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THEATRE MODERNE

Le théâtre argentin fait le boulot?

Crise de la dette (n’est-ce pas plutôt la fin d’un modèle ?) . Crise financière (avez-vous remarqué qu’elle s’est substituée à la «crise économique» ?). Crise sociale (cet adjectif a quasiment disparu). Crise des valeurs (elle n’est jamais évoquée). Éditorialistes, économistes, spécialistes et politiques s’emparent des mots, les réduisent et dissertent sans vision sur des réponses. Vous et moi sommes hors jeu…

Le théâtre français est-il aujourd’hui capable de relier toutes ces expressions que nous séparons pour servir les intérêts particuliers de quelques-uns ? J’en doute. La plupart de nos artistes sont ailleurs, égarés. Seuls les Argentins parviennent à personnifier ces crises alors qu’elles paraissent pour l’instant, totalement désincarnées dans les médias et sur les plateaux des théâtres français. Le metteur en scène Claudio Tolcachir est en tournée en France avec «La Omisión de la familia Coleman», créée en 2005. Ce soir, il est à la Criée de Marseille. C’est un choc auquel je ne m’habitue pas : pourtant, depuis 2006, de Paris à Bruxelles,  mes rencontres avec les  Argentins Ricardo Bartis, Daniel Veronese, Beatriz Catani auraient dû me préparer.

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Il y a toujours cette étrange impression : la scène est à l’image d’une pieuvre envahissante. Le décor d’appartement est en longueur, sans profondeur, comme si nous étions l’arrière-cour. Le désordre en dit long sur la vie de cette famille argentine depuis la faillite du pays en 2001 : l’atelier de couture de Gabi est posé au beau milieu du salon. À partir des vêtements qu’elle recycle, elle fabrique de nouveaux habits. Son frère, Marito, bonnet ouvert sur la tête comme pour mieux la maintenir vers un ailleurs de «folie», préfère garder son pantalon de pyjama quitte à se doucher avec. Tout est donc question d’espace vital pour ces trois enfants qui vivent sous le même toit avec leur mère (mémé) et la grand-mère. Une des filles, Véronica, a réussi à s’émanciper: mère de deux «petits» (appelé obsessionnellement «les nains» par Marito), elle vit confortablement jusqu’à payer les frais d’hospitalisation de la grand-mère. Quant à Damian, l’un des deux garçons, il vole et recycle aussi…

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Claudio Tolcachir met en scène une famille profondément mortifiée par les crises citées plus haut, mais qui mentalise sa créativité pour échapper à toutes les contraintes. Ce processus produit une énergie qui traverse le plateau jusqu’à m’embarquer dans cette tempête où le moindre fait et geste déclenche une crise systémique qui emporte tout sur son passage. Nul besoin d’être économiste pour comprendre ce que provoque la déclassification sociale. La folie de Marito n’est que le symptôme d’un système fait d’injonctions paradoxales où pour fuir la crise, il faut être en crise. Même la misère sexuelle entre en jeu : l’inceste n’est qu’une conséquence du rétrécissement de l’espace où, pour pousser les murs, on partage le lit et sa tendresse. Étrangement, il n’y pas de place au jugement de valeur. La caresse est aussi vitale que le repas que l’on commande à l’hôpital, profitant d’une visite à la grand-mère mourante. Tout se dérègle jusqu’aux pilules périmées, juste bonnes pour se transformer en contraceptif de substitution.

Véronica n’est pas  mieux lotie: elle a certes l’argent, mais sa souffrance est à fleur de peau et de mots, faute de pouvoir incarner un autre rôle d’épargné, mais épargnante. Chaque acteur est magnifique de sincérité. Lautaro Perotti (Marito) porte la pièce à s’en saigner les veines. Il est au croisement de toutes les histoires comme s’il détenait les cartes du jeu : sa folie pose la question du sens des mots, des gestes et des mouvements. Il est le metteur en scène, le seul à ne jamais fuir: la crise l’a probablement rendu fou, constamment «habité» par le désir de nouer les liens familiaux.

Tout au long, je ris. Comme un réflexe vital pour ne pas sombrer avec eux. Je suis profondément touché par l’énergie du désespoir qu’ils déploient pour tout reconstruire. Ils laissent Marito seul dans cet appartement où nos lâchetés individuelles et nos peurs  lui imposent le silence. Marito va mourir. Notre sortie de crise fera place nette. Les vieux, les fous et les prisonniers, après avoir été nos boucs émissaires, disparaîtrons de nos champs de vision, une fois le chaos terminé.

Je ris et un frisson me traverse.

Nous préparons une nouvelle extermination.

En sourdine.

Pascal Bély, Le Tadorne

«La Omisión de la familia Coleman» de Claudio Tolcachir au Théâtre de la Criée de Marseille du 6 au 10 décembre 2011.

En tournée : les dates ici.

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OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE

Un travail fou.

Ce spectacle est un accueil. Global. Enveloppant. Sécurisant. J’en sors apaisé après de longues journées de travail sur moi, avec et vers les autres. Julie Rey et Arnaud Cathrine ne font pas le même métier que le mien, mais nous appartenons à la même espèce, de celle qui rend visible l’invisible, de celle qui s’appuie sur l’écoute pour une métamorphose. Tous deux ont accueilli la parole de quatre patients rencontrés dans un hôpital psychiatrique (Nora, Kléber, Virgile et Héloïse), pour mettre en scène un spectacle musical.

Le plateau est juste assez grand pour poser une rangée de chaussures (serions-nous sur scène, déchaussés?), un piano, une guitare, un mur amovible où l’on voit à travers, et qui est aussi une toile de projection pour la vidéo. Dedans. Dehors. Entre décor de cabaret et confessionnal, les personnages vont et viennent pour se mettre au(en) travail. Quatre saisons ponctuent cette rencontre qui finit par faire trotter une petite musique dans la tête.  «Il n’y a pas de coeur étanche» est une mélodie pour adoucir notre regard sur la folie, la leur, la nôtre. Elle transporte la poésie des corps brisés révèlée par la mise en scène soignée et respectueuse de Ninon Brétécher.

