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OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE

Au Festival d’Avignon, Hamlet, le vrai.

Il est de ces moments uniques où nous assistons à la naissance d’un artiste courageux, accompli, car en recherche. Avec nous. Mitia Fedotenko est un chorégraphe, installé à Montpellier. Dans le cadre du «Sujet à vif» du Festival d’Avignon, il s’est associé pour «la circonstance» avec le metteur en scène François Tanguy et le musicien Bertrand Blessing. «Sonata Hamlet» se veut être «un manifeste qui aborde la question de l’individu serré par les mâchoires du rationnel et celle de la frontière qui le sépare du monde de la consommation. Sonata Hamlet puise son inspiration essentiellement dans Hamlet-Machine de Heiner Muller».

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Quel est donc cet Hamlet incarné dans le corps du danseur, électrisé par l’énergie rock de Bertrand Blessing, propulsé sur la scène théâtrale par François Tanguy ? C’est un jeune homme en blouson rouge et jean’s, au visage de mort, qui n’a rien pour s’asseoir sur aucun trône. Il a tout à (re)construire à partir de ce qui est depuis trop longtemps é(tabl)i pour stopper la propagation du désastre. Sa détermination le conduit à pousser deux tables (au théâtre, c’est un objet souvent détrôné par la chaise) qui produisent le son d’une mécanique dévastatrice. Elles l’entraînent vers la barricade, au combat dans un corps à corps perdu d’avance. Telle une mâchoire, elles l’enserrent, mais il ne renonce pas. Son texte de toute beauté accompagne sa danse de résistance où son corps caméléon impose une morale et des valeurs. Je ne peux m’empêcher de l’imaginer dansant dans les allées du mémorial de la Shoah de Berlin, où entre les rangées des «tables», les touristes déambulent tandis que d’autres y puisent l’énergie de combattre tous les autoritarismes.

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Là où les mots donnent la matière pour le canon, Mitia Fedotenko danse leur trajectoire. Corps et texte s’emparent du mythe shakespearien pour imbriquer le royaume danois corrompu de Shakespeare, l’effondrement du bloc soviétique  et le régime autocratique de Poutine. La réussite de Mitia Fedotenko est de faire sens en 2012 en reliant ces trois contextes et d’y puiser sa puissance en mêlant danse et théâtre là où d’autres empileraient les tables pour leur petit pouvoir, il met tout en jeu, en espace, en projection pour nous inviter à saisir ce qui se (re)joue: le pouvoir contre le corps. Il s’empare alors de la robe d’Hamlet pour imposer sa danse sur les tables transformée en scène, sans issue. Un moment stupéfiant m’immobilise: une créature hybride émerge, où l’on perçoit son jean’s d’aujourd’hui s’entremêler dans la robe, tel un serpent prêt à piquer. Bien que le pouvoir corrompu et autoritaire lui retire tout (micro et costume, comment ne pas y voir la main de Poutine ?), Mitia Fedotenko oppose une danse de la puissance qui s’empare de tous les espaces pour y autoriser les mouvements d’une pensée libre. Au sol, en hauteur, dans les vibrations de la guitare, le corps est une parole fluide.

On sort troublé de ce «Sonata Hamlet», conscient que la rencontre entre Mitia Fedotenko et François Tanguy ouvre un espace de création tout juste exploré, où tout peut jaillir sur la paroi en plexiglas des pouvoirs surprotégés.

Pascal Bély, Le Tadorne.

« Sonata Hamlet » de Mitia Fedotenko du 9 au 15 juillet 2012 dans le cadre du «Sujet à vif », Festival d’Avignon.

Crédit photo: Paul Delgado

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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES Vidéos

“Tragédie” d’Olivier Dubois. Secoué.

À la sortie du Cloître des Carmes, je m’égare. C’est une sensation étrange tandis qu’à l’intérieur, mon corps vibre.  À la perte des repères spatiaux temporels, s’ajoute une immense joie, celle d’avoir approché de près ce qui fait lien entre les hommes. Je me sens tragiquement heureux, profondément capable.

«Tragédie» d’Olivier Dubois, pièce pour neuf hommes et neuf femmes, perturbe le paysage chorégraphique. Le nombre (à quand remonte une telle proposition groupale?), la nudité (on oublie enfin les stéréotypes sexués), la musique (composée par François Caffene loin du vrombissement habituel en danse contemporaine) déplacent mon regard vers un ailleurs, du détail d’une partie vers une métaphysique du tout. Comme si cette partition dépassait la rencontre entre l’intention du chorégraphe et le désir du danseur. Là où le metteur en scène Roméo Castellucci présent cette année au Festival explore un au-delà pour nous y propulser (plus rien n’est possible avec notre civilisation épuisée), Olivier Dubois part de la conscience du corps qui danse pour créer «l’image», celle qui pourrait faire «humanité» pour chacun d’entre nous. Là où, dans ce même Cloître des Carmes en 2010, l’Espagnole Angelica Liddell faisait saigner son corps intime pour évoquer notre destin commun, Olivier Dubois sculpte le groupe pour qu’émerge la conscience qu’un tout nous sauvera de notre tragédie de n’être qu’homme, entité sociale et sexuée.

