Catégories
L'IMAGINAIRE AU POUVOIR OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE

Spectateurs naufragés par Claude Régy.

«Chut» nous dit-on…Entrer dans l’univers de Claude Régy réclame le calme?avant la tempête? Nous attendons, à peine éclairés, concentrés et respectueux. C’est presque un luxe alors que le bruit du dehors est si proche. Nous savons qu’il va nous téléporter au loin, sur l’autre rive. Il y a dans cette injonction du silence, la même exigence d’un psychanalyste qui vous demande de creuser un puits sans fond en ne regardant que le plafond ou les murs tout autour…

Nous partons du noir, dans une obscurité qui se prolonge. Un autre temps se pose, car «La barque le soir» de Tarjei Vesaas est un poème. Le noir comme un entre-deux entre notre parole journalière qui se tue et les mots du poète embarqués dans la mise en scène de Claude Régy. Tout doucement, la lumière nous dévoile Yann Boudaud. Il est grand, immense, tout près de nous. De légers jeux de lumière provoquent des mouvements imaginaires sur ses épaules qui roulent, sur ses paupières qui clignent. Comme un lever du soleil, son visage sort de la pénombre. Un beau visage, avec des dents saillantes. Ses bras s’étirent, au risque de nous toucher. Il est fleuve. Nous sommes ses affluents. Son élocution est lente, à la vitesse de sa descente vers la profondeur du fond marin, jusqu’à s’enfoncer dans la vase.

regy

En manque d’oxygène, il économise son souffle, puis l’eau l’enveloppe et la terre le rattrape. Ses pieds sont lourds, pris au piège dans les plantes et leurs racines. Est-ce un danseur qui tangue? Est-ce nous, avec nos liens et notre passé devenus lianes, qui luttons pour être singuliers? La tension monte dans nos têtes, comme si nous étions deux plongeurs en apnée. Inconsciemment, Sylvie coupe sa respiration tandis que Pascal bouge de tout son corps, comme s’il voulait remonter. Mais des paliers nous permettent de continuer à suivre ses flots de paroles.

Son grand corps se tord, se débat lentement; sa figure humaine devient anémone maritime. Il laisse flotter ses longues tentacules dans les eaux noires qui l’entraîne et entame une magnifique chorégraphie, qui passe de l’origine du bébé vers la grâce de l’adolescent, et atteindre la pesanteur de la maturité. Nous avons envie de lui venir en aide; de le détacher du poids de ses chaussures…Mais sa  chute, contre laquelle il lutte, l’attire vers le bas, inexorablement?Nous portons tous ces bottes de plomb qui nous tirent vers le fond?Puis soudain, l’impulsion de survie nous fait remonter à la surface, à l’image de l’enfant résiliant qui métamorphose son désespoir en énergie du vivant. Il y a dans cette mise en scène, les ressorts de la résilience qui nous poussent à puiser dans les flots d’images de nos imaginaires, l’énergie d’être auteur du spectacle?C’est impressionnant de vivre une telle expérience: nos corps sont liés à celui de l’acteur. Il coule, nous coulons.

Une fois à l’air libre, le désir d’atteindre la rive s’impose à lui. Il se débat pour se maintenir hors de l’eau. Mais les chiens le guettent. Notre grand navigateur exprime un chant profond de sirène qui fait tressaillir l’animal dressé sur le rocher. Il cherche un langage en résonance. Il tend son visage de loup-garou et exhale des sons gutturaux. Le blanc de son sourire carnassier éclaire notre nuit. Le noir du décor qui nous oppressait les premières minutes s’éclaircit. En fond de scène, un voile opaque devient transparent et nous laisse imaginer un ailleurs. Deux personnages se profilent, se déplacent sans jamais vraiment se rencontrer. Revenants discrets, ils apparaîtront pour soutenir et emporter dans la barque notre explorateur.

Cet au-delà nous englobe. À aucun moment l’embarcation n’est figurée, mais elle est bien là, au plus profond de notre imaginaire, en dialogue continu avec le corps de l’acteur qui danse. La scène finale est un cadeau: du chaos de la scène vers la sérénité du tableau. C’est un émerveillement parce qu’il est l’espace où se rencontre le poète, l’acteur et le spectateur. Avec Claude Régy, nous sommes liés, dans la même embarcation, celle qui nous guide vers un au-delà. Si nous ne démissionnons pas, chaque journée est un apprentissage d’une autre rive. Parce que tout commence dans ce bain par la naissance. Tout nous conduit vers la mort, tel un animal éphémère. Entre les deux rives, notre unique bien-être: l’art comme embarcadère.

Sylvie Lefrere, Pascal Bély, dans la barque des Tadornes.

” La barque le soir” de Tarjei Vesaas mis en scène par Claude Régy.Aux Ateliers Berthier dans le cadre du festival d’automne de Paris, du 27.09 au 3.11.12. En tournée à Orléans, Toulouse et Reims.

Claude Régy sur le Tadorne: 

Claude Régy, spectateur associé à la Biennale de la Danse de Lyon.

Claude Régy largue mes amarres.

“Ode maritime” de Claude Régy : d’Avignon, les bateaux à voiles soulèvent les âmes.

 

Catégories
OEUVRES MAJEURES PRINTEMPS DE TOULOUSE

Pour l’Histoire, filez à Toulouse!

Depuis quelques années, je le vis comme un rituel. Partir à l’automne vers Toulouse et y retrouver la lumière de ma vie d’étudiant. Chaque année, «Le Printemps de Septembre», festival d’art contemporain, m’invite à parcourir la ville, ma ville. Cette année, le titre un peu racoleur («L’histoire est à moi»),  cache la profondeur et la délicatesse du projet du directeur artistique, Paul Ardenne, historien de l’art. Comment l’Histoire Universelle peut-elle croiser notre intimité ou comment notre intime peut-il évoquer un passé collectif?

