Il est dans une case. On continue de le cataloguer «théâtre jeune public». Lors du colloque «et puis après, on sera grand» organisé par la Scène Nationale de Cavaillon, le pédopsychiatre Patrick Ben Soussan proposait une tout autre nomination : le théâtre pour les familles. En m’immergeant deux jours dans la première édition du Festival «Petits et grands» à Nantes, j’ai ressenti la puissance de l’enjeu : ce théâtre-là est au-delà des classifications. Il ne peut-être catalogué. Comme l’écrivait en 1907 le metteur en scène Russe Constantin Stanislavski, “le théâtre pour enfants, c’est le théâtre pour adultes, mais en mieux“.
À Nantes, j’ai vu neuf propositions. Quatre ont retenu mon attention parce qu’elles s’engageaient dans un propos artistique incluant petits et grands. Pour les cinq autres, le tout-petit ne s’intéresserait qu’à la femme enceinte, aux bons et aux méchants, au doudou, à la peur de se faire manger par le loup. À ce propos réducteur s’est rajoutée une mise en scène peu dynamique où le jeu d’ombre et de lumière suffirait à créer l’émerveillement. Mais cela n’a pas calmé le besoin d’imaginaire réclamé par ces tout-petits devenus bruyants parce qu’on leur parle neuneu?
“Uccellini” de la Compagnie Skappa ! est l’Oeuvre. Au sens propre comme au figuré. La comédienne Isabelle Hervouët a les honneurs du Musée des Beaux-Arts de Nantes qui l’accueille puis prolonge le spectacle par une visite guidée pour les tout-petits et leurs parents autour de deux tableaux : «Tilleul» de Joan Mitchell et «1974» de Robert Soulage. Mérité. Car ces quarante minutes sont uniques et provoquent dans l’assistance bien des remous : le spectacle dit vivant prend ici toute sa mesure.
Isabelle Hervouët chante : elle est oiseau qui se pose sur notre banc de sable, où la toile est la paroi de la caverne.
À l’origine…
D’où nous vient-elle ? Il me plaît de l’imaginer surgir des tableaux accrochés…Face à sa toile de plastique, elle se jette corps et âme dans l’autoportrait. De la terre qui macule ses mains et ses doigts, elle se fait pinceau et sa chair se fait rouleau. Elle chante et parle un drôle de langage : celui de la créativité, celui qui autorise tout. Celui de l’insoumission la plus totale. L’oiseau est libre. D’un univers utérin se dessine peu à peu la vie explosive, où la transformation laisse place à la métamorphose. Ce n’est pas de tout repos, car le geste ne cherche pas le vrai, mais puise sa matière au-delà du réel.
Au commencement était le théâtre.
Elle se projette sur la toile, prolonge son autoportrait par un jeu d’ombres où tout peut s’imaginer.
Cadeau.
Et puis arrive ce moment unique, prodigieux : face à nous, contre la toile, ses mains-pinceaux deviennent des ailes et la voilà qui s’envole tandis que le bleu macule. L’envol de l’imaginaire, là, sous nos yeux. Dans ma chair. Cet envol, au-delà.
Naissance du spectateur.
Il nous faut bien atterrir. Quelques heures seront nécessaires avant d’entrer dans la caverne où la Compagnie Ramodal nous accueille pour «Au bord de l’autre». Ici, se joue la terre patrie du bien-être où le sable, l’eau, la pierre, le verre, le bois sont les éléments vitaux pour que l’acteur soit un alchimiste. Je n’ai probablement jamais ressenti une telle intensité sur scène : le jeu musical et théâtral rend la matière vivante, presque chair. C’est une chorégraphie qui voit le sable se mettre en mouvement tandis que deux baguettes dessinent des corps dansants et marchant sur l’eau. Le peintre n’est jamais loin pour plonger ses mains dans « le » liquide qui métamorphose la scène en espace de la création. La force de cette proposition est dans le lien qu’elle tisse entre nous et l’art : ce qui fait oeuvre est bien ce que nous en faisons. Le tableau final qui voit deux enfants s’approcher de la scène pour souffler avec l’artiste vers l’oeuvre est un moment poétique exceptionnel : autour du feu créateur, l’art crée l’image où la naissance du spectateur est naissance du sujet. Prodigieux !
Plus tard, c’est le collectif belge De Spiegel qui nous accueille sous les toits du Château des Ducs de Bretagne. Avec leurs habits blancs et leurs chaussures de couleurs, ils sont toiles et pinceaux pour inventer des volumes sous l’effet de la musique, des cartons et du jeu. «Bramborry» est un jeu savant où deux hommes et une femme jouent à cache-cache avec leurs trompettes de la vie et leurs saxes oh faunes ! Ces félins s’amusent avec les notes tandis que leur décor de carton dessine une partition dont nous serions le chef d’orchestre. L’interactivité est permanente entre la musique, les corps et l’installation picturale de Kveta Pacovska et Elisabeth Schnell. C’est un art total, car tout est habité à l’image de ces petites maisons dans lesquelles nos protagonistes créent des univers sonores et théâtraux. Avec « Bramborry », l’art contemporain se prend au jeu du théâtre. Jouissif.
«Le bal des bébés» proposé par le Théâtre de la Guimbarde participe à cette fresque dessinée par les trois compagnies précédentes. Ici, parents et bébés (ils ne marchent pas encore) sont invités à trouver le mouvement qui les (trans
)porte vers l’acte créateur. Deux danseuses et deux musiciens accompagnent pour que cela se fasse en douceur ; pour que les corps entrent dans la danse dans un lâcher-prise salvateur. La toile du peinte, symbolisée par des tissus de couleurs, émerge peu à peu et convie chacun à contribuer. Ici aussi, la caverne est convoquée.
À la fin du bal, alors que les parents forment le cercle, certains bébés plongent au centre dans les tissus et se mettent à crier de joie. Nous voilà spectateurs de notre avenir…
Pascal Bély – Le Tadorne
« Uccellini » de la Compagnie Skappa !
« Le bal des bébés » par le Théâtre de la Guimbarde
« Bramborry » par le Théâtre de la Guimbarde ry lr Theater De Spiegel
« Au bord de l’autre » par la Compagnie Ramodal
Au Festival « Petits et Grands » à Nantes du 13 au 17 avril 2011.