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Tandis qu’au-dehors, l’Europe perd la tête…

À tour de rôle, Julie et Arnaud endossent les rôles. Il est Arnaud, elle est Héloïse (une mère à la recherche de son fils disparu dans un accident). Il est Virgile (jeune homme qui se vit en femme), elle est Julie. Pour Nora (habité par un profond sentiment de perte de soi),  ils sont Julie et Arnaud.  Tandis que Kléber (psychotique) poétise à coup de jeux de rôles sur l’envers du décor…Mais qui est qui ? Tout semble étanche…«Pourquoi vous ?pourquoi pas nous?» est un refrain  entêtant, dans lequel Nora s’engouffre pour nous murmurer: «ça pourrait vous arriver, nous sommes tous des bilans provisoires». Ce soir, je ressens l’étrange impression que nous sommes tous sur un fil comme si Ninon Brétécher glissait sous nos pas dansants, un filet d’(in)sécurité qui nous rattraperait au cas où…

Au départ, Julie Rey et Arnaud Cathrine nous préviennent : la relation  n’est pas à sens unique. Écouter ne peut signifier s’oublier soi-même. Sage précaution pour éviter de sombrer dans la toute-puissance de l’artiste! La frontière est étanche entre l’écoutant et l’écouté. Je ressens le travail sur soi qu’ils ont du faire chacun pour arriver à restituer une telle écoute. On apprend que Julie voit un psy, en plus de jouer de la guitare! A deux, ils écrivent, chantent et composent les images de scène (superbe vidéo au service du jeu). Un travail de fou ! Le résultat est un espace de dialogue ouvert entre patients, artistes et spectateurs pour que chacun puisse y entendre sa résonance. Pour qu’à la carte de l’hôpital projetée dès le début du spectacle où s’entrecroisent les rues d’un ghetto (telle une «loupe» de notre société, nous prévient Héloïse), vienne se superposer le territoire de nos représentations nourries par cette rencontre.

Car si l’inconscient, cet insondable, est structuré comme un langage,  je remercie Julie et Arnaud d’avoir créé un espace théâtral qui fait langage, capable de jouer avec portes et fenêtres dans un va-et-vient désordonné fait d’ouvertures et de fermetures (à l’image d’une scène truculente du film vidéo où Julie et Arnaud nous font un numéro à la Jacques Tati sous l’oeil amusé d’un patient !)

Tout vole très haut dans ce spectacle. À commencer par les compositions musicales de Julie Rey qui sont d’une telle justesse que j’y reconnais la sincérité radicale d’un Dominique A. A deux, Julie et Arnaud créent un jeu de chaises musicales au service de la relation avec les patients. Et lorsque le plateau sature, la vidéo prend le relais pour ouvrir nos imaginaires dans l’enceinte même de l’hôpital, jamais disqualifié.

Dans ce va-et-vient entre le dedans hospitalier et le dehors du spectacle,

…Viennent s’immiscer des dialogues d’une justesse sidérante, preuve s’il en est que les artistes et les fous nous sauvent d’un dépérissement programmé de la pensée organisé par la sphère médiatique et marchande.

…Viennent s’immiscer les gestes d’Héloïse qui sculpte le visage d’Arnaud et fait apparaître l’image du fils disparu. Émouvant à en pleurer? (à la 3’51 de la vidéo)

…Viennent s’immiscer des perles poétiques qui m’étanchent…

«Je suis trop peuplé, on n’y voit plus rien».

«Je n’ai pas toute ma tête, mais le coeur est plein».

Pascal Bély, Le Tadorne

« Il n’y a pas de coeur étanche » par Julie Rey, Arnaud Cathrine et Ninon Brétécher à la Criée de Marseille du 22 au 26 novembre 2011.

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THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE

Le Prince Vincent Macaigne vous attend.

Ce fut le succès du dernier Festival d’Avignon. Une oeuvre rare. Le Théâtre National de Chaillot à Paris l’accueille du 2 au 11 novembre 2011 avant une tournée jusqu’en février 2012 (Grenoble, Mulhouse, Douai, Orléans, Nantes, Luxembourg, Valenciennes).

Retour d’Avignon…

Cela devait arriver. Non que cela fut prévisible, mais attendu. Depuis quelques jours, il se trame un drame derrière les murs du Cloître des Carmes au Festival d’Avignon. Après «Au moins j’aurai laissé un beau cadavre» de Vincent Macaigne d’après «Hamlet» de William Shakespeare, de nombreux spectateurs semblent sonnés par cette proposition qui dépasse l’entendement.

Je n’ai pas pleuré. Je me suis même amusé avec le chauffeur de salle. Fini l’attente. Le théâtre est ouvert dès notre installation. Sur le gazon bien amoché et boueux de la scène, un homme harangue la foule avec une chanson débile. Il invite le public à monter sur le plateau. Les jeunes ne se font pas prier. Et ça dure…La caste journaliste vieillissante se demande avec inquiétude comment cela va finir. Cet espace intermédiaire entre théâtre et réalité en dit long sur les intentions de Macaigne : il faut nous mettre en condition, en assemblée. Quitte à se foutre de notre gueule.

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Je n’ai pas pleuré. J’ai juste tremblé pour Hamlet. Depuis le temps, je m’habitue à sa folie. Mais ce soir, c’est tout un système qui devient fou. Le corps du père gît encore dans une fosse ouverte d’eau boueuse tandis que le mariage de Claudius avec la mère d’Hamlet tourne à la farce populaire d’une émission pour temps de cerveau indisponible. Nous rions à notre décadence. La boue est notre merdier. Les personnages se dépatouillent pour exister dans ce décor de terre piétinée, d’arrière-cour de salle d’attente d’entreprise de communication, de logement précaire en tôle et verre probablement dessiné par le metteur en scène institutionnalisé et friqué Fréderic Fisbach, présent au Festival avec Juliette Binoche, actrice squelettique.