En ce dimanche matin, un ami m’accompagne. J’aime sa présence, toujours rassurante, souvent interpellante. Il habite le quartier où vivait Mohamed Merah. Je lui demande de faire un détour par la rue de l’événement. Je regarde à peine l’appartement, gêné, presque tremblant. Étrange hasard. À peine arrivés au Musée des Abattoirs, nous sommes plongés dans l’installation de Christophe Draeger sur la prise d’otages de sportifs israéliens lors des Jeux olympiques de Munich en 1972.

draegger.jpg

Il a récréé la chambre où otages et terroristes se confinaient jusqu’à l’assaut final. Elle aurait pu être celle de Merah. La télé qu’ils regardaient est toujours là et nous suivons, comme eux, les informations diffusées en direct sur l’événement. Nous voici quasiment dans la même position que ce matin: une  reconstitution entre images télévisuelles mémorisées et un contexte de réalité?irréel. Ainsi, le terrorisme gagne une partie de la bataille: s’ancrer dans nos mémoires avec l’aide des médias. Troublant.

Plus loin, une autre «chambre» s’impose dans le hall du musée. J’y entre. Par séquence, un spot de lumière projette des images d’enfants délivrés par des adultes. Il s’agit de la prise d’otages de centaines d’écoliers et de professeurs par un commando tchétchène en 2005 à Beslan en Ossétie. Avec «Beslan is mine», l’anglais Mat Collishaw signe une installation profondément émouvante. Chaque posture projetée laisse une empreinte sur le mur, tandis qu’une autre image de délivrance nous illumine. Suis-je dans une chapelle dont les vitraux seraient une icône délivrée? À chaque fois, nous devons nous tourner, nous retourner. Pris dans un tourbillon, les visages se télescopent jusqu’à provoquer le tournis. Que nous reste-t-il de cette histoire traumatique, à la fois lointaine et si proche: une guerre sans arme où l’homme maltraite l’humanité. La force de cette ?uvre est de nous remémorer pour ne pas oublier que nous sommes aussi mémoriels?

art_560_1_1413.jpg

Autre enfermement. Autre délivrance grâce à l’artiste Jean-Michel Pancin. Il apprend que la prison d’Avignon va fermer. Avant que les travaux ne commencent, il récupère des pans de murs et une porte où les prisonniers avaient gravé et peint : Lascaux n’est pas si loin. Il a pris des photos où la lumière du soleil caressait clandestinement les murs. Il a exposé dans des armoires à pharmacie des chaussettes envoyées par les familles du jardin des Doms surplombant la prison. «Tout dépendait du temps?,» (le plus beau titre de ce Printemps de Septembre!) est une sublime exposition où l’art pictural, photographique et plastique nous relie à ces hommes invisibles et crée une mémoire collective. Je ne peux m’empêcher de faire le lien avec le Mémorial du Camp des Milles, près d’Aix en Provence, où l’on peut voir les ?uvres murales d’artistes prisonniers qui peignaient pour survivre à la barbarie nazie. Jean-Michel Pancin libère l’art de l’enfermement des hommes. C’est prodigieux. Sa démarche s’apparente au travail d’un archéologue. À l’Hôtel Dieu, vous serez peut-être surpris d’être happé par la vidéo d’Ali KazmaPast») qui filme avec une minutie incroyable des archéologues dans le Morvan. Sans paroles, la caméra déterre le geste, scrute les visages, fait le lien avec le paysage. Ces orfèvres délicats, tels des psychanalystes, creusent mon histoire.

De la terre au ciel, il n’y a qu’un pas de géant. Renaud Auguste-Dormeuil expose d’étranges photos au Château d’Eau. «The Day Before_Star System» est une série de clichés de la voute céleste pris la veille d’un bombardement. Ainsi, les cieux du 11 septembre, de Dresde, de Guernica, de Nagasaki nous plongent dans un étrange imaginaire, celle de l’Histoire à reculons, où la beauté du ciel annonce l’horreur d’une terre déchirée. De retour sur terre, aux Abattoirs, je me suis pris à rêver de nouveau avec l’étrange film de Louis Henderson, «Logical Revolts». Il capte les trous dans l’histoire de l’Égypte de 1952 à 1972 à partir de son alter ego, personne absente dont il relate le parcours. La poésie accompagne son cheminement comme s’il fallait relier ce que l’histoire officielle et la mémoire des hommes escamotent, oublient, piétinent. Cette ?uvre est troublante, car elle revisite le genre du film historique: la recherche de la vérité croise la quête poétique de l’historien lui-même englobé dans un projet cinématographique qui donne sens aux trous qui parsèment la linéarité des faits. C’est profondément beau.

chili.jpg

On est ainsi tenté de faire le lien avec l’installation de la Chilienne Voluspa JarpaBibliothèque de la non-histoire») qui expose des pans entiers de documents des services secrets de la CIA sur la période de la dictature chilienne. Mais de nombreux feuillets sont barbouillés de noir, censurés: la non-histoire est là, implacable. C’est alors que l’artiste demande aux visiteurs d’emprunter un de ces livres et d’expliquer ce qu’ils en feraient. Certaines réponses sont gravées en blancs et exposées: à la censure, le citoyen reprend la main pour réécrire l’histoire. Cette bibliothèque me touche: elle est dorénavant en moi?

KIEFFER.jpg

La démarche est peut-être similaire à celle de l’allemand Anselm Kieffer qui propose une série de  ses« saluts nazis » où la photo se fond dans l’acier de la toile. Il déterre ce symbole de son inconscient tout en veillant à ce que le visiteur fasse aussi ce travail d’introspection. À la vue de ses peintures, je ne peux m’empêcher de penser aux gestes qui font l’histoire, à ces dictateurs fous furieux qui ont chorégraphié les corps pour mettre en mouvement leur funeste scénario. De quels gestes terribles, de ceux qui structurent l’histoire,  suis-je donc fait ?

dashti-ok-1_0.jpg

C’est ainsi que ce Printemps de Septembre m’offre la plus belle traversée historique qu’il m’ait été donné de faire. Où le visiteur s’engage d’autant plus que la manifestation est parsemée de mises en scène comme autant de partis pris artistiques assumés. Celles photographiées par Gohar DashtiToday’s Life and War») sur le sort du peuple iranien qui, après la guerre contre l’ennemi extérieur, doit faire face aux délires de son dirigeant m’ont touché. Le dessin animé de l’Irakien Adel AbidinMémorial») voit une vache hésiter à traverser un pont coupé en deux par les bombardements américains et beugler dans le vide. Surgit alors une profonde émotion sur le sort des hommes plongés dans l’horreur.