D’où nous viennent-ils donc pour qu’une telle force surgisse des profondeurs des coulisses du Cloître des Carmes, séparées de la scène par un rideau de fines lamelles noires, membrane perméable qui relie le vrai au beau. À l’appel de la danse, ils répondent, lentement, entre parade militaire, défilé de morts-vivants et procession fantomatique. Aux battements réguliers d’un tambour, j’entends leurs pas qui brisent mes armures. Cette marche est longue. Leur regard déterminé me bouleverse. Ils nous viennent de loin. J’en suis convaincu. Ils ont traversé l’Histoire et ne sont pas dupes: «Mais qu’avez-vous donc fait là ?» semblent-ils nous dire. Qu’avons-nous fait de notre humanité? Alors ils marchent, apparaissent puis disparaissent. À un, à deux, à plusieurs. C’est une partition pour régler le pas du «propos» et qu’il fasse mien. C’est enivrant: la répétition du mouvement ne vise rien d’autre qu’à questionner le sens de notre présence ce soir, métaphore du désir qu’il faut transcender. Que me dit ce mouvement, au-delà de cet homme, de cette femme? Comment percevoir au-delà du rideau? Notre humanité a besoin de temps pour se laisser approcher. Olivier Dubois n’est pas pressé: point de vidéo pour accélérer; point d’artifices pour faire illusion. Ici, l’humain travaille avec une pureté qui fait frémir.

Là où tant de propositions chorégraphiques me tombent dessus telle une incantation vers le désespoir, «Tragédie» honore l’histoire de la danse et nous offre une vision éclairée de notre destin commun (comment ne pas voir de derrière les rideaux, les âmes de Maguy Marin et de Pina Bausch chorégraphier les corps évanescents pour qu’ils surgissent sur le plateau, telles des âmes en peine d’un regard). Il y a cette belle lumière musicale qui fait apparaître des statues grecques posées dans un musée qu’il faut dépoussiérer. Elles s’y égarent et provoquent la tempête en sculptant le groupe de leurs déplacements horizontaux. Et miracle: la danse se fait horizon! Le groupe est corps tandis que tous ses mouvements donnent à chacun la conscience d’un sentiment d’appartenance au choeur. Celui-ci se confronte à son destin: se dépasser ou disparaître sous le poids des guerres fratricides. Le collectif repart au combat et ne lâche rien: il lui faut se libérer des empêchements moraux, religieux pour entendre autrement la souffrance et la métamorphoser vers des possibles utopies…

Olivier Dubois suggère alors qu’aux rapports normés entre homme et femme se substitue une humanité féminine capable d’affronter avec force sa survie. Il libère la créativité lors d’une transe où chacun puise dans l’énergie tellurique du groupe sa part d’humanité. De mon siège, je transe avec chacun. Traversé par le rock, musique des âmes en fusion, je m’approche, je tape des pieds, je tends mes bras. Je suis littéralement aspiré par un trou noir où une jeune femme aux rondeurs de paysage marin m’invite à rejoindre les profondeurs…D’où surgira la procession d’une humanité blessée à jamais par la Shoah. Car c’est ma tragédie.

Ma force.

Notre lumière.

Pascal Bély, Le Tadorne.

«Tragédie » d’Olivier Dubois au Festival d’Avignon du 23 au 28 juillet 2012.

Olivier Dubois sur le Tadorne:

La révolution « Rouge » d’Olivier Dubois revitalise la danse.

Au Festival d’Avignon : épidermiquement, Olivier Dubois.

«Révolution» d’Olivier Dubois : Boléro en marche pour onze fois une.

Olivier Dubois, cet empêcheur de tourner en rond.

Une journée avec Le Tadorne au Festival d’Avignon : la mise à nu.

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FESTIVAL MONTPELLIER DANSE OEUVRES MAJEURES Vidéos

En avril, au Théâtre de la Ville de Paris: le lien, avec Mathilde.

J’aime découvrir les prises de risque de Mathilde Monnier.

Ce soir, je me retrouve dans ce contexte. La batterie de ma voiture à plat, comment rejoindre le festival Montpellier Danse sans moyen de transport? La personne qui m’accompagne reste pantoise…Mais une véficule rouge surgit du sous-sol. Comme par enchantement, une sympathique conductrice nous dépose devant le Théâtre de Gramont à Montpellier, en se détournant quelques minutes de son chemin…

Pourquoi raconter cela? Parce que cet incident me relit au spectacle de ce soir. Une poussée d’adrénaline pour mieux se caler dans son fauteuil et savourer l’écoulement du temps.

Avec «Twin Paradox», Mathilde Monnier introduit ma pensée dans la douceur de l’été. On aime se lever tôt pour pouvoir profiter de l’éveil de la lumière, de l’éclosion de la nature encore humide de rosée, des vives discussions des ouvriers, du bruit répétitif des machines, des sifflements joyeux des oiseaux, des cigales que j’affectionne tant. Ce soir, les costumes des dix danseurs sont des tapis végétaux, dignes des tableaux impressionnistes. Leurs corps souples révèlent la douce rencontre du couple au petit matin qui s’éveille lentement dans des frôlements imperceptibles. Je me sens extraite du tumulte de ma journée pour rentrer dans une rêverie. Je suis comme ma batterie, épuisée, mais la rencontre improbable, rouge et sympathique me sort de l’anesthésie du blocage. L’énergie et la solidarité sont là où on ne les attend plus. Une véritable métaphore de la vie en mouvement.

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Du binôme professionnel au couple amoureux, la fusion s’y opère. Dans «Twin Paradox», les corps imbriqués des cinq couples qui s’enserrent restent reliés. Dans la distance, ils sont toujours connectés. Ils se tournent, se retournent, s’explorent. La rencontre de l’autre est une longue expérience. D’une complicité initiale découle un cheminement qui dure ici plus d’une heure et quarante minutes. La communication se renforce avec le temps. Être à deux, c’est entrer dans le plaisir et l’aliénation où des jeux de séduction peuvent se transformer en rapport de force, en jeux de pouvoir. Comment une douce relation peut devenir un vent de violence? Être à deux c’est aussi l’énergie de trouver la bonne distance. Celle qu’on se construit soi même. Finalement on est toujours seul…. C’est le paradoxe du couple où la fusion gémellaire finit par se métamorphoser.

Je me sens proche de ces artistes sur scène. Leur corps imprègne chaque minute mon mental jusqu’à rendre mes voisins spectateurs étrangers. C’est la force de la méditation; oublier le contexte environnant pour rentrer loin dans ses pensées. Les gestes secs des danseurs claquent dans l’intérieur de mon corps. Ils résonnent dans mon estomac tendu.