Comment comprendre la tragédie d’Hamlet si l’on ne pose pas le contexte dans lequel elle interagit? Vincent Macaigne ne s’attarde pas beaucoup sur le spectre, réduit à un furet empaillé. Inutile de s’accrocher à l’au-delà. Ici bas, suffit. Les mythes commencent sérieusement à nous emmerder. Hamlet n’est pas fou, il souffre.  Mais comment un tel système politique peut-il entendre la souffrance? Il est décalé. Inaudible. Totalement inaudible. À devenir dingue. D’ailleurs, ils gueulent tous pour se faire comprendre. Mais comment en sommes-nous arrivés là ? Car je n’ai pas tardé à faire un lien : cette scène est notre Europe, notre boueux pays de France où un saltimbanque au pouvoir transforme l’art en bouillon de culture…

Cette scène est dégueulasse. Ils puent tous la mort. Cela gicle de partout. Comme un corps institutionnel agonisant, épuisé par la traîtrise aux idéaux, mais encore vivant, car le cynisme leur donne l’énergie vitale d’organiser le chaos pour le maîtriser à leur profit. Hamlet n’est pas fou : il lutte pour sa chair….Mais le système va l’emporter. Ne reste que le théâtre.

Entracte.

Hamlet reprend la main. Installe un théâtre où il met en scène son enfance. Aux origines. Qu’a vu Hamlet qu’il n’aurait pas dû voir? Mais cette mise en abyme ne résiste pas. Le théâtre se fond dans le système politique jusqu’en épouser les jeux (comment ne pas penser à la nomination controversée d’Olivier Py à la tête du Festival d’Avignon en 2014 ?).

Je n’ai toujours pas pleuré. Je me suis immobilisé. Face à tant de beauté apocalyptique. La folie du Royaume et sa déchéance emportent le décor du Cloître des Carmes balayé par un château fort gonflable prêt à nous sauter à la gueule. Notre Europe forteresse est une bâche rustinée maculée du sang des corps des migrants. Car le théâtre de Macaigne, c’est de la chair à canon contre le pouvoir, offerte par des acteurs jusqu’au-boutistes qui donnent l’impression qu’ils pourraient mourir sur scène. Macaigne ne disserte plus. Il convoque un théâtre d’images, quasiment chorégraphique : pour repenser l’Europe, il faut organiser nous-mêmes le chaos, et arrêter de s’accrocher à des mythes empaillés.  À partir de ses décombres, nous reconstruirons, torche à la main.

Vincent Macaigne pose un acte : celui de MONTRER, alors que nous sommes saturés d’analyses et de paroles. Il n’a probablement rien de plus à dire que ce qui a déjà été dit. Or, à l’heure où le chaos s’installe, qui sait aujourd’hui montrer en dehors des visions molles…

Et si  resentir l’image théâtrale était une forme de pensée?

Je me lève pour applaudir. Où est Vincent Macaigne ?

Peut-être dégueule-t-il.

Pascal Bély, Le Tadorne.

Le regard de Francis Braun.

Il faut, c’est un ordre, être témoin de ce Miracle. Il faut participer à ces heures de liberté jouissive, vivre cette aventure shakespearienne indéfinissable  avec la troupe de Vincent Macaigne dans «Au moins j’aurai laissé un beau cadavre» d’après «Hamlet» de William Shakespeare.

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Il faut voir Le Cloître des Carmes, lieu du Sang versé, devenir le lieu de tous les possibles, de tous les délires. Il faut le voir vivre d’une façon différente (il a été investi totalement pour cette occasion par un cabinet de curiosités baroque et intrigant sur un sol un gazon vert fané avec eau croupissante).

Nous sommes conviés par un chauffeur de salle pour une cérémonie joyeuse et terrible. On hésite entre un happening hippy baba et un spectacle de fin d’année ; on se demande à quelle sauce on sera trempés…les gens descendent, des gradins sur la scène, commencent à danser…on attend et ce sera tout à la fois.  Ce soir, Hamlet revisité  va devenir L’?uvre Théâtrale  universelle  d’un mec imprévisible et sans contrainte. Ce sera le fait d’un artiste  qui explose à la fois de sa folie et de son délire. On le sait intelligent, désarmant, on ne sait pas si cela va durer dix minutes, une heure, ou toute la nuit…ou s’il va s’en aller.

Au bout de quelques minutes, c’est certain : nous allons oublier le temps pendant quatre heures, nous allons être assis, rivés à nos fauteuils, bloqués hilares, sidérés et ébahis.

L’esprit de Vincent Macaigne, (qui s’agite avec les machinistes en haut des gradins, comme un chef d’orchestre), est totalement débridé et contrairement au slogan néon posé en enseigne sur le mur d’en face …il y aura pas de miracles ce soir »…Mais,  de CE MIRACLE,  on pourra se souvenir…

C’est Hamlet, lui, sa famille, son trône, son palais qui nous sont racontés, mais c’est aussi la Tragédie de ce Prince du Danemark revisitée sur un gazon piétiné, semé d’embûches irréparables. C’est une vie de crime intemporelle relatée  sur un champ dévasté. C’est hier et aujourd’hui sang mêlé, c’est une Ophélie en pleine inquiétude, c’est une mère qui n’en peut plus de posséder ;  c’est bien sur Hamlet, jeune enfant qui se souvient.

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C’est son histoire fondue enchaînée à notre actualité qui s’exprime sous nos yeux et devenons alors  les otages-bienveillants-volontaires dans un cloître ouvert à toutes les Folies. Folies de la mise en scène tour à tour explosive, sereine, calme ou désespérée. Folies des lumières, soudainement crépusculaires, parfois hivernales, soudainement glaciales…Le cauchemar ou le rêve partent en fumée…des réelles fumées nous enveloppent ponctuellement.