DEF-Raft-of-Illusions.jpg

Puis, Pierre et Gilles, Angel Vergara, Gérard Rancinan et Samuel Fosso finissent par me convaincre : l’histoire, mise en scène par les artistes, est un art majeur. Parce qu’au-delà de comprendre les faits, nous nous approprions avec eux l’Histoire par le rêve, par l’imaginaire, par le corps pour qu’elle nous permette d’entendre notre présent et de penser notre futur. À ce jour, je ne connais aucun historien capable d’un tel processus.

Pour sa dernière édition à l’automne, «Le Printemps de Septembre» est une belle ?uvre. Elle entre dans l’Histoire des spectateurs, amateurs d’Art Contemporain.

Pascal Bély, Le Tadorne.

“Le Printemps de Septembre” à Toulouse du 28 septembre au 21 octobre 2012.

Crédit photographique des oeuvres de Christophe Draeger, Jean Michel Pancin, Voluspa Jarpa, Anselm Kieffer:  : Nicolas Brasseur, Le Printemps de Septembre 2012.

Catégories
BIENNALE DE LA DANSE ET D'ART CONTEMPORAIN DE LYON OEUVRES MAJEURES

À la Biennale de Lyon, Maguy Marin et Denis Mariotte noircissent le tableau.

Deux tournes-disques, l’un à gauche, l’autre à droite de la scène, trônent et crachent un vrombissement (peut-on imaginer la danse contemporaine sans lui!), ponctué d’étranges sons rayés. Le nouveau spectacle de Maguy Marin et de Denis Mariotte, «Nocturnes“,  ne serait-il qu’un vieux disque, tel un propos qui se répèterait à l’infini? Je serais tenté d’y croire tant cette création, à la différence de bien d’autres, me laisse un peu sur le côté et ne semble provoquer dans le public que des applaudissements polis.

De gauche à droite, même son, même discours. Au centre, la complexité du monde tel qu’il va. De chaque côté de la scène, des coulisses sans profondeur d’où émergent des personnages et des objets. Pendant une heure, une série de saynètes se succèdent d’une durée de trente à soixante secondes ponctuée d’un intermède dans le noir de douze secondes pendant lequel j’entends des pas sur la scène. Chaque tableau me trouble, car il pose un contexte, une relation, une interrogation. Chaque plongée dans l’obscurité finit par m’agacer de ne plus pouvoir penser et faire mon spectacle. «Nocturnes» est une proposition que l’on peut ressentir comme autoritaire, mais, confiant en ces deux artistes, je décide de m’accrocher. Dans le précédent spectacle («Salves»), les danseurs tissaient un fil entre eux et nous. Leurs mouvements faisaient liens entre les tableaux (quitte à les faire tomber pour que nous les ramassions), chaque flash lumineux provoquait ma conscience tandis qu’un détail réveillait un souvenir. Ici, rien de tout cela. Quasiment plus aucun artifice scénique si ce n’est une lumière qui surplombe, traverse ou caresse tel un voile qui parfois me fait frémir.

Que m’est-il donc suggéré? Qu’est-ce qui justifie que l’on m’impose le noir et des scènes qui, à priori, n’ont aucun lien entre elles? J’entends l’effondrement, symbolisé par ces pierres qui font un terrible fracas en tombant sur la scène?Peu à peu, elles sont pierres tombales, où s’allongent des corps qui tendent vers nous la photo d’un ancêtre. Je pense aux miens, mais j’en ai si peu, tant mon génogramme est brisé. Alors, il faut chercher ailleurs, dans ces personnages offerts par Maguy Marin. À moi de tisser un lien avec eux. Mais tout va si vite. À peine apparus, les voilà disparus, comme un mouvement de danse qui se prolongerait dans mon imaginaire. Hommes, femmes parlent des langues que je ne comprends pas, mais le langage est ailleurs. Dans ce qui se joue. À mon insu, car je suis binaire et formaté. J’avance parfois à partir de certitudes usées qui me conduisent à effacer l’essentiel de ma mémoire. Nous bâtissons des murs pour nous protéger de l’urgence de l’essentiel.

Chaque personnage, chaque dialogue, chaque posture me questionnent: «qu’est-ce qu’il se joue?». Cette interrogation, obsédante, m’invite à relier les coulisses et la scène: à entendre ce qui est dit pour écouter l’enjeu de le dire; à ressentir le mur par les corps emmurés; à lier l’effondrement de notre civilisation et les corps marchandisés; à lire la trace tout en questionnant comment nous l’effaçons; à nier ce qui se trame pour se préoccuper davantage du processus d’émergence; à interroger  le futile pour y rechercher l’essentiel; à capter l’ombre d’un corps comme une apparition de l’âme?

Je pense. Je ne fais que penser. «Nocturnes» m’épuise.  J’avance et je ne sais pas où je vais. Mais je sens qu’il se trame la métamorphose de mon regard sur le monde. Soixante minutes, c’est trop peu pour continuer à tisser…

Il me faut revoir la scène où les six danseurs se déplacent de dos l’un à côté de l’autre et de leurs mains argentées dessinent au tableau noir.

Il me faut toucher la scène où un voile est lumière.

Il me faut compter mes morts pour unifier mon vivant.

Il me faut entendre le cri de la Grèce dans le choc démocratique tunisien.

Il faut me percher au-delà du mur pour savoir interroger le Nouveau Monde.