Les danseurs finissent par se séparer. Leurs mains se lâchent; après s’être laissés tomber de nombreuses fois au sol, pour pouvoir mieux se relever ensuite. Les sons qui accompagnent leurs corps sont des conversations en différents langages, extraits de différents voyages: le Japon, l’Allemagne…La communication n’est-elle qu’une succession de voyages dans le vif  de l’instant et dans l’analyse de ce qu’il se joue où toutes les langues se mêlent ?

Mathilde, artiste lointaine, mais pourtant si proche. Je la croise souvent dans la ville ou les différents lieux culturels. J’aime l’élégance qu’elle dégage, la force de caractère derrière ce sourire un peu froid. J’aime retrouver ses créations, comme des rendez-vous d’expériences engagées. Pour moi, son travail est chaque fois plus innovant, où elle puise l’hybridité dans sa relation avec ses différents partenaires. Fin 2013, Mathilde Monnier quittera le Centre Chorégraphique National de Montpellier. Comme dans une relation de couple, elle me manque déjà.

Twin paradox from Karim Zeriahen on Vimeo.

Deux heures de méditation se sont écoulées. Merci Mathilde pour ce temps de pause corporelle nourri d’intenses mouvements intérieurs. J’y ai fouillé comme dans un grenier. Je me sens spectateur “meunier”.

Les ailes de mon moulin tournent.

Sylvie Lefrere – Le Tadorne.

” Twin paradox” de Mathilde Monnierà Montpellier  Danse du 23 au 25 juin 2012.

Photos: Marc Coudrais.

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FESTIVAL MONTPELLIER DANSE OEUVRES MAJEURES Vidéos

Radhouane El Meddeb, c’est mon paradis.

Article écrit lors du dernier festival Montpellier Danse.

Le plateau est en soi une oeuvre. Aux rideaux noirs échoués sur la scène, répondent de longs morceaux de tissus sombres qui pendent sans toucher le sol. L’ensemble forme une architecture en plusieurs dimensions où les coulisses font décor. Le vent d’une révolution a dû souffler pour que cela soit si ouvert et conservé. L’espace paraît d’un coup immense et fait place nette à la danse tout en lui laissant sa part de mystères faits d’apparitions et de disparitions. Cette mise en jeu du dévoilement est sublime. La scénographie d’Annie Tolleter me guide déjà vers la danse de Radhouane El Meddeb et Thomas Lebrun: avec elle, le décor entraîne le regard dans un mouvement spiralé où le corps du danseur surgira des coulisses pour habiter peu à peu la scène et nous conduire vers l’indéfinissable.

Radhouane El Meddeb arrive discrètement: son visage se cache sous le voile du rideau. Son corps semble prêt à en découdre, comme lors d’un accouchement où il faut couper le cordon pour renaître. Il se tient droit, de biais. Est-il un unijambiste qui retrouvera tout le sens de ses membres tandis que les clameurs du concert d’Oum Kalthoum donné au Caire en 1966 font trembler les murs du théâtre.  Est-il cette femme voilée qui se dévoilera, parce que ce chant-là vous déleste à jamais de nos oripeaux ?

Sous leurs pieds, le paradis  de Radhouane El Meddeb  & Thomas Lebrun

Radhouane El Meddeb est prêt pour s’engouffrer dans les plis du plateau joliment dessinés par Annie Tolleter.
Radhouane El Meddeb est prêt pour entrer dans la danse où l’homme va peu à peu se féminiser, embrasser la peau musicale d’Oum Kalthoum et y recevoir la force du baiser de la résistance.
Mais d’abord, il se doit de tout apprivoiser. D’occuper cet espace scénique où seul le chant résonne. En le parcourant par petites touches, le corps y trouve sa place. Avancer, s’arrêter. Se tenir droit. Et tendre un bras, puis deux, pour y chercher la force qui met tout le corps en mouvement. Ce bras tendu vers la terre, vers l’enfant, vers la vie que procure tout geste qui sort de soi. Oui, c’est cela. Radhouane El Meddeb sort de lui-même. À chaque instant où il s’arrête, il est statue. Il est peinture. Il est l’art qui apparaît. Peu à peu, le plateau ressemble à la salle d’un musée qu’il explore la nuit à la recherche des âmes: celle des artistes, celle des femmes. Celle de l’humanité. Il court, le regard ailleurs. Il danse l’égarement quand l’art nous transcende. Il marche à quelques mètres de moi: j’y suis. Je ne le quitte plus. Le corps de Radhouane El Meddeb est ma nacelle où je me déleste des poids. De cette exploration, il métamorphose la scène : les rideaux le dévoilent. Sa danse me voile. Le plateau est une mer de courants artistiques où l’art chorégraphique rencontre le chant d’Oum Kalthoum.

C’est l’entracte. Pas celui auquel nous sommes habitués. Ici, il est l’espace du recommencement pour que Radhouane El Meddeb, sous l’épais tissu du rideau, se voile à nouveau. Il semble porter le masque d’un personnage échappé de la Commedia dell’arte. Ses mains dansent: les bras ont trouvé leurs gestes! Peu à peu, il est double: je perçois le chorégraphe Thomas Lebrun avec lequel il cosigne ce magnifique «Sous leurs pieds, le paradis». Il est deux pour tout oser et faire la révolution : la danse se chante, le chant se danse parce que le changement est féminin à l’image de son visage qu’il transforme de ses mains de fée!  Pour «occuper» la «place», Thomas El Meddeb ose tout jusqu’à la transe où, couché, émergent les plis de son ventre, territoire des révolutions. Il ose la fusion avec Oum Kalthoum pour se séparer et la rejoindre. Radhouane Lebrun se métamorphose peu à peu en icône de l’évolution des corps pour une émancipation du mouvement. La scène semble balayée par le souffle de la liberté, traversée par un chant qui puise dans l’énergie des âmes «torturées» la force de vivre.
Radhouane et Thomas sont maintenant au paradis. Sous leurs pieds, le théâtre met les voiles vers les contrées où la danse est un chant de la démocratie.
Pascal Bély – Le Tadorne.
«Sous leurs pieds, le paradis » de Thomas Lebrun et Radhouane El Meddeb à Montpellier Danse du 1er au 3 juillet 2012.
 
