ombre et de lumière suffirait à créer l’émerveillement. Mais cela n’a pas calmé le besoin d’imaginaire réclamé par ces tout-petits devenus bruyants parce qu’on leur parle neuneu?

Uccellini” de la Compagnie Skappa ! est l’Oeuvre. Au sens propre comme au figuré. La comédienne Isabelle Hervouët a les honneurs du Musée des Beaux-Arts de Nantes qui l’accueille puis prolonge le spectacle par une visite guidée pour les tout-petits et leurs parents autour de deux tableaux : «Tilleul»  de Joan Mitchell et «1974» de Robert Soulage. Mérité. Car ces quarante minutes sont uniques et provoquent dans l’assistance bien des remous : le spectacle dit vivant prend ici toute sa mesure.

Isabelle Hervouët chante : elle est oiseau qui se pose sur notre banc de sable, où la toile est la paroi de la caverne.

À l’origine

D’où nous vient-elle ? Il me plaît de l’imaginer surgir des tableaux accrochés…Face à sa toile de plastique, elle se jette corps et âme dans l’autoportrait. De la terre qui macule ses mains et ses doigts, elle se fait pinceau et sa chair se fait rouleau. Elle chante et parle un drôle de langage : celui de la créativité, celui qui autorise tout. Celui de l’insoumission la plus totale. L’oiseau est libre. D’un univers utérin se dessine peu à peu la vie explosive, où la transformation laisse place à la métamorphose. Ce n’est pas de tout repos, car le geste ne cherche pas le vrai, mais puise sa matière au-delà du réel.
Au commencement était le théâtre.
Elle se projette sur la toile, prolonge son autoportrait par un jeu d’ombres où tout peut s’imaginer.

Cadeau.

Et puis arrive ce moment unique, prodigieux : face à nous, contre la toile, ses mains-pinceaux deviennent des ailes et la voilà qui s’envole tandis que le bleu macule. L’envol de l’imaginaire, là, sous nos yeux. Dans ma chair. Cet envol, au-delà.

Naissance du spectateur.

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Il nous faut bien atterrir. Quelques heures seront nécessaires avant d’entrer dans la caverne où la Compagnie Ramodal nous accueille pour «Au bord de l’autre». Ici, se joue la terre patrie du bien-être où le sable, l’eau, la pierre, le verre, le bois sont les éléments vitaux pour que l’acteur soit un alchimiste. Je n’ai probablement jamais ressenti une telle intensité sur scène : le jeu musical et théâtral rend la matière vivante, presque chair. C’est une chorégraphie qui voit le sable se mettre en mouvement tandis que deux baguettes dessinent des corps dansants et marchant sur l’eau. Le peintre n’est jamais loin pour plonger ses mains dans « le » liquide qui métamorphose la scène en espace de la création. La force de cette proposition est dans le lien qu’elle tisse entre nous et l’art : ce qui fait oeuvre est bien ce que nous en faisons. Le tableau final qui voit deux enfants s’approcher de la scène pour souffler avec l’artiste vers l’oeuvre est un moment poétique exceptionnel : autour du feu créateur, l’art crée l’image où la naissance du spectateur est naissance du sujet. Prodigieux !

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Plus tard, c’est le collectif belge De Spiegel qui nous accueille sous les toits du Château des Ducs de Bretagne. Avec leurs habits blancs et leurs chaussures de couleurs, ils sont toiles et pinceaux pour inventer des volumes sous l’effet de la musique, des cartons et du jeu. «Bramborry» est un jeu savant où deux hommes et une femme jouent à cache-cache avec leurs trompettes de la vie et leurs saxes oh faunes ! Ces félins s’amusent avec les notes tandis que leur décor de carton dessine une partition dont nous serions le chef d’orchestre. L’interactivité est permanente entre la musique, les corps et l’installation picturale de Kveta Pacovska et Elisabeth Schnell. C’est un art total, car tout est habité à l’image de ces petites maisons dans lesquelles nos protagonistes créent des univers sonores et théâtraux. Avec « Bramborry », l’art contemporain se prend au jeu du théâtre. Jouissif.
«Le bal des bébés»  proposé  par le Théâtre de la Guimbarde participe à cette fresque dessinée par les trois compagnies précédentes. Ici, parents et bébés (ils ne marchent pas encore) sont invités à trouver le mouvement qui les (trans
)porte vers l’acte créateur. Deux danseuses et deux musiciens accompagnent pour que cela se fasse en douceur ; pour que les corps entrent dans la danse dans un lâcher-prise salvateur. La toile du peinte, symbolisée par des tissus de couleurs, émerge peu à peu et convie chacun à contribuer. Ici aussi, la caverne est convoquée.