«Nocturnes» n’a pas encore fini son travail.

Pascal Bély, Le Tadorne.

 

Nicolas Lehnebach va plus loin…

Les épiphanies nocturnes de Maguy Marin et Denis Mariotte.

Après les salves, la nuit?

A l’aube d’un nouveau cycle de travail, non plus au Centre Chorégraphiqe National de Rillieux-la-Pape, mais à Toulouse, Maguy Marin et Denis Mariotte inscrivent leur dernière création dans la continuité de Salves leur précédent spectacle: une succession de saynètes telles des réminiscences d’un temps passé entrecoupées de noirs faisant entendre un son sourd, des bruits de pas, et le crépitement incessant tout au long du spectacle d’un disque rayé.

«Nocturnes», à l’image de la radicalité et de l’exigence des dernières propositions de Maguy Marin, est un spectacle sans complaisance pour le spectateur tant le spectaculaire en est absent, procédant par épiphanies successives, redondances subtiles, avec un sens consommé de la mise en scène et de la composition.

Le dispositif scénique est épuré: un plateau noir avec quelques points d’entrées et de sorties sur les deux côtés de la scène, sur le mur du fond de scène neuf chandeliers avec ampoules électriques sont accrochés. Apparitions, disparitions, ré-apparitions forment le corps de cette création. Tout commence avec un homme qui semble dormir affalé sur une chaise, un autre -plus tard- mangera quelques grains de raisin accroupi sur quelques pierres jetées sur le plateau avec fracas, deux jeunes filles se maquilleront tout en parlant français et allemand, essaieront des vêtements, se chuchoteront des secrets à l’oreille à grand renfort d’éclats de rire, un homme et une femme converseront en italien, un groupe d’hommes cherchera à apercevoir un autre groupe de femmes derrière un mur, un père et un fils se déchireront en arabe, une prostituée à perruque blonde alpaguera une autre jeune femme en allemand, une autre parlera en grec, un couple d’amoureux chantera la Llorona. Car«Nocturnes» est tout à la fois une accumulation d’images saisissantes qui naissent et meurent le temps d’un flash, et l’évocation d’une Europe au sens large dont les racines et la culture embrassent tout le pourtour méditerranéen.

2012_cie-maguy-marin-cg-09_bis.jpg

Le rythme est implacable, les saynètes défilent les unes à la suite des autres ponctuées par ce noir oppressant et ces bruits de pas qui semblent se déplacer en rangs serrés pour ensuite se perdre. Le spectacle égrène les jours et les heures. Le temps passe. Un siècle se termine et les gens fuient encore et toujours les ravages de leur époque. Petit à petit, des cailloux sont jetés sur scène, puis disparaissent pour finalement réapparaître toujours plus nombreux. Nous vivons sur des ruines qui voudraient s’effacer et qui pourtant s’accumulent sans cesse. Ce que nous avons tenté de reconstruire retourne inéluctablement à l’état de ruine, et s’accumule sous nos pieds, à l’image de cet homme mangeant son raisin une fois, et qui reviendra manger plus tard un sandwich avec un coca : le temps file, les ruines s’accumulent.

Dans un certain sens, nocturnes semble se présenter comme la copie conforme de Salves, les lecteurs de bandes magnétiques en moins, la parole des interprètes en plus. Dans un certain sens seulement puisque malgré une continuité évidente entre les deux spectacles, Maguy Marin et Denis Mariotte vont plus loin, tendent à rejoindre notre époque. Les interprètes habitent chaque instant d’une présence intense et simple à la fois, le geste quotidien renoue avec le fil d’une Histoire qui dépasse chaque individu. On sait tout l’intérêt que la compagnie porte aux grands textes poétiques (De rerum natura d’Ovide dans le spectacle Turba, l’Iliade d’Homère dans Description d’un combat), dans «Nocturnes» une place leur est donnée avec justesse.

Les langues de cette création sont l’italien, l’allemand, le grec, l’arabe, l’espagnol. Tout cela fait partie d’un écho, un écho aux relations conflictuelles qui agitèrent ces pays tout au long du XX° siècle, première et deuxième guerres mondiales, berceau de dictatures sanglantes, guerres d’indépendances. Le passé nous ramène inexorablement à des enjeux actuels, extrêmement contemporains. “I am Greece” écrira à la craie sur le mur du fond de scène l’une des interprètes. “I am Tunisia” écrira un autre. La guerre se joue sur les mêmes terrains qu’autrefois, elle a juste un nouveau corps, tels ces visages photographiés, figés, et qui seront examinés régulièrement tout au long du spectacle. Avec nocturnes, les chorégraphes entendent porter une ombre sur notre présent en éclairant le passé. Chaque situation est examinée à un niveau micro (pour utiliser un jargon de sociologue), c’est la dimension ?infra, intérieure, qui est portée à la scène. L’Histoire est celle qui se cache dans les anfractuosités du quotidien ?pas sur les champs de batailles. Il n’est plus temps pour une Iliade recommencée. Le spectateur est plongé dans les «coulisses de l’Histoire», dans l’envers du décor.

Le dispositif sous forme d’épiphanies est très évocateur de cet état d’oubli dans lequel nous nous trouvons actuellement. Un sac de sable est versé sur le sol, l’instant d’après il n’est déjà plus là. Que reste-t-il des traces de nos erreurs? Nous sommes témoins, et pourtant incapables de tirer les leçons qui s’imposent. Chaque action nouvelle de notre contemporanéité n’est qu’une copie quelque peu modifiée d’une action antérieure. L’humanité a les deux pieds engoncés dans un «éternel recommencement». Il nous faut en finir avec le XX° siècle, semblent-ils vouloir nous dire, même si ce siècle déborde encore sur le suivant. Le nôtre. Le constat est pessimiste, mais lucide. Et voici ce qui fait tout l’intérêt de nocturnes ?même si d’aucuns pourraient regretter une trop forte ressemblance avec Salves? cette façon de confronter l’Histoire du XX° siècle avec celle du XXI° siècle, de la placer termes à termes avec les données politiques et géographiques d’une Europe jadis à feu et à sang, et qui achève de mourir à petit feu, devant nos yeux résignés, dans une guerre que la finance livre aux populations de la «Zone» comme la nommerait un Mathias Enard.