Radhouane El Meddeb sur le Tadorne:
La danse du ventre. Ne me jette pas. A Montpellier Danse, Radhouane El Meddeb déroute.

 

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Danya et Olivier: Frère et soeur de danse.

Il y a quelques jours, je publiais un article sur Olivier Dubois, chorégraphe de «Rouge», présenté au dernier festival d’Uzès Danse. Habillé en soldat russe vêtu d’une robe en latex, de chaussures à talons rouges, il incarne le combattant universel et ce long processus qui renoue la parole avec le corps pour une pensée en mouvement. Parce que la danse se ressent par la chair, parce qu’on ne fait pas taire celui dont le corps intime parle de l’humanité, «Rouge» est une bombe chorégraphique. Quelques jours plus tard, à Montpellier Danse, une autre déflagration fait trembler l’Agora. La Libanaise Danya Hammoud s’avance vers nous, tandis qu’une musique vrombissante nous fait entendre le bruit des bombes comme s’il venait du fond de scène. Quasiment immobile, elle nous invite à percevoir, à ressentir son déchirement: cette intériorité fulgurante est à l’image d’une chorégraphe qui porte son projet en elle, son enfant en quelque sorte. Coûte que coûte, danser. DANSER.

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Elle maintient la salle éclairée, comme si le moment de notre rencontre était une scène de cinéma.

Elle maintient la salle éclairée, comme en temps de guerre, pour ne pas se perdre de vue. Sait-on jamais.

Elle danse, lentement, très lentement. Danser est un combat quand il s’agit d’affronter la vitesse foudroyante des bombes, mais aussi celle de l’internet, de nos désirs d’immédiateté.

Elle s’avance vers nous, bouge millimètre par millimètre et j’entends déjà le mouvement intérieur, celle d’un rôle statufié vers un positionnement assumé. Son corps est territoire. Mes ressentis sont ma carte. Il y a cette musique qui vrombit, mais qui n’est plus seulement un contexte : elle est la partition de son tourment. Le sol fait corps avec elle pour qu’il devienne sa terre d’élection. L’espace parait immense à la mesure du chemin à parcourir pour que le danse au Liban se fraie une voie.

Elle finit par s’allonger, presque aguicheuse.

Je suis masculin.

Du corps biologique, vers le corps social, elle parie sur ma sensibilité à partir de petits gestes  qu’elles prolongent à l’infini.

Je suis féminin.

Elle ose danser à reculons puis revient vers vous, spectaculairement, pour m’électriser. Pour dénouer les n?uds.

Je suis de rock.

Peu à peu, le mouvement se fait plus doux. De nouveau allongée, le geste se meurt dans son regard jusqu’à m’atteindre. Puis elle disparait dans la lumière tamisée. Elle est chorégraphe de l’ombre pour éteindre la bombe humaine.

Danya Hammoud est la soeur d’Olivier Dubois. Ces deux-là ont d’étranges “matières“: une chair politique pour une danse sociale. Avec eux, une même sensation : celle d’appréhender la danse par la communication. À aucun moment, ils n’ont lâché le lien comme si cela ne pouvait être possible (et pourtant, combien sont-ils les chorégraphes centrés sur leur propos, à nous de nous y conformer !).

Parce que Danya et Olivier sont probablement habités par une vision commune: le travail sur soi est politique.

Pascal Bély, Le Tadorne

ps: J’ai vu cette vidéo après avoir écrit l’article. Troublant.

« Mahalli » de Danya Hammoud à Montpellier Danse les 24 et 25 juin 2012.

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La révolution « Rouge » d’Olivier Dubois revitalise la danse.

Curieux festival que celui d’Uzès Danse où je me perçois souvent décalé au milieu d’un public composé quasi exclusivement
de professionnels. J’ai besoin des spectateurs amateurs pour me ressentir «entouré» et non étranger à un réseau autocentré. Mais surtout l’absence d’un public de danse me rend triste: et 
s’il n’était finalement qu’une variable d’ajustement comme si les enjeux de la production et de la diffusion étaient ailleurs? Mais quel est donc le sens d’un festival en l’absence d’un public amateur?

Ce soir, j’ai fait le voyage pour lui. Depuis longtemps,Olivier Dubois a toujours nourri ma relation à la danse. Il le fait par une approche de l’humain englobé dans une humanité célébrée et éprouvée par les danseurs et le spectateur (je pense notamment à l’une de ses dernières créations, «Révolution»). Pour Olivier Dubois, interprètes et publics forment un tout: scène et salle se répondent en continu.
Ce soir, je suis au premier rang. Seul à seul. Face à face. J’ai décidé que cela serait entre lui et un spectateur amateur, depuis longtemps éclairé par sa danse.

Dès mon arrivée, il est de dos. Je sens qu’il va hurler. Du haut de ses talons aiguilles rouges, il affronte le fond de sa cage, celle de nos mémoires emmurées. Du bas de mon siège, je vois sa robe de militaire qui moule un corps empêché. Ce féminin dans ce masculin est l’alchimie pour que la parole fasse son travail, bien au-delà d’un devoir de mémoire mortifère. Ce soir, sa langue sera celle de ce soldat russe vers un spectateur qui a trop vite oublié que le corps est une arme de guerre.