Les comédiens  nous surprennent tout le temps, ils nous font rire et  nous coupent la respiration. Nous sommes à chaque seconde secouée de sentiments différents. Nous sommes déstabilisés, dérangés, enthousiastes, parfois inquiets. Plus les minutes passent, plus les corps-spectateurs se figent silencieusement dans le respect et l’effroi.

Des litres  de sang se déversent sur un corps qui meurt. C’est l’Instant terrifiant incarné par des comédiens incroyables. Nous sommes happés, nous ne savons plus distinguer l’histoire et le présent.

C’est à la fois le spectre de Pippo Delbono qui hurle sans qu’on le comprenne, c’est Angelica Liddell qui joue de son corps, de ses seins, de son sexe, c’est aussi le Sang de Jan Fabre, mais c’est surtout le monde du corps  de Vincent Macaigne.

 Il y avait avant Pina et après Pina…il y avait avec Angelica Liddell, maintenant l’histoire shakespearienne ne pourra vivre sans le  cadavre laissé  par Vincent Macaigne. dans les murs du Cloître des Carmes….

C’est lui L’ENFANT du festival, car il naît ce soir à nos yeux. Offrons-lui le TRONE qu’il mérite, qu’on le couvre d’HONNEURS, qu’on le salue, et que l’on reconnaisse en lui CELUI par qui un autre THEATRE arrive…. Proclamons-le …Notre Nouveau Prince de Hambourg, crions haut et fort…Vive LE PRINCE et vive sa folie.

Ce fut, je dois dire,  exceptionnel.

Monsieur Vincent Macaigne, Nouveau Prince en Avignon…

Francis Braun, Le Tadorne.

«Au moins j’aurai laissé un beau cadavre» de Vincent Macaigne. Tournée ici.

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THEATRE MODERNE

Pour la Tunisie.

La Tunisie vote demain.

Retour sur un temps fort du dernier Festival d’Avignon, présenté au Festival Sens Interdits ce soir à Lyon.

Ils sont parmi nous, avec nous. Acteurs de la révolution tunisienne dans tous les sens du terme, ils descendent peu à peu, tout en nous observant d’un léger sourire. A chacun son tapis rouge et ses palais. Pour Jalila Baccar, Fadhel Jaïbi et les dix comédiens, ce sera les marches de la salle de Montfavet. Ils descendent lentement pour mieux signifier que le changement est un long processus, qu’il ne peut se résumer dans une formule médiatique («le printemps arabe») déjà dépassée. Le théâtre n’est pas fait de ce temps-là.

Une fois arrivé sur le plateau, le noir et de blanc vont mener une longue bataille pour que le théâtre éclaire les dessous d’un système. Écrit bien avant la révolution, «Yahia Yaïch, Amnésia» met en scène le limogeage d’un despote, où l’économique et le politique ne font qu’un. Comment ne pas songer à Ben Ali et à sa famille ?

Jalila Baccar et Fadhel Jaïbi voient grand, si l’on en juge par la profondeur de la scène, renforcée par un jeu subtil de lumière qui voit apparaître et disparaître les corps. Car “Amnésia” n’est qu’un théâtre de corps, au croisement de tant d’influences : comment ne pas penser à Pina Bausch quand les chaises valsent et qu’elles structurent la dramaturgie en fonction du jeu et des enjeux? Comment ne pas se souvenir des corps courbés et volants de Joseph Nadj, lui qui sait amplifier le mystère en colorant le corps et la scène d’un noir trouble et fulgurant ? Ici, tout est question de corps : n’est-ce pas son immolation qui a tout déclenché en décembre 2010 ? Ici, tout est question de mots : mais ils sont tous bien pesés. Sous la dictature, la parole est d’or…

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«Amnésia» dévoile peu à peu un système, par apparitions et disparitions successives : les corps sont fantômes, tout à la fois apeurés et insoumis. Le son est de la partie : si le despote est affublé d’un micro, c’est pour mieux entendre ce qu’il a dans la tête. Fascinant. Ici, l’Hôpital est le lieu où la tragédie prend corps, Yahia Yaïch ayant eu la mauvaise idée de mettre le feu à sa bibliothèque. Immolation ratée. Le voici badigeonné de rouge, l’une des rares couleurs à créer de l’espérance…Dans un tel système, bien difficile de distinguer le médecin du policier comme si les corps institués n’avaient qu’une seule fonction : le faire perdurer. La confusion est totale d’autant plus que l’on marche comme si l’on défilait, arme sur l’épaule (quand ce n’est pas un ballet pour balais).
Peu à peu, le système s’emballe sans que l’on ait besoin de créer du fracas sur scène : la parole se libère, à l’image de cette conférence de presse où les questions les plus improbables fusent comme des balles. Peu à peu, ces rats de laboratoire sortent de leur souricière. Les corps se redressent, la scène s’éclaire de nouvelles couleurs (le plastique est décidément fantastique !). Sous les chaises, les pavés. La danse s’orientalise pour occidentaliser le propos : nos despotes sont-ils si éloignés des vôtres ? Car «Amnésia» célèbre l’avènement d’un corps politique qui prend la parole et sa liberté de mouvement. A nous peuple français d’accueillir cette énergie, nous qui avons longtemps fermé les yeux pour préserver cette destination touristique privilégiée.
Mais à observer les bâillements du public et son faible enthousiasme lors du salut final, me reviennent les observations entendues cet hiver : «après la révolution, ils vont déchanter». Mais leur chant pourrait devenir l’hymne de notre révolution : celle de la pensée qui verrait dans tout progrès démocratique, une avancée économique, culturelle, sociale et écologique.
Pascal Bély, Le Tadorne.
« Yahia Yaïch, Amnésia » de Jalila Baccar et Fadhel Jaïbi. Au Festival d’Avignon du 15 au 17 juillet 2011.
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L'IMAGINAIRE AU POUVOIR PETITE ENFANCE THEATRE MODERNE

Le théâtre de Christiane Véricel donne faim.