Dans la répétition, dans l’accumulation et la redondance, nocturnes peut aussi bien fasciner qu’agacer. Maguy Marin, Denis Mariotte et tous les interprètes sont là où on les attendait, mais vont plus loin, visent à l’après, et c’est peut-être cela la réponse de l’art à la déréliction actuelle.

Nicolas Lehnebach.

« Nocturnes » de Maguy Marin et Denis Mariotte à la Biennale de Lyon du 19 au 25 septembre 2012. Dates de la tournée: ici.

Crédit photo: Christian Ganet.

Catégories
BIENNALE DE LA DANSE ET D'ART CONTEMPORAIN DE LYON OEUVRES MAJEURES Vidéos

A la Biennale de la Danse de Lyon, Israel Galván, sublime (dé)compositeur.

Le théâtre parait en chantier, dépouillé. Avant le séisme. Le béton armé semble désarmé, à nu. Des chaises empilées, une table, un piano et un étrange carré blanc sur scène forment le décor de ce qu’il reste d’une fouille archéologique. Le chorégraphe Israel Galván, la pianiste Sylvie Courvoisier, la chanteuse Inés Bacan et Bobote pour le compás se positionnent en rang, de dos. Tel un bâtisseur de cathédrale, tout laisse à penser qu’Israel Galván va se mesurer à ce chantier, celui d’un flamenco qu’il compte bien dépoussiérer, même si cela doit passer par une totale déconstruction des codes auquel est probablement habitué une partie du public du Théâtre de Nîmes. Tout débute par une pile de chaises qu’il fait tomber pour en extraire une, destinée à Inés Bacan. Respect et élégance.

Pendant plus d’une heure dix, Israel Galván affronte. Confronte. Démonte. Son corps est un temple qu’il fait trembler sur ses bases pour ouvrir les entrailles du flamenco qui se doit d’accueillir la modernité à partir de ses racines et de ses rites. Il explore. Quasiment tout. Du piano, monte les clameurs d’un free jazz décomplexé mêlé de mélodies andalouses, d’accents rock et de sons métalliques. Israel Galván s’approche à plusieurs reprises de cette bête qu’il dompte pour calmer ses ardeurs d’en découdre. Le piano est un corps qui saigne. Il cicatrise les blessures d’une danse qui taille dans le vif du sujet. Il est exceptionnel d’assister à la décomposition d’une partition qui se consume pour inventer l’Autre musique, celle d’un flamenco théâtral. Car Israel traverse tout : sa danse est le territoire des arts. À l’instar de Pina Bausch, il théâtralise pour créer l’épaisseur du mouvement  et convoque pour cela la famille du flamenco. Une étrange atmosphère se dégage : Inès Bacan et Bobote, tels des parents attentifs, sont attablés et leurs chants montent vers les cieux où les mots se font poussière. Israel saute et parvient à s’asseoir sur la table, de dos. L’enfant est là. Image fulgurante de l’adulte qui puise dans l’enfance de l’art, l’énergie de créer sa danse.

Israelgalvanespectaculo

C’est ainsi qu’Israel ose se consumer pour se libérer des oripeaux mortifères de la tradition : le carré de poudre blanche l’accueille. Point de soufflerie pour créer l’illusion du brouillard. Israel fait brume tandis que sa danse aurore nous projette ses rayons et creuse les sillons de son territoire chorégraphique. Il ose tomber, se relève et s’assoit. Tandis qu’il enlève ses chaussures, son pied dénudé le fait sculpteur et nous propulse dans un flamenco privé de son objet essentiel. Assis, il reste immobile : son silence est celui d’un travail intérieur qui accompagne sa métamorphose. Peu à peu, son corps quasi squelettique est un écho aux deux phrases qu’il adresse aux spectateurs: «la mort c’est le public», «el publico es la muerte».

Loin d’être un spectacle fragmenté, «La curva» offre à chaque artiste sur le plateau, à chaque spectateur, la possibilité de créer la partition capable de recoller les morceaux d’un flamenco kaléidoscopique, pour un art total. C’est une galerie à ciel ouvert, où chacun peut faire son chemin, où la danse d’Israel Galván pose des repères clefs à partir d’allers-retours entre déconstruction et reconstruction, comme une invitation au changement. Peu à peu le chant s’éloigne de la plainte ; peu à peu le flamenco irrigue la musique et provoque un pas de deux généreux entre Israel et Bobote ; peu à peu la scène pousse les murs, et nous invite à nous ouvrir. La dernière pile de chaises peut bien s’effondrer, la danse a fait son travail : accueillir la complexité, promouvoir l’autonomie pour le bien collectif, écouter le passé pour entendre le futur, oser l’ouverture pourvu qu’elle irrigue chacun pour le tout. «La curva» est une ?uvre essentielle pour qui veut savoir ce que l’art peut nous dire alors que l’effondrement nous aveugle.

Un piano,

Des chaises,

Une table,

De la poudre blanche,

Eux,

Nous,

et le flamenco est résis(d)ance

Pascal Bély, Le Tadorne

« La Curva » d’Israel Galván au Théâtre de Nîmes le 19 janvier 2012 et à la Biennale de la Danse de Lyon les 16, 17 et 18 septembre 2012.

Israel Galvan sur le Tadorne:

Galvánisé.

A Montpellier Danse, Israel Galván : nous surmonterons…

Catégories
FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE Vidéos

En tournée, la beauté sidérante de “La mouette” d’Arthur Nauzyciel.

Arthur Stanislavski, Anton Nauzyciel.