Olivier Dubois danse et hurle. “Il faut que cela sorte” invoquent les psychologues après le trauma. Aujourd’hui, combien sommes-nous, combattants des temps postmodernes, à fermer notre gueule face à cette guerre financière qui automatise nos comportements, réduit nos systèmes de pensée à des logiques binaires et généralise une «bêtise systémique» (pour reprendre l’expression du philosophe Bernard Stiegler)? Combien sommes-nous, emmurés dans une parole empêchée tandis que le corps fait le sale boulot? C’est à nous qu’Olivier Dubois s’adresse par l’intermédiaire de cette étrange figure mythique qui déterre nos morts pour éclairer nos consciences. «L’humain au centre» est ce sang qui coule sur ses jambes, échappé des plaies qui ne cicatrisent jamais. Se remet-on des violences faites à l’enfant plongé dans la guerre que se prêtent les plus grands? «Rouge» est ce long processus qui renoue la parole par le corps: c’est le «vrai» travail, le reste n’est que bavardage. Cette danse est puissante parce qu’elle ne puise pas sa force dans une impuissance qu’elle surmonterait, mais dans le dépassement de soi. Son corps déplacé, encerclé, enlacé, desserré, atterré, relevé, allongé, avancé me fait immédiatement penser aux mouvements que provoque le travail psychanalytique. J’entends dans les cris d’Olivier Dubois les sons de mes pleurs étouffés qu’une image fugace de la toute petite enfance fit exploser dans un cri rageur, ravageur et libérateur.
«Rouge» entre en guerre avec nos désirs normés du corps en mouvement pour que nous osions ressentir la danse par la chair. L’enjeu n’est-il pas de retrouver la paix intérieure que 
procurent les mots du vivant? Ici, la danse s’écoute charnellement et célèbre la vie.

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Peu à peu, l’homme-dansant se mue en animal rampant pour les sans-voix: à l’esprit qui pense le corps, le corps prend la parole et met en mouvement la pensée. C’est ainsi que ce «Rouge» animal m’éclabousse de ses gouttes de sang, de sueur et de salive pour qu’à jamais, je sois contaminé par la force de ce soldat, métamorphosé en
monument vivant aux morts. Pour qu’à jamais me soit transmise la force de ceux qui n’en sont jamais revenus.

On ne fait pas taire la parole de celui dont le corps intime parle de l’humanité.

Pascal Bély – Le Tadorne. 

Olivier Dubois sur le Tadorne:

Au Festival d’Avignon : épidermiquement, Olivier Dubois.

«Révolution» d’Olivier Dubois : Boléro en marche pour onze fois une.

Olivier Dubois, cet empêcheur de tourner en rond.

Une journée avec Le Tadorne au Festival d’Avignon : la mise à nu

« Rouge » d’Olivier Dubois au Festival Uzès Danse le 20 juin 2012.

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LA MUSIQUE EST DANSE OEUVRES MAJEURES Vidéos

Avec Maud le Pladec, la musique a du corps.

Combien d’oeuvres de danse contemporaine considèrent la musique comme fond sonore pour chasser un silence pourtant vecteur de sens ? Ce soir, il en va tout autrement. Trois interprètes ne dansent pas sur une musique. C’est la musique qui chorégraphie  leur corps. Je joue avec les mots? Probablement, mais c’est la première image qui émerge à l’issue de «Professor/Live» de Maud le Pladec avec l’ensemble musical Ictus. Cinquante minutes euphorisantes, énergisantes, palpitantes où mon corps a eu quelques difficultés à contrôler mes pulsations rock’embolesques. Comment est-ce possible que trois danseurs soient à ce point si virtuoses pour restituer avec humour et présence, le rock électronique et symphonique du compositeur Fausto Romitelli

«Professor/live» est une succession de trois «leçons», trois chapitres ouverts où j’ai plongé, où mon corps a littéralement interagi à ce croisement musique-danse comme si de ma place, j’animais cette articulation. Rarement une danse ne m’a à ce point accueilli comme un mélomane en puissance et je le dois en grande partie au solo époustouflant de Julien Gallée Ferré qui a su m’apprivoiser. À le voir approcher cette musique si fluide qui lui échappe des doigts, je m’étonne d’entrer si facilement dans la partition. Tandis quel’ensemble Ictus est derrière le rideau noir, ses membres sont instruments, son corps est orchestre. Je le suis du regard tandis qu’il occupe l’espace là où le son ne va pas. Tel un centre de gravité, la musique déséquilibrée trouve son point G à partir d’une chorégraphie si virtuose qu’elle pourrait orchestrer les ressentis des spectateurs ! Il laisse entrevoir un filet de lumière d’où je devine l’ensemble Ictus: ce geste d’une belle élégance me signifie la bonne distance du danseur en maître des lieux. Julien Gallée Ferré devient à son tour musicien, au sens propre comme au sens figuré, alors qu’il intégre l’orchestre pour amplifier les vibrations de son corps avec une basse. Le danseur se permet tout et cette liberté est totalement jouissive. Mais je n’ai encore rien vu, rien entendu tandis que deux complices le rejoignent pour jouer au chat et à la souris, entre chien et loup.

On les croirait frères, telles des cellules d’un même corps qui entreraient en collision pour créer l’illusion d’une partition fraternelle. À ce jeu là, l’univers de la bande dessinée s’invite pour ajouter à la chorégraphie de Maud le Pladec, sa part d’ombres et de lumières, d’apparitions et de disparitions. N’est-ce pas cela la musique ? Je me surprends à me voir jouer avec eux, très à l’écoute de leur musicalité. Je lâche prise. Je suis “multiprises”.