Ce n’est pour l’instant qu’un chantier de création. Ce ne sont que quarante minutes. Le temps paraît si court avec Christiane Véricel et sa compagnie Image Aigüe. Pourtant, avec «La morale du ventre», elle signe l’une des réjouissances de la rentrée théâtrale. Ils sont sept sur scène : des adultes, des adolescents, des jeunes enfants. Amateurs et professionnels. Ils sont noirs et blancs. De France, de Sicile, de Turquie. Tout un théâtre de couleurs, de sons, de corps et de mots qui me percute comme autant de balles siffleuses, métaphore d’une famine qui fauche une personne dans le monde toute les quarante secondes. Au sol, une frontière signalée par un trait blanc et quelques morceaux de pain, que l’on donne aux oiseaux après avoir vidé nos ramasse miettes. A moins que ce ne soit celles que nous voulons bien laisser aux pays pauvres. Ainsi, se succèdent des situations qui voient s’affronter les possédants et ceux qui n’ont rien. Le tout ou rien. Le tout pour le tout où chacun joue son va-tout. Ils ne sont pas meilleurs que nous : malins, tricheurs, menteurs…Mais ils ont faim à l’image des immigrés sur les bateaux de fortune qui déjouent tant de pièges pour prendre leur part du gâteau.

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Christiane Véricel s’affranchit donc des frontières pour proposer un théâtre chorégraphié profondément drôle pour que la question ne tombe pas dans la dérision, la déraison. La mise en scène nous tend le miroir de nos lâchetés quotidiennes : elles en disent long sur le rapport dominant-dominé, instauré en toute situation et qui façonne un système de pensée incapable de résoudre ce fléau mondial.

Son théâtre est un dessin animé pour personnages anémiés espiègles et créatifs qui calme ma faim de spectateur. Pour cela, tout y est détourné : les contes où l’on se meurt, les murs où la parole se fracasse, sous les jupes des garçons où l’on se cache, des chaises d’enfants pour adultes infantilisants. Tel un vieil ascenseur social, l’échelle se dérobe même sous leurs pieds. Plus rien ne fonctionne à l’image de ces corps qui désarticulent le vertical et l’horizontal.

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Mais ces héros des temps modernes cherchent. Sans fin. Leur créativité vient à bout des stratégies des Etats tout-puissants. Ils vont au-delà de la frontière pour entrer dans notre espace démocratique et y interroger nos valeurs et nos principes moraux. Ils sont là avec leur pince pour piquer nos chairs et réveiller nos consciences : notre dette est ailleurs qu’en Grèce.

Pascal Bély, Le Tadorne.

« La morale du ventre » – Etape de création présentée aux Subsistances à Lyon les 14 et 15 octobre 2011.

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THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE

Toujours ce manque de temps…

«Le temps nous manquera» de Stéphane Gasc nous laisse un peu dépités. Sa fin brutale est à l’image de la disparition, thème central de cette oeuvre délicate sur le deuil. Deux personnages (un homme, une femme) évoquent le suicide du troisième (présent sur scène, mais silencieux). Ils l’ont aimé, ensemble et côte à côte. Le sujet est périlleux, convenons-en. Mais la compagnie l’Employeur l’aborde en adoptant un ton, un temps particulier, fait d’accélérations, de lenteurs et de flash-back. Nous sommes loin d’une oeuvre tapageuse, désireuse d’être dans le coup : on n’y décèle aucun tic de langage du théâtre contemporain (vidéo, musique vrombissante). Juste un décor un peu lounge mais bancale, où l’on ne fait plus très bien la différence entre l’appartement privé du couple et l’espace public d’un bar. Aucun meuble ne tient tout à fait droit…

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Vous serez probablement interpellé par ce début énigmatique, aveuglant…lumière blanche pour soleil noir : une plongée hypnotique dans le tunnel de la mort pour entrer dans le noir des âmes torturées, de ceux qui restent. Autant préciser qu’ils ne vont pas bien du tout, mais allaient-ils mieux avant, près de lui ?

Les deux survivants (touchante Édith Mérieau, troublant Alexandre Le Nours)  se rapprochent pour mener un combat à fleuret moucheté, quand ce n’est pas au sol. Il a disparu, mais ils poursuivent leur jeu d’attraction-répulsion pour continuer à se projeter dans le regard de l’autre. Comme un réflexe de survie qu’une subtile «lumière sale» vient éclairer. Les dialogues sont ciselés comme des lames à double tranchant. Drôle car incisif. Cela saigne encore. Mais  ils ne trouvent jamais la réponse à leurs questions dont on peine d’ailleurs à cerner les contours: l’amour n’a pas d’explication en dehors de ceux qui s’aiment.

C’est un théâtre du non-dit où les mots s’enveloppent et cachent à l’image du décor magnifique de la deuxième partie (le voile blanc de la pudeur posé sur ce qui ne peut s’enfouir). À l’image de la crise d’exéma qui démange l’un, tandis que l’autre semble épuisée dans sa quête d’amour.

À ce «temps», il me manque une troisième dimension, pourtant incarnée par la présence du suicidé (Stéphane Gasc lui-même). Il aurait pu danser pour faire résonance, pour ancrer dans mon imaginaire, une image théâtrale du deuil. Pour m’accompagner à baisser ma garde amplifiée par le dialogue amusant et défensif des deux survivants.

Ce «temps» qui me manque est celui de la danse, l’art de la disparition.

Pascal Bély, Le Tadorne

« Le temps nous manquera », texte de Stéphane Gasc ; mise en scène de la compagnie l’Employeur. Au Festival Actoral de Marseille du 4 au 8 octobre 2011.

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FESTIVAL D'AUTOMNE DE PARIS THEATRE MODERNE

Avec Daniel Veronese, ma crise de bonheur.