Après avoir appelé mes amis pour leur transmettre le choc que j’ai reçu hier, j’envoie au plus vite ce témoignage pour inviter encore de potentiels spectateurs à se déplacer jusqu’au samedi 28 juillet au Festival d’Avignon, à faire le pied de grue, à racheter des places, à faire la démarche difficile de se rendre à 22h à la Cour d’honneur, pour voir “La Mouette” de Tchekhov dans une adaptation d’Arthur Nauzyciel durant quatre heures, valant tous ces efforts et toutes ces contraintes: une presse critique, paresseuse et vindicative, une retransmission télévisée ayant remporté la plus faible audience de l’année. Le théâtre n’est décidément pas fait pour l’écran. C’est pour cela que l’on a donné un autre nom que «théâtre filmé» au septième art, le cinéma.

Le premier film, réalisé par les frères lumières «Arrivée d’un train à la Ciotat», qui est diffusé sur une immense tôle, miroitante et marbrée, figurant les falaises côtières fréquentées par l’oiseau marin, peut nous sembler incongrue, hors de propos; et pourtant, ce premier décalage est savamment pensé, comme un message visuel, discret, qui va traverser notre inconscient durant la pièce, indiquant les aller-retour de la «famille» d’artistes russes entre campagne et ville, entre l’art du passé et la modernité qui pointe. Arthur Nauzyciel, ses comédiens et ses musiciens vont d’ailleurs procéder à une sorte de pont entre l’écriture de Tchekhov, son introspection poétique sur le sacrifice que nécessite la pratique de l’art et le drame qu’elle subit aujourd’hui, l’adversité qu’elle connaît sous le joug de l’uniformisation, de l’audimat. Ironie du sort, cette interprétation de la pièce que certains journalistes (Télérama, Figaro) considèrent comme éculée et emphatique, est d’une extraordinaire vigueur, fait montre de toutes les libertés que s’offrait l’expressionnisme au début du XXème siècle, au cinéma comme au théâtre (Meyerhold, Murnau, Wiene), et permet de percer la profondeur spirituelle travaillant ce huis clos, en exposant son énigme comme une chanson de geste. Pas de récompense sans effort, fut-elle indicible, et ceci, tout autant pour l’artiste que pour le spectateur.

mouette-1.jpg

C’est beaucoup d’estime que de nous considérer d’abord comme des hommes et non comme des variables de plaisir, non comme des spectateurs, cuillère à la bouche, bons à juger, à mettre des notes. Le don de ces comédiens vibrant, tremblant, nous hisse jusqu’à cette réalité, si souvent étouffée, nous donnant l’occasion de rejoindre notre dignité, trop souvent perdue. Il n’y a qu’un art sérieux, avec des idées claires, répètent les personnages d’Anton Tchekhov. La difficulté est de poursuivre, de s’organiser et de ne pas céder à la gloriole, à l’illusion du succès et de la cour. Quand l’art atteint à cette patience, à la mesure de ses silences, de ses absences, c’est une leçon d’histoire renouvelée. Arthur Nauzyciel est l’investigateur d’une mémoire précieuse, fragile, on ne mesure pas notre chance, il nous ramène de cette époque quelque chose de non enregistré, de non filmé, un travail sonore perturbant, évident pour les oreilles inquiètes, ouvertes, qui cherchent la musique que demande la poésie, quand les dictions deviennent antiques et dérangeantes comme sonnaient les voix de Malraux, d’Apollinaire, comme devaient émettre les comédiens de Stanislavski, comme s’essayent maintenant les porte-voix de Claude Régy, rythme lancinant, «spoken words», enquête, expérimentale, gourmande, sur le conduit auditif. Ici, corps et cris de mouettes.

Sidérant cri du comédien Xavier Gallais, transformant le prénom de Nina en un «Vous!» sur-aiguë, déchirant la cour d’honneur, annonçant déjà sa chute. Yeux révulsés de la jeune Adèle Haenel. Enfin, bouleversante confession de Marie-Sophie Ferdane sur le métier d’artiste, jalousé, décrié, sacralisé, moqué, jugé, incompris, polémiqué, acclamé, instant passionnel qui, hier soir, m’a recentré, changeant ma vie un peu plus, celles de mes voisins sans doute, tant leur émotion était palpable, dure à contenir, tant la troupe autour d’elle («La mouette») s’unissait dans cette déclaration de guerre et d’amour mélangé. Sensation suffocante, et gênante devant la parole qui vous délivre? Je savais que je voyais et entendais quelque chose qu’il ne me faudra pas oublier, qu’il me faudra entretenir, peut-être même, mériter.

Il n’y a plus d’avant-garde. Les artistes du XXIème siècle, même s’ils tentent de nouvelles formes sont obligés de se pencher sur leur passé proche ou lointain. C’est être prétentieux ou fou de faire l’impasse sur le déchainement créatif et destructif du siècle dernier. Il fut une réserve d’objets, d’expériences ultimes de la représentation, de partage du savoir, d’éclatements de la narration, de tous les codes scéniques et musicaux. Il y a donc, à cause de ce tournant, de cette accélération de notre temps, un travail de conscience ou de réitération nécessaire à la digestion et à la préparation de notre futur. Choisir de montrer les débuts de cette révolte indépendantiste et artistique, presque planétaire, avec le «hit» de Tchekhov est un acte bien plus téméraire qu’on ne le pense. Qu’il créé désaccord et polémique, c’est un travail de «reliance», d’enracinement frais et difficile?

Sylvain Pack ( http://sylvainpack.blogspot.com) vers le Tadorne.

“La mouette” par Arthur Nauzyciel au Festival d’Avignon du 20 au 28 juillet 2012.Les dates de la tournée, ici.

Catégories
FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES

Au Festival d’Avignon, incritiquable Romeo Castellucci.