Tandis que la musique se fait plus oppressante, nos danseurs ralentissent leurs gestes. De l’effroi, à la peur, à la catastrophe, la bouche est trombone, les lèvres sont violon. Nos ressentis sont notes et le groupe est la partition musicale de nos métamorphoses. Derrière eux, le rideau de scène  s’ouvre et se ferme, se  découvre et recouvre tel un voile pudique posé sur nos symphonies imaginaires. Couchés ou debout, leurs corps respirent la musique jusqu’au moment fatal où de nouveau seul, Julien Gallée Ferré nous invite à divaguer avec nos fantômes. La ligne a été franchie. La musique se perd dans l’inconscient. Elle est langage.

Ils peuvent revenir vers nous. Alignés, nos danseurs jonglent avec les notes et propagent pour démultiplier les sons puis peu à peu, ils s’entrechoquent, s’articulent. La chorégraphie crée la partition des corps-musiques: nous voici au-delà de l’imaginable, assistant à la création d’une symphonie où les corps orchestrent la vie et la mort, le conscient et l’inconscient, le  geste et le mouvement.

Nous sommes les enfants du rock.

Mortel(s).

Pascal Bély, Le Tadorne.

« Professor / Live » chorégraphie de Maud le Pladec avec l’Ensemble Ictus au Théâtre de la Criée de Marseille le 15 mai 2012 dans le cadre du Festival « Les musiques ».

Maud le Pladec sur le Tadorne à propos de “Poetry“.

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OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE

L’exceptionnel « cochon dingue » de Thomas Ostermeier.

À quinze jours du premier tour de l’élection présidentielle, le théâtre de l’allemand Thomas Ostermeier nous remémore quelques fondamentaux. Le pouvoir, ce désir de toute puissance, rend fou dès que le sexe s’en mêle. Cela ne vous rappelle-t-il rien? Dans «Mesure pour mesure» tragicomédie de William Shakespeare, nous rions d’être surpris que tant d’images, tant de scènes, nous soient si habituelles. Thomas Ostermeier sait que nous sommes complices. Il en joue, jusqu’à devenir familier, mais sans tomber dans la vulgarité. Ici, religion et politique s’unissent implicitement pour faire respecter la norme malgré un contre-pouvoir qui régule faute de changer le système. Cela ne vous rappelle-t-il rien ? À chaque époque son puritanisme, ses damnés de la terre, ses complotistes, ses traitres et ses sauveurs. Retour sur l’intrigue.


Mesure pour Mesure par TheatreOdeon

Le Duc doit s’absenter pour un long voyage. Il confie les clefs du pouvoir à Angelo, homme de vertu qui ne se fait pas prier pour rétablir certaines règles dont celle de ne pas avoir de relations sexuelles avant le mariage. Claudio paiera donc le prix fort pour avoir franchi la ligne: il sera condamné à mort. À moins que sa soeur, Isabella, jeune novice, puisse convaincre le chef impétueux. Mais le voilà pris à son tour de désir pour cette femme si pure, qui devra céder…sauf, si elle envoie à sa place, la future épouse (Mariana) auparavant congédiée pour absence de dot. Elle est aidée par un moine, qui n’est autre que le Duc, observateur actif de l’exercice du pouvoir. Il crée l’intrigue qui lui permettra de retrouver son rôle, en rétablissant la justice à son profit, jusqu’à imposer à Isabella de l’épouser?

La première scène est déjà jubilatoire: alignés en rang face au duc «chef de choeur», acteurs, musiciens et chanteuse entonnent un air, mélange harmonieux de rock acidulé et de chant médiéval qui n’est pas sans rappeler la mélodie du pouvoir, teintée de promesses et de renoncements. À peine l’intrigue commence-t-elle que l’on s’étonne du décor planté par Thomas Ostermeier. Point de fenêtres, juste un cube paré de murs dorés défraîchis, couvert à certains endroits de suie noire. À cet enfermement, répond une société autarcique, où la lance à eau est l’outil d’un pouvoir autoritaire. Angelo en use et abuse pour tout nettoyer sur son passage (il a dû se retenir pour ne pas la diriger contre nous !). À la puissance du jet répondent des corps apeurés, fuyant la suie dégoulinante. Angelo (Lars Eidinger) est impressionnant dans le maniement de cet objet phallique d’autant plus que l’unité de lieu (palais, prison, place pour pendre les prévenus) renforce le désir d’opprimer. Progressivement, ce sont les interactions qui vont sculpter l’espace. Les acteurs se fondent dans le décor pour en modifier la perception : le cube imposant disparait pour faire place à un espace qui transforme des corps institués au combat, en corps biologiques torturés d’avoir tant désirés. Peu à peu, le sang, les larmes, le sperme dégoulinent et nourrissent ce théâtre de chair, de désir, de pulsions. Ici, le corps parle tout autant que le texte de Shakespeare. C’est stupéfiant et exceptionnel comparé à la mollesse de bien des mises en scène françaises. Avec Ostermeier, je tremble. Je transpire. Je désire. Je ris. Je vis.

Car tout l’enjeu est là : les rituels et les obligations de l’homme de pouvoir doivent composer avec les pulsions de l’homme de chair. L’équation est impossible. Seule la justice peut trancher à l’image de cette moitié de cochon qui pend au lustre, métaphore des «porcs impudiques» pour Isabella, symbole des prisonniers pendus pour Angelo. Une question ne cesse de me tarauder : qui est l’autre moitié du cochon?  Thomas Ostermeier semble nous la laisser pour en faire ce que nous voulons. D’ailleurs, lui-même ne se gêne pas: au porc impudique d’Angelo, répond sa moitié suspendue au lustre! L’image est saisissante! La force du théâtre de Thomas Ostermeier est dans ce cochon: suivant le jeu, il est un symbole à multiples facettes qui prend le pouvoir sur les acteurs à l’égo si faible. Mais ce cochon est aussi notre piètre condition humaine contemporaine prise en tenaille entre le religieux et la finance toute puissante. Ne reste que la justice pour décrocher ou choisir le croc le plus adapté?