Il y a des applaudissements qui ne trompent pas tant leur musicalité exprime la joie. Une association de bienfaiteurs est à l’origine de ce moment harmonieux : les dix acteurs choisis par le metteur en scène Argentin Daniel Veronese ont tant de grâce que cela en devient miraculeux.

Après «Espia a una mujer que se mata» vue à Aix en Provence en 2008 et «le développement de la civilisation à venir» acclamée en 2010 au KunstenFestivaldesArts de Bruxelles, je ressens toujours cet engagement à proposer un théâtre de sueurs et de larmes où les mots accompagnent les corps à la dérive. Cette sensualité est une matière brute, apprivoisée par une mise en scène qui flirte souvent avec les happenings du théâtre de boulevard et les effets de travelings cinématographiques.

Ce soir, au Festival d’Automne de Paris, «les enfants se sont endormis» d’après «La Mouette» d’Anton Tchekhov est une oeuvre sans surprise pour ceux qui connaissent Daniel Veronese, mais qui produit toujours le même effet : nous y sommes. Il ne nous lâche jamais.

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Parce qu’au huit clos du décor (dont on a l’impression parfois qu’il s’avance vers nous), Daniel Veronese installe une scénographie du secret : la fenêtre qui donne sur les (im)possibles, les coulisses d’où se trame le drame. Chaque personnage, même absent sur scène, est omniprésent. Cette absence-présence produit un sentiment permanent de flottement qui traverse le jeu de ces dix acteurs exceptionnels. Vous reconnaîtrez sans peine les protagonistes de la pièce d’Anton Tchekhov mais Daniel Veronese les métamorphose en leur faisant porter le poids d’une civilisation du progrès à bout de course. Sur scène, on s’écroule sur le canapé pour se réfugier dans son théâtre intérieur, on siffle pour ordonner faute de savoir communiquer, on tape à la porte sans que l’on ne vous réponde, on aborde son statut comme seul signe d’un positionnement. Daniel Veronese installe le groupe à partir d’un mouvement circulaire et spiralé où les mots sont des balles qui traversent le corps de chacun et créent l’énergie d’un chaos maitrisé qui finit par vous entrainer. Ainsi, nous rions à notre décadence et assistons impuissant à la descente d’un plafond de verre qui écrase le désir sur un parterre de certitudes.

En accentuant la proximité des corps (l’espace de la mise en scène n’est que d’un mètre ou deux !), Daniel Veronese produit une micro société faite de magmas où la vision de chacun n’excède pas la distance entre le «moi» et le «je ».  Rien ne nous étonne à ce que le contexte de Tchekhov se fonde dans le nôtre. Daniel Veronese évoque dans la feuille de salle du Festival, «une façon d’attirer l’histoire vers le présent». Ici, le présent ne trouve plus sa force pour penser un futur d’autant plus que l’enfance de chacun est un refuge et non une embarcation collective. Progressivement, je me détache pour ne pas être emporté.  Daniel Veronese me donne l’espace pour m’affranchir de ce magma comme si la condition de l’artiste (thème central de la pièce), dépendait de l’émancipation du spectateur. Je ne vois, pour l’instant, pas d’autre explication à la particularité de cet article : en effet, je peine à évoquer l’histoire car je suis plongé dans une mise en abyme (une pièce dans la pièce) d’où il me plait d’écrire sur mon bonheur de spectateur.

Pascal Bély, Le Tadorne.

 

A propos d’«Une maison de poupée » d’ Henrik Ibsen publiée en 1879 et adaptée par le metteur en scène argentin Daniel Veronese («le développement de la civilisation à venir») vue au Kunstenfestivaldesarts de Bruxelles en mai 2010 et présentée au Festival d’Automne en même temps que «les enfants se sont endormis».

 

À l’époque d’Ibsen, Nora (femme considérée comme « simplette » par son mari avocat, Torvald Helmer) est mère de trois enfants. Elle fait un faux en écriture pour trouver l’argent nécessaire à la guérison de son époux. Une fois la tricherie dévoilée, elle doit faire face à la colère de cet homme dont la vision du mariage reste subordonnée à la société bourgeoise. Chez Daniel Veronese, Nora a tout de la femme émancipée : dynamique, jean’s moulant, danseuse à ses heures. Son mari est un ancien avocat qui a fait faillite pour devenir banquier.

Veronese amplifie les contrastes : au décor dépouillé digne d’une maison après le passage des huissiers (incarnée par la frêle silhouette de Christina, une amie dans le dénuement), il oppose les corps gros du mari, du prêteur et de l’amie médecin. La force de la mise en scène est d’accentuer l’étau entre le milieu bancaire qui impose ses valeurs jusque dans le couple et la corruption qui gangrène la société argentine. Le propos politique (à l’exception du désir d’émancipation de Nora) s’efface au profit des dictats de l’économie financière. Le salon devient un espace intermédiaire entre la rue et le bureau à domicile du banquier où circulent les flux d’une économie rigide pilotée par le pouvoir masculin. Daniel Veronese humanise ce que la banque voudrait bien gommer : la fragilité de chacun d’entre eux face à cette économie qui leur enlève leurs capacités à poser des choix. Alors que les femmes se sont émancipées par l’accès au savoir et à l’éducation, qu’elles ne sont plus sous le joug du religieux, qu’adviendra-t-il de leur autonomie alors que le pouvoir économique reste aux mains des hommes ? La dernière scène (que nous ne pouvons divulguer) esquisse une réponse et bouleverse le public jusqu’à ressentir dans la salle une peur collective qui n’annonce rien de bon.

Pascal Bély, Le Tadorne.

 «Les enfants se sont endormis» et « Le développement de la civilisation à venir » par Daniel Veronese au Festival d’Automne de Paris du 21 septembre au 2 octobre 2011.

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FESTIVAL D'AUTOMNE DE PARIS OEUVRES MAJEURES THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE

Claude Régy largue mes amarres.

Alors que nous sommes dans la file d’attente, l’intensité de la lumière du hall diminue, signe que nous allons bientôt entrer dans le théâtre de la Ménagerie de Verre. Au deuxième rang, un homme murmure…

«Chut».