Il est vain de vouloir comprendre la feuille de salle écrite pour le Festival d’Avignon sur le nouveau spectacle de Roméo Castellucci, «The Four Seasons Restaurant». C’est totalement illisible. Un verbiage comme on n’en fait plus. Est-ce calculé? L’interview qui suit reste plus accessible, mais je lâche très vite tandis que l’on me tend une paire de boules Quies. Sylvie Lefrere, contributrice pour le Tadorne, est à mes côtés. Deux Tadornes pour une expérience hors du commun?

Pendant plus d’une heure, je perds tout, progressivement. Mon corps et mon intellect ne vont plus communiquer. Dès les cinq premières minutes, je suis plongé dans le noir pour entendre le bruit du trou noir dans le cosmos. Belle entrée en matière. Arrivent dix femmes qui, une à une, se coupe la langue. Je ferme les yeux. Autre trou noir, mais moins vertigineux. Elles entament alors un long poème, “La mort d’Empédocle” de Hölderlin, évoquant le suicide «esthétique» du philosophe grec. Le passage est interminable. Mon corps va lâcher. Il lâche. L’espace d’une seconde, je tombe dans un trou noir, un rêve éveillé. Un visage. Mais lequel? Je me redresse, apeuré, le c?ur survolté. Au bord du malaise. Ces femmes produisent une étrange image entre portraits photographiques, prière dansée, sculpture groupale. Leurs mouvements paraissent naïfs comme pour m’inviter à retrouver la grâce. Je ne saisis rien de ce qu’elles disent. Elles semblent vouloir communiquer avec l’absent. Avec nous. Avec moi. C’est plus qu’une distance entre une scène et des gradins. Il y a un Monde. Une galaxie de comètes égarées, de corps disparus, d’âmes envolées. Je voudrais attraper au vol ce qu’elles envoient, mais plus rien ne vient. Mon désarroi est indéfinissable.

Sylvie ??

En regardant ces jeunes filles se mutiler, je me remémore Pasolini dans “Salo ou les 120 jours de Sodom”. Privées de parole, elles dégagent un collectif qui se rassemble en une ronde. Elles forment une étoile avec leur sarrau d’écolière des années quarante qui me renvoie les images des camps de la mort. Elles nous attachent à notre patrimoine historique et religieux au moment où nos croyances se perdent et suscitent conflits et souffrances. Nous sommes des naïfs dans cette société où le pouvoir écrase tous les systèmes, et nous laisse en quête d’un guide, d’un Dieu. Se trouverait-il dans une nouvelle gouvernance, dans la relation autour de valeurs et de force pour se rassembler? Elles se passent de tête en tête une couronne dorée de César pour symboliser le passage du pouvoir, générateurs de heurts et destructions. Il tue. Les armes sont là, mais semblent inutiles. Elles peuvent peindre le colt en or, mais il reste déposé à terre. Le poids de la défense est ailleurs…
 
Après qu’elles aient rendu les armes de la persuasion, de la dissuasion, surgit une scène, difficilement descriptible. Le groupe se resserre pour chorégraphier la chrysalide: une à une, elles émergent du coeur, du trou noir pour ressortir nue et quitter le plateau. Est-ce là, l’au-delà? Est-ce ici qu’il faut tout abandonner pour renaître? Est-ce la forme du changement de civilisation évoqué à longueur d’émissions et de colloques? Est-ce là-bas la nouvelle espèce, l’Homme féminin? L’Autre image? Le noir total revient. C’est là que je disparais. Le rideau du théâtre avance et recule accompagné du son du trou noir. Éclairs. Vrombissements. Tout tremble. Je perds l’image. Des éclairs. Plus que des éclairs. Une apocalypse. Un cheval mort apparaît puis disparait. L’animal comme unique relation à l’humain. Je perds tout ce qui fait lien entre le spectateur et la scène. Je ne suis plus au théâtre. Cela en est fini. Je suis aspiré dans ce trou noir qui n’a plus rien de circulaire. Je ne comprends plus rien. Je vois au-delà de mon corps. Au-delà de l’inconscient vers une autre conscience. Je perçois l’âme qui vole, tandis que les corps nus des femmes apparaissent.
CASTELLUCCI.jpg
Sylvie ?…
Des bras de ces jeunes filles émerge la force du groupe, tous genres confondus, où une succession de naissances apparait sous nos yeux. Le sujet sort habillé, puis mis à nu par les autres, offrant à chacun la liberté de reconstruire. Tout est à faire. La page du plateau redevient blanche. Roméo Castellucci nous projette alors dans le cosmos et nous rend sourds et aveugles, comme pour nous interpeller, nous rendre plus réactifs, nous réveiller. Je repense au film de Lars Von Trier, “Mélancholia”. La fin inexorable de notre monde est proche, mais le lien humain semble plus clairvoyant et renforcé. Qui a dit que le chaos était nécessaire?
Après le martèlement dans nos oreilles, des explosions blanches éclatent et nous surprennent par ses salves. Aveuglés, nous sommes forcés à fermer nos  yeux. Nous restons impuissants face à ces déchaînements de l’espace complètement inexploré. Puis le noir réapparaît, apaise notre regard et les explosions s’éloignent comme les éclairs d’un orage. Les grands rideaux s’éclaircissent et glissent d’avant en arrière, comme le ressac de la mer. Les vagues de tissu brillant rejoignent celles du bateau de Fellini et nous convient au grand voyage. Un cheval est à terre, le ventre tendu et rond, sur le point de mettre à bas. L’animal, ami de l’homme, sans sa fougue habituelle, semble anéanti…Des boulets noirs lui succèdent. Déchets, fruits, armes?..C’est alors que les jeunes filles, nues, se précipitent toutes contre les lèvres de cette mère symbolique. La confiance en la parole est attendue et pe
ut renaitre pour un retour au sens. Malgré un film protecteur qui nous sépare, tout semble à notre portée.
La clôture du spectacle est fascinante: un tourbillon d’éléments naturels, une vaste tempête venteuse emportant tout sur son passage. Quel  avenir nous attend?
Pascal ?
 
… ?. ? ? ?. ?.
 