À la fin du bal, alors que les parents forment le cercle, certains bébés plongent au centre dans les tissus et se mettent à crier de joie. Nous voilà spectateurs de notre avenir…
Pascal Bély – Le Tadorne

« Uccellini » de la Compagnie Skappa !
« Le bal des bébés »  par le Théâtre de la Guimbarde
 « Bramborry » par le Théâtre de la Guimbarde ry lr Theater De Spiegel
« Au bord de l’autre » par la Compagnie Ramodal
Au Festival « Petits et Grands » à Nantes du 13 au 17 avril 2011.

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Nous sommes Tribu-Terre de la jeunesse.

Le contexte :
Dans un récent article, je qualifiais de «sans ambition» la saison théâtrale 2010 – 2011 dans l’aire marseillaise. Motivé, je migre vers Lyon et son festival «Anticodes» présenté aux Subsistances. J’apprécie cette manifestation et ce lieu d’autant plus que l’an dernier j’avais fait la connaissance de  la contorsionniste Angela Laurier qui sera d’ailleurs au prochain Festival Montpellier Danse. En ce dimanche estival, la programmation foisonnante m’oblige donc à faire des choix : ce sera Michel Schweizer et ses «fauves» ; la troupe New Yorkaise du Big Dance Theater pour «Supernatural Wife» et «Drama per musica» d’Alexandre Roccoli et Séverine Rième. Les deux dernières propositions m’apparaissent bien faibles (voir inaboutie et bâclée pour drama). Seul Michel Schweizer suscite mon enthousiasme.

L’accueil :

Les Subsistances savent accueillir. À l’entrée, des jeunes gens en bleu de travail vous guident, vous conseillent. Une actrice déambule dans la cour, telle une vendeuse à la sauvette, pour rappeler les lieux et les horaires. C’est souvent drôle, car inattendu. Mais avant «Les Fauves», un homme nous accueille sous un porche. Yoann Bourgeois est acrobate, acteur et jongleur. Il nous offre sept minutes de poésie où les balles prolongent le corps et créent le mouvement. Sept minutes où le public assis par terre contemple cet homme-balle nous raconter à partir de fugues de Bach emballées, que l’art peut nous aider à penser rond?

« Les fauves » de Michel Schweizer.

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Ils sont dix jeunes et un accompagnateur. On ne sait d’ailleurs pas très bien quelle est sa fonction: habillé d’un t-shirt siglé dont il ignore le sens, le metteur en scène Michel Schweizer lui a demandé d’être lui-même. Alors, Gianfranco Poddighe chante pour nous accueillir puis passe derrière les platines tel un DJ de l’âme. Il fait jeune. Comme moi. La jeunesse n’est donc pas un statut. Elle est.
Des tables avec des micros entourent le plateau (métaphore de la nouvelle Agora ?) tandis que deux horloges digitales pendent du plafond. Elles ne donnent pas la même heure et le décalage ne cessera de grandir au cours de l’heure quarante-cinq minutes du spectacle. Le temps est suspendu, mais aussi décalé comme une invitation à lâcher prise nos repères habituels et nos visions normées. Les voilà donc face à nous (Robin, Elsa, Pierre, Clément, Aurélien, Pauline, Zhara, Lucie, Elisa, Davy), habillés de leur t-shirt où est écrit «endurci» accompagné d’un numéro indiquant leur degré de dureté ! Comme l’eau calcaire de nos machines. Façon élégante de nous renvoyer leur sensibilité, là où nous les aurions probablement enfermés dans des cases inamovibles.