Pendant les deux heures de spectacle, on ne perd rien du jeu, car tout est dialogue. Tout! Le slip blanc du condamné se fond dans la blancheur de la robe d’Isabella. À la scène de séduction impudique d’Angelo face à une Isabelle tétanisée, répond sa sonnerie de portable! Jusqu’à la tentative de viol qui voit Isabella plaquée sur le cochon, lit de la souillure. Ce n’est plus seulement du théâtre. C’est la peinture de la vierge Marie crucifiée et toutes les femmes soumises au désir des hommes. Scène sublime et poignante.

D’ailleurs Thomas Ostermeier semble peu s’attacher au dilemme d’Isabella (laisser condamner son frère ou le sauver en couchant avec Angelo) comme si le propos était ailleurs: quels cochons sommes-nous devenus ? Quel avenir pour une civilisation épuisée par un système démocratique où le pouvoir pulsionnel transforme la raison d’État en déraison psychique ? Pour quelle justice ?

Quel autre personnage que Mariana, joué par l’époustouflant Bernardo Arias Porras, pour symboliser cette déchéance? Son corps désarticulé est une marionnette avec un voile blanc qui s’avance vers nous et nous observe, telle Doramar apeurée : qu’avons-nous fait là?

Pascal BélyLe Tadorne

« Mesure pour mesure » de William Shakespeare par Thomas Ostermeier au Théâtre de l’Odéon de Paris du 4 au 14 avril 2012.

Thomas Ostermeier sur le Tadorne :

Au Festival d’Avignon, Thomas Ostermeier ? Hamlet : la terre?enfin ! / Thomas Ostermeier éblouit: l’avenir est décidément allemand. / Thomas Ostermeier au coeur de L’Europe.

 

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«Pina, Bobo, Pippo».

Pour la première fois, j’ai eu envie de danser. De me lever. D’être dans les bras du metteur en scène Pippo Delbono. De prendre la main de Bobo, l’acteur principal, pour parcourir le plateau, fleur au fusil, prêt au combat. De me lever encore puis encore, n’en pouvant plus d’être assis. Pour me ressentir vivant. Résistant. Aimant. Créatif. Fou.

Ce soir, à la Comédie de Valence, «Dopo la Battaglia» est la victoire de Pippo Delbono. Son Théâtre n’a pas abdiqué. Alors il dénonce, à corps et à cris: l’incurie médiatique, la lâcheté du politique qui laisse couler des sans-papiers en mer méditerranée, l’inculture générale qui fait triompher les communicants, ceux-là mêmes qui torturent le sens des mots pour tordre les corps épuisés par la crise. Le Théâtre a gagné parce qu’il célèbre la danse. Comme jamais. «Danse Pina, sinon nous sommes perdus», conjura une gitane à Pina Bausch.

Pippo Delbono crie cette supplique et rend hommage à la plus grande chorégraphe de tous les temps. Ce soir, Pina est là parce qu’à l’heure où l’Europe sombre dans la folie, nous avons besoin d’elle. Ses oeillets rouges, ses chaises, ses murs gris, pour ne pas oublier que le théâtre est une danse désespérée vers le dernier souffle de la vie. Pippo Delbono convoque la danse parce que nous sommes devenus fous. Seuls les danseurs sorciers et la poésie peuvent nous exhorter à puiser dans notre sensibilité, dans l’émotion, dans l’imaginaire les ressorts pour relier le corps et l’esprit et réinventer un discours sur la vie. Car, la barbarie est de retour. Nous a-t-elle seulement quittée depuis la Shoah? Pippo Delbono a retrouvé goût à la vie le jour où il a croisé Bobo, analphabète et interné en hôpital psychiatrique depuis cinquante ans. À chacune de ses créations, Pippo relate cette rencontre. Elle est universelle. Il nous renverse pour que la scène soit le miroir de nos folies, mais aussi le lieu de LA rencontre qui pourrait nous faire basculer vers la raison. C’est prodigieux parce que c’est généreux: par vagues successives de tableaux vivants qui submergent les spectateurs trop sagement assis, ce théâtre-là porte haut «l’être» l’humain, et pose son écume sur nos corps desséchés.

Ce soir, «Dopo la Battaglia» est un opéra où la danse de Pina se fond les mots de Kafka, d’Antonin Artaud, de Pippo et nous redonne conscience. Elle s’incruste dans les images vidéo sur l’extermination contemporaine et s’immisce dans nos consciences pour y déterrer les corps des camps. Elle convoque nos mères pour  leur demander ce que «nous avons fait là». Elle ridiculise nos valeurs chrétiennes parce qu’elles font du mal au corps social et politique. Elle théâtralise ce que nous avons laissé faire: enfermer ceux qui ne sont pas «raisonnables» et animaliser notre regard sur l’humain. Au final, c’est la poésie que nous avons maltraitée pour la réduire en slogan creux, en discours de forme pour trou sans fond. Avec sa troupe de gueules cassées, de bras tordus, Pippo Delbono incarne sur scène les processus psychologiques de notre inconscient collectif, par lesquels nous avons confondu la barre pour danser, aux barreaux pour crever.

Mais avec Pippo, la vie est là. Il l’aime profondément jusqu’à nous proposer le plus beau des entractes. S’il n’avait pas cette rangée amovible de sièges, il métamorphoserait la salle en bal pour une valse d’où que tu «vienne(s)». Alors, Bobo le transformiste danse avec Pippo l’illusionniste! Mais qu’importe que nous ne bougions pas. Les oeillets de Pina et ses chaises sont durablement inscrits dans notre mémoire collective pour que s’invite la danse de la vie. C’est ainsi que Pippo danse autour d’une dame en rouge, rejointe par deux autres muses. Pippo Delbono est l’héritier de Pina et poursuit son oeuvre: faire confiance en l’intime pour questionner la folie du monde.