Interloqué, je me retourne. Il recommence. Peine perdue. Les spectateurs poursuivent leur conversation comme s’il leur fallait écoper ce trop-plein de mots qui, dans cette salle, font bruit.

«Chut..».

Je reconnais le metteur en scène Claude Régy qui présente ce soir «Brume de Dieu» d’après le roman «Les oiseaux» de Tarjei Vesaas. Je prends ma tête entre mes mains puis murmure à mon tour…

«Chut»?

Un frisson me traverse. Je suis Spectateur.

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Puis il arrive…de loin. Des profondeurs, le plafond est si bas. Pas à pas, par sa présence, il impose le silence. Je le distingue peu à peu. La lumière est d’aurore. Il est brume. Il est là, de l’autre côté, à quelques centimètres de moi…la ligne est infranchissable. Je suis insubmersible. Il s’appelle Mattis et vit auprès de sa soeur Hege dans un petit bourg de Norvège. Sa langue est étrange, de celle qui n’est pas structurée pour la conversation. Dans la France d’aujourd’hui, il serait inaudible, probablement soigné pour inaptitude d’autant plus qu’il sait parler aux oiseaux à partir de leur langage. Je m’accroche à ses mots, que je comprends à peine. Suis-je à ce point formaté pour ne plus savoir entendre le  bruit des vagues d’une langue? Elle nous vient de loin, de là où nous l’avons enfoui sous un tas de normes.

Il émerge. Il nous revient. Sur sa barque, il se souvient et parle à sa soeur; il évoque un passé à jamais perdu; ses lèvres sont les rives d’un fleuve qui charrie les corps des mots, ses bras contiennent sa violence, ses pieds paraissent d’argile pour les soulever et faire entrer l’horizon dans le théâtre.

De mon siège, je m’avance et je recule, dans un va-et-vient incessant que je ne contrôle plus. Est-ce le bercement, ce mouvement par qui l’unité s’invite ? Le rythme s’accélère. Je tangue sur sa barque. Il faut me calmer et m’adapter au flux. Son trop-plein crée mon vide que je me dois d’apprivoiser.

Ses yeux s’emplissent d’eau et creusent un trou dans sa barque.

Il m’embarque.

Il écope l’eau. Il recule, se couche à terre, se relève, puis de dos, il retourne délicatement sa tête vers nous, tel un phare qui éclaire la frontière. Au-delà, un territoire. Celui du corps, celui du sujet.

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L’acteur Laurent Cazanave se métamorphose comme si l’eau fluidifiait ses membres pour musicaliser ses mots. Le corps a sa tête.

Il crie le nom de sa soeur avec la force d’une bombe à fragmentation qui me fait littéralement sauter de peur. Je cauchemarde. C’est le cri de la naissance.

Peu à peu, j’entre dans le corps de Mattis. Je vois par ses yeux. Les lumières éclairent le lac, et tout s’apaise. Me voilà amarré sur son île.

 «Chut».

Il a disparu.

Je suis Spectateur-sujet.

Pascal Bély- Le Tadorne

Claude Regy sur le Tadorne: “Ode maritime” de Claude Régy : d’Avignon, les bateaux à voiles soulèvent les âmes.

«Brume de Dieu » par Claude Régy, à la Ménagerie de Verre du 15 septembre au 22 octobre 2011 dans le cadre du Festival d’Automne de Paris.

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FESTIVAL D'AVIGNON THEATRE MODERNE

Au Festival d’Avignon, le théâtre crève l’écran.

Imaginez une scène de théâtre saturée de caméras et de fils, où le décor paraît lointain pris entre cabines de prise de son et tables où s’affairent des bruiteurs. Rêvez d’un plateau où le rôle titre est joué par plusieurs acteurs qui, à leur moment perdu, peuvent passer derrière la caméra.

«Christine, d’après Mademoiselle Julie» librement adapté d’August Strindberg par Katie Mitchell et Leo Warner de la Schaubüne de Berlin est d’une telle virtuosité qu’elle vous entraîne aux frontières du cinéma, du théâtre et de la danse. La mise en espace est d’une telle complexité qu’elle procure chez le spectateur un sentiment total de liberté l’invitant en continu à changer de regard et d’angles de vue. A être l’auteur de son propre cinéma théâtral !

Et pourtant, tout commence bien mal. À peine les acteurs prennent-ils position, qu’une caméra tombe en panne. Le théâtre peut-il à ce point dépendre de la technique ? Mais la suite nous démontrera que c’est exactement le contraire…

Julie est fille d’un conte. Profitant de l’absence de son père, elle organise une fête le soir de la Saint-Jean. Elle fait l’amour avec Jean, son valet. Celui-ci n’hésite pas à franchir la ligne: ils sont prêts tous les deux à poursuivre leur aventure en quittant la Suède pour ouvrir un hôtel en Allemagne. Ils proposent même ce voyage à Christine, fiancée de Jean et cuisinière du comte. Mais leur différence de statut aura raison de leur folie. Ils restent. Elle se tue.

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Plutôt que de mettre la focale sur Julie, Katie Mitchell et Leo Warner choisissent Christine comme héroïne, la métamorphosant peu à peu en tragédienne. Un grand écran restitue le drame tandis que les agencements permanents du décor font office de traveling de cinéma. Chaque scène, est une suite de plans répartis sur l’ensemble du plateau: quand Christine fait sa toilette, une bruiteuse orchestre le son comme une symphonie, tandis qu’une deuxième comédienne permet à l’une des caméras de zoomer sur une partie du corps. Alors qu’elle descend de sa chambre à la cuisine, le son étouffé dans les cabines prend de l’ampleur pour que les caméras puissent ouvrir des pans entiers du décor. Le film se fait donc en direct, sans montage, car le théâtre ordonne tout ! Toute la machinerie n’est qu’au service de la poésie pour entendre et comprendre la douleur de Christine, héroïne d’un film d’Ingrid Bergman.