Leur regard ne trompe pas : nous ne saurons rien de leurs origines sociales, de leur statut, de leur vécu familial. Rien pour nous accrocher, mais ils vont tout donner pour nous relier : ils sont ma contemporanéité et mon avenir. Très vite, ils refusent l’abécédaire de la jeunesse écrit par le philosophe Bruce Bégout que leur tend Gianfranco. Ils veulent d’abord évoquer leur ressenti d’être ici, face à nous : et c’est du corps dont ils nous parlent. Cette parole crue et drôle autorise alors toutes les audaces chorégraphiques, plus proches  d’une danse de l’enchevêtrement que du ballet: elle ne cesse de les habiter même quand ils chantent. Ici, la danse a de la voix.

Peu à peu, ils dessinent le changement de civilisation qui se profile : ce groupe incarne un schéma totalement inversé. C’est en partant du bas vers le haut qu’il  propose de  co-construire notre société au-delà des savoirs d’experts. La créativité et l’écoute sont le moteur du progrès (gare à celui qui n’entend pas?), le sensible en est la matière.

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Le groupe semble s’inscrire dans un «ici et maintenant» qui le  mène à refuser un débat vain sur le lien entre jeunesse et immortalité. Leur identité est complexe car leur avatar doit cohabiter avec leur rôle social : c’est leur recherche du mouvement qui les engage loin des dogmes qui rigidifient «le corps social». En un instant, ce groupe est capable de se mobiliser si les valeurs de respect et d’écoute sont menacées. Car le «je» est en «nous». Individualisme ? Sûrement pas. Plutôt un désir de tribu (chère au sociologue Michel Maffesoli) où l’harmonie conflictuelle définit le vivre ensemble, où  l’unicité est une conjonction des contraires, où une tolérance infinie empêche que leur vie sociale se tisse sur un pathos enfermant.

À mesure que «Fauves» avance, je me sens flotter dans un liquide (amniotique ?) et me laisse porter quitte à m’autoriser l’ennui quand leur interpellation me sature (à l’image de certains d’entre eux qui s’isolent avec leur casque, leur guitare ou se lovent dans le canapé du fond). Avec eux, je ne cherche rien à savoir, mais je ressens, calmement.

Leur espace artistique est une toile où  les mots se prolongent dans le mouvement, où se réinvente une démocratie, où aujourd’hui est le premier jour du reste de notre vie…

Pascal Bély – Le Tadorne.

“Fauves” de Michel Michel Schweizer au Festival Anticodes du 31 mars au 3 avril 2011.

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En Provence, le théâtre fait front.

Inoubliable saison 2010 -2011 ! Est-ce possible de poursuivre l’aventure de ce blog à partir des programmations proposées dans ma région (Provence)? Après le stimulant Festival d’Avignon, l’accueillante Biennale de la Danse de Lyon, et le généreux Festival d’Automne de Paris, mon écriture de spectateur engagé a buté au cours de l’hiver. Il s’installe un profond décalage entre les ambitions affichées par les festivals et la frilosité des théâtres où les mêmes noms reviennent associés aux mêmes esthétiques enrobées dans des politiques de communication aux slogans creux. Pour la première fois depuis six années, j’ai failli jeter l’éponge. La quasi-disparition de la danse contemporaine, en dehors de la programmation policée du Centre Chorégraphique National d’Aix en Provence, a accéléré mon dépit. Malgré tout, il faut poursuivre, même si c’est pour s’émouvoir du déclin culturel de ma région. Il y a pourtant de quoi espérer : une maison pour la danse emmenée par Michel Kelemenis ouvrira à l’automne prochain à Marseille, tandis que l’année capitale 2013 finira bien par créer une émulation…
Mais en attendant, programmateurs et artistes s’accrochent à l’Histoire, non pour réinventer les valeurs de l’avenir, mais pour nous transmettre les idéaux d’une modernité dépassée. J’ai cru au théâtre engagé d’Ariane Mnouchkine en me rendant à Lyon pour ses «Naufragés du fol espoir». Naufrage total pour une nostalgie gluante. Qu’importe ce présent pourri, pourvu que soit célébrée la France de grand-papa! Avec François Cerventes, «le voyage de Penazar» proposa de traverser neuf siècles pour finalement me  perdre dans des détails historiques insignifiants. Malgré la performance de Catherine Germain, je m’interroge : à quoi sert le théâtre s’il doit nous donner une approche linéaire de l’histoire, là où j’attends qu’il la transcende?