La dernière scène emporte tout. C’est un tourbillon de sensualité, de poésie, d’Amour. C’est une folie douce, un tableau de la renaissance (italienne) qui voit Bobo, endimanché et assis, entouré des muses qui jouent à le chatouiller, à le caresser. L’humanité sauvée est là, chorégraphiée par ces gestes qui célèbrent le corps dans l’esprit. Je frissonne. Je pleure de ressentir charnellement le bonheur d’être conscient de ma propre humanité, comme purgé de mes petites lâchetés inhumaines.

Pippo, je veux danser…

Pascal Bély, Le Tadorne.

Lire le regard de Francis Braun: La canne et les oeillets sont dans une boite grise.

“Dopo la battaglia” de Pippo Delbono à la Comédie de Valence le 3 avril 2012.

Pippo Delbono sur le Tadorne:

Au Festival d’Avignon, Pippo Delbono se rend aux fous et nous sauve.

«Questo Buio Feroce» ou le «sid’amour à mort » de Pippo Delbono.

Le chaud et le froid de “La Rabbia”, par Pippo Delbono.

Pippo Delbono, metteur en scène inconscient.

Au Festival d’Avignon, la belle leçon de vie de Pippo Delbono.

Un beau pas de deux, avec Pippo Delbono dans “Le temps des assassins”.

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Les enfants, mineurs de fond.

À la mémoire de Gabriel (4 ans), Arieh (5 ans), Myriam (7 ans), Jonathan (30 ans), Abel (25 ans), Mohamed (25 ans) et Imad (30 ans) assassinés à Toulouse et Montauban les 11, 15 et 19 mars 2012.

 Après les saluts chaleureux du public pour «L’alphabet des oubliés», trois enfants (Théo, Adilson et Safinez) s’assoient, encadrés par Patrick Laupin (poète avec qui ils ont partagé des ateliers d’écritures), Florence Lloret (metteuse en scène et en images) et Michel André, l’acteur principal et collaborateur artistique. Ils nous rejouent leur rencontre: celle qui a permis à un poète de les aider à «chercher les mots»; celle des fondateurs de la Maison de Théâtre à Marseille, de créer une oeuvre théâtrale inspirée de ces ateliers. Face à nous, ils échangent sur la genèse: comment ont-ils puisé les mots du poète qui se cachaient en eux? Ces trois enfants d’une douzaine d’années sont rayonnants; Patrick Laupin les écoute, bouleversé. Il poursuit son travail: explorer dans le regard et les mots de ces gosses, une poésie à partager. Ce soir, au Théâtre de la Minoterie de Marseille, nous sommes quelques-uns à participer à l’échange, comme si nous ressentions le besoin d’être inclus dans cette aventure, libéré des contraintes de notre société consumériste qui maltraite le sensible. À quels moments partageons-nous avec les enfants, le beau, le fragile? Quand co-construisons-nous ensemble pour nous irriguer et combattre les normes qui nous assèchent?

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«L’alphabet des oubliés», est une oeuvre d’une belle texture. Elle pose un univers onirique dans lequel petits et grands écrivent des poèmes dans une relation éducative bienveillante, accueillante, formatrice, ferme et ouverte. Mais avant l’arrivée des enfants, l’adulte doit puiser, faire lui aussi ce travail sur lui-même qui le mènera sur le chemin, vers l’arbre à mots. Pas tant pour retrouver l’enfance que pour s’inscrire dans une lignée, une transmission, qui déploient la poésie sur la toile de ses cavernes rupestres. C’est ainsi que Michel André incarne avec justesse Patrick Laupin. Pendant vingt minutes, il arpente le plateau en évoquant le grand-père mineur de fond dans les Cévennes. Entouré de trois écrans tombés du ciel, il contourne ce triptyque pour peu à peu s’y fondre. Son corps noir apparait sur fond blanc, tel un tunnel qui mènerait, non vers la mort, mais vers l’essence de son existence. Les mots du poète creusent la galerie, éclairent l’obscurité. Ce passé lointain remonte, et mes origines ouvrières me reviennent. Je me surprends à observer l’ossature en acier du plafond du théâtre : combien de mineurs pour qu’elle arrive jusqu’à nous ?

Peu à peu, délicatement, les Cévennes émergent. La caméra de Florence Lloret poétise ce paysage rude et doux, caillouteux et verdoyant, asséché, irriguant et intriguant. Tandis que les enfants apparaissent dans le film, me revient cette expression : ils sont une mine! Les enfants s’approprient le paysage. Leurs gestes, leurs mots se mettent à creuser la poésie, comme une terre à défricher qu’ils explorent avec tous leurs sens.

Peu à peu, nous quittons les Cévennes pour le plateau où s’instaure un dialogue entre le poète et les enfants (toujours filmés), où les mots de l’un traversent le corps de l’autre. On aurait envie de prendre un cahier pour noter ces paroles de mineurs de fond qui puisent dans leur sensibilité, l’énergie d’une présence “d’acteur poète“. L’atelier se met en scène et métamorphose peu à peu cet espace hybride entre théâtre et cinéma, en paysage poétique, directement inspiré des Cévennes. Une incursion dans le réel nous permet d’entendre pendant les répétitions, la correspondance entre les enfants et Patrick Laupin: une sorte de making of poétique où l’on perçoit la transformation chaotique d’un écolier vers l’enfant créatif. Apparait alors la figure du poète, branche d’arbre sur la tête, tel un cerf libre, calme et déterminé. Il est leur arbre à mots. Tandis que les enfants quittent peu à peu l’écran, je me prends à rêver d’ateliers de poésie qui réuniraient de la  petite enfance aux personnes âgées pour creuser les galeries souterraines de nos mines inexploitées.

Pascal Bély, Le Tadorne.

« L’alphabet des oubliés » de Florence Lloret au Théâtre de la Minoterie de Marseille du au mars 2012 dans le cadre de la 1ère Biennale des Écritures du Réel.

Crédit photo:  Sigrun Sauerzapfe