Le plateau devient ainsi un tableau aux multiples touches de couleurs. La mise en scène s’autorise toutes les audaces: la caméra donne à chaque geste de Christine, une profondeur stupéfiante. Alors qu’elle prépare le repas, elle découpe un gésier comme elle transpercerait le coeur de Jean. Magnifique. L’épaisseur de chaque son, nous fait entendre son vacarme intérieur. Le moindre déplacement, nous permet de mesurer l’espace clos dans lequel vit cette cuisinière pieuse et loyale qui se crée tout un univers fait de plantes, d’herbier et d’odeurs de pré mouillé. La plus petite expression du visage nous est restituée comme un plan fixe dans lequel notre altérité est célébrée.

Alors que se trame une tragédie, je m’émerveille face à ce déluge de poésie qui submerge le plateau. Étrange paradoxe d’autant plus qu’à l’urgence des acteurs et des bruiteurs répond la lenteur des images. Elles nous reconstituent comment Christine vit à la fois le conflit de classe sociale entre Julie et Jean et la trahison amoureuse. La lumière presque sombre nous plonge dans ce trou sans fond à peine éclairée par son dialogue avec Dieu. Quand la doublure de Christine passe derrière la caméra, c’est pour nous offrir une mise en abyme stupéfiante : elle met en scène sa propre dramaturgie comme pour répondre à celle de Julie.

À mesure que le film avance, Christine dégage une force étonnante née probablement de son rapport si particulier à la nature et à la beauté. Tout ce qu’elle touche comme domestique, elle le métamorphose comme amante. Majestueux.

Katie Mitchell et Leo Warner créent une forme d’opéra théâtral où les sons et les images transforment la tragédie d’August Strindberg en espace mental où sont projetés nos désirs d’histoires d’amour impossibles.

Sur grand écran.

En dix D.

Pascal Bély, Le Tadorne.

« Kristin, Nach Fräulein Julie » mise en scène par Katie Mitchell et Leo Warner au Festival d’Avignon du 22 au 24 juillet 2011.

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THEATRE MODERNE

Au Off d’Avignon: une bande de porcs.

Nous sommes tous des porcs. Le théâtre est là pour nous le rappeler. On ne fera pas la longue liste de tous les auteurs et metteurs en scène qui nous tendent un miroir souvent drôle, provocateur et percutant sur notre animalité grandissante. Au Théâtre des Ateliers de Lyon, « la grammaire des mammifères » de William Pellier mise en scène par Thierry Bordereau, enfonce un peu plus le clou en nous traitant de « protagonistes » dans « une porcherie ». Ouf, nous avons conquis quelques grammes d’humanité ! Mais qu’est-ce qui nous vaut une telle reconnaissance ? Finalement, ces six comédiens aiment les spectateurs à quatre pattes, jusqu’à prêter serment alignés. Ils nous jurent qu’ils seront fidèles à l’auteur, au jeu, à leurs valeurs…Le public rit de leur manipulation. C’est gagné, ils nous ont dans la poche.

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Et nous voilà partis pour deux heures d’une épopée rocambolesque en terrain porcin, caprin, canin et chevalin (l’homme dans toute sa diversité). Car, n’est-ce pas à partir de ces terrains et de ces postures que nous abordons la plupart du temps la complexité de l’humain? N’est-ce pas la sphère médiatique et le pouvoir économique qui nous abreuvent de théories comportementalistes (repris par les charlatans de tous poils ? sic- présents dans les entreprises, les familles, le milieu culturel, ?.) pour mieux créer les conditions de la domination ?  N’est-il pas temps que le théâtre s’insurge contre le pouvoir économique et médiatique unis pour le pire quand ils réduisent notre humanité à notre temps de cerveau disponible ? À force de traiter collectivement l’humain avec une telle désinvolture, nous nous approchons du porc. C’est ainsi que ces artistes (tous exceptionnels à passer d’un registre animal à l’autre) nous interpellent : les histoires que nous racontons pour nous rassurer sur notre humanité ne tiennent plus debout. La rencontre avec l’autre, au travail, dans le couple, est entachée, car nous la marchandons en prostituant nos valeurs. Le théâtre peut-il encore nous sauver ? Pas si sûr alors que Thierry Bordereau caricature une scène de théâtre où les acteurs affublés de peaux de bêtes débitent un dialogue?abêtissant au milieu d’un décor de salle d’exposition d’art contemporain. La boucle est bouclée.

Ainsi, de multiples tableaux sur notre animalité défilent à partir d’une écriture scénique ciselée comme un bijou tranchant, fluide comme nos sécrétions. Les mots s’accordent avec le verbe, le sujet et le complément d’objet direct pour former une grammaire théâtrale populaire. Il n’y a rien d’étonnant à ce que les acteurs reviennent vers nous pour créer le collectif, seul capable d’humaniser le corps social désarticulé par la pression des logiques quantitatives. Ils n’hésitent donc pas à faire monter sur scène une spectatrice, comédienne de son état (vive les statuts hybrides !) pour jouer avec elle, avec nous, et stimuler sa créativité. Belle métaphore : le corps social et les artistes sont une force capable de déjouer bien des théories réductionnistes.

Il y a pourtant des moments de flottement, car ces acteurs donnent beaucoup d’eux-mêmes tout en attendant parfois trop de nous. La sollicitation permanente par le discours métaphorique peut momentanément fatiguer : nous aurions peut-être aimé une pause chorégraphique ou un silence animal. Mais qu’importe : ce soir, à Lyon, le théâtre a joué avec humanité. Impossible d’en sortir totalement bête.

Pascal Bély,www.festivalier.net

« La grammaire des mammifères » de William Pellier, mise en scène de Thierry Bordereau  a été joué au Théâtre des Ateliers à Lyon en janvier 2010. A la  Manufacture pendant le festival Off d’Avignon 2011.