Catherine Marnas avec “Lignes de faille” du roman de Nancy Huston a fait pire : elle a tué toute possibilité de transcendance en nous offrant un voyage dans le 20e siècle à partir d’une vision transgénérationnelle, mais en empêchant l’imaginaire du spectateur de fonctionner. Au total quatre actes d’une heure chacun pour quatre périodes (2000, 1980, 1960, 1944) où l’enfant raconte (avec mimiques enfantines à l’appui) tandis que les adultes s’affairent. On plaque sur le plateau des images vidéo de l’époque pour mieux signifier que tout est sous contrôle : avalanche de texte, même dramaturgie et effets de scène répétitifs. Comme avec Ariane Mnouchkine et François Cerventes, le spectateur n’a plus qu’à se laisser porter. Tout est donné au détriment d’une recherche partagée entre artiste et public. Le théâtre célèbre le visible, le linéaire, à partir d’une scénographie signifiante qui fait totalement l’impasse sur le complexe (l’espace de la résonance). À l’image du discours politique qui peine à se renouveler et à embrasser la complexité, ce théâtre-là s’accroche au texte aux dépens du corps, souvent déguisé. Il perd en intimité et semble incapable de parler de la douleur du monde.

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Quid alors de la création «pluridisciplinaire» ? Julien Bouffier a mis en scène Marguerite Duras avec «Hiroshima mon amour». J’attendais que le corps évoque le drame collectif. Sauf que la scénographie fait office de mise en scène et les différentes esthétiques (documentaire, cinéma, chanson, théâtre, danse) visent à remplir le vide provoqué par la tragédie. Pendant que je regarde le film sur un mur (une visite du musée d’Hiroshima probablement pour que le spectateur comprenne enfin ici aussi, le théâtre fait oeuvre de transmission!), je ne vois plus ce qui se joue à ma droite et à ma gauche. On me perd vraisemblablement pour que je me retrouve. Finalement, je  ne ressens plus le corps de l’acteur, comme si toute cette machinerie prenait le pouvoir. À quoi sert le pluridisciplinaire si c’est pour propager la même idée du progrès : accumuler de la technique pour reposer l’homo spectator de la turbulence (un comble alors que le Japon est au bord de l’implosion). Et s’il me plaît de ressentir le vide sous mes pieds ?
C’est ainsi que l’hiver 2010-201 m’aura frigorifié. Alors que le monde connaît des soubresauts encore inimaginables il y a quelques mois, j’ai l’étrange impression que certains lieux culturels s’en protègent, véhiculant ainsi la croyance que tout ceci n’est que “feu de paille”, que la globalisation n’a rien à voir avec l’émancipation des peuples. Je me sens pourtant totalement traversé par ces chaos, mais le théâtre qu’il m’a été proposé reste sourd. Probablement parce qu’il manque d’empathie. Sûrement, parce que l’entre soi produit un théâtre suffisant.
Pascal Bély- Le Tadorne.

« Hiroshima, mon amour » de Marguerite Duras par Julien Bouffier à la Scène Nationale de Cavaillon les 17 et 18 mars 2011.
« Le voyage de Penazar » par François Cervantes au Théâtre Massalia de Marseille du 8 au 26 mars 2011.
« Lignes de faille » de Nancy Huston par Catherine Marnas au Théâtre des Salins de Martigues du 23 au 25 mars 2011.