Sylvie Lefrere, Pascal Bély, Tadornes. 
« The four seasons Restaurant » de Roméo Castellucci au Festival d’Avignon du 17 au 25 juillet 2012.
Roméo Castellucci sur le Tadorne:

Pour Roméo Castellucci, contre la censure des malades de Dieu.

Au Festival d’Avignon, Roméo Castellucci n’entend rien.

La fille collante de Roméo Castellucci au Festival d’Avignon.

Romeo Castellucci amarre le KunstenFestivaldesArts à Marseille.

B. ¹03 Berlin de Roméo Castellucci m’a perdu…

L’Europe vu par Roméo Castellucci au festival d’Avignon.

Catégories
FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES Vidéos

Avignon Off 2012: Au bout de mes rêves, un lapin bonheur.

Presque quinze jours de festival. Le corps est lourd. Sur Facebook, quelqu’un m’écrit: «les spectacles sont la nourriture de l’âme, mais il n’y a aucun plaisir à être en surpoids». Je souris. Comment m’alléger ? Il me faudrait un spectacle pour perdre le poids superflu. «Bonheur titre provisoire» d’Alain Timar va remplir cette délicate mission. Sans virgule dans le titre, comme sans respiration. C’est dire l’urgence à parler, à traiter en urgence de la question du bonheur, tout en connaissant la part d’incertitude qui en découle.

Un élément parait certain. Le théâtre peut procurer du bonheur quand le sens est «tricoté» de cette façon, sans amalgames, avec sérieux et dérision. Quand une actrice irradie la scène (magnifique Pauline Méreuze…elle m’avait subjugué en mars dernier dans «Visites» de John Fosse, mise en scène par Frédéric Garbe). Quand un acteur joue avec une si belle humilité (troublant Paul Camus). Quand Alain Timar, metteur en scène, veille, assis de côté avec son pinceau, avec empathie, pour se lever, peindre le décor blanc et se rasseoir. Quand le geste du peintre s’invite lorsque la parole trébuche, lorsqu’on n’en peut plus de crier, de pleurer. Pauline, Paul et Alain: on dirait presque le titre d’un film de Jacques Demy. Manque plus que la musique. Patience. Elle arrive. Un vrai bonheur. Des tubes de mon adolescence («Résiste» de France Gall, «Au bout de mes rêves» de Jean-Jacques Goldman) et du Bach (est-ce si sûr ? Qu’importe, j’ai entendu du Bach) pour raviver la mémoire du corps joyeux, créatif, amoureux. J’ai presque une envie de danser!


Cette pièce est un vrai bonheur. Parce qu’elle met en jeu la naïveté de se poser une telle question d’autant plus que le naïf est mis à mal dans une époque où  le trait doit être droit. Parce qu’on y invite un penseur, un philosophe, Robert Misrahi. Il a consacré l’essentiel de son travail à traiter de la question du bonheur. Sa pensée traverse les dialogues, les corps et l’espace. Il faut toute l’ingéniosité d’Alain Timar pour nous inviter à entendre une telle musicalité dans les mots, à percevoir l’ampleur de la «tâche» quitte à glisser d’autres citations (celles de Stig Dagerman, Koltès, Claudel, Montaigne,…).

Qu’est-ce que le bonheur? Notre couple d’acteurs se réfugie dans le dictionnaire; celui-ci en donne une définition bien plate et rationnelle. Il passe alors aux travaux pratiques. En son temps, croquer la pomme avait changé le sort des humains vers les voies impénétrables du bonheur et du malheur. Mais en 2012? Tout au plus, ce fruit procure-t-il de la satisfaction! Alors, ils en remettent une couche. Celle du peintre qui se lève pour symboliser le bonheur avec son pinceau «fou chantant». Cela ne fait que raviver les plaies: Pauline craque. À genoux. À terre. Ses larmes sont la peinture qui dégouline de la toile lorsque l’art ne peut plus rien pour nous. Elle me fait trembler alors qu’elle déclame la liste des malheurs sur la terre, des maladies qui nous traversent (elle aurait pu citer les «mauvais spectacles» du festival!). Peut-on questionner le bonheur, connaissant tout ce qui nous empêche de le penser? Quel paradoxe! Pauline continue et bute sur ses neuf tentatives de suicide. Le bonheur n’est pas pour elle. Paul finit par la prendre aux maux. Mais chut….

Alors le peintre poursuit son oeuvre, coûte que coûte. Le plateau est toile parce que le bonheur est cette quête permanente de recherche sur soi à travers le geste qui nous redessine, nous montre à voir autrement, nous met dans l’action pour produire le sens?Pauline et Paul continuent à s’interroger, mais butent à chaque fois?ils ne trouvent pas. Définir le bonheur n’en  procure-t-il pas déjà lorsque résonne dans le théâtre des captations sonores de «gens» qui cherchent aussi?leurs définitions toutes personnelles révèlent à quel point la question mobilise chez chacun d’entre nous l’imaginaire, la créativité, la pensée en mouvement. Mais cela ne suffit pas?La définition est si complexe que l’on n’en viendra jamais à bout.

Ne reste plus qu’à convoquer l’absurde: le rêve impossible, l’utopie. L’UTOPIE! Je jubile alors à l’idée de ce festin mondial, où le lapin serait plus consistant qu’une pomme, où nous pourrions tous ensemble…Tous ensemble?

Mais pourquoi ne peux-tu pas venir ?

Pascal Bély, Le Tadorne.

« Bonheur titre provisoire » d’Alain Timar au Théâtre des Halles jusqu’au 28 juillet 2012 à 16h30.

Catégories
FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES Vidéos

“Conte d’Amour” : le choc du Festival d’Avignon.

Article écrit lors du Festival d’Avignon 2012.
Fait rarissime. Nous y sommes revenus. Nous avions lancé le pari («et si nous repartions une deuxième fois à Vedène?»). On nous a suivis. Folie de festivalier en résonance avec ce «Conte d’Amour» de Markus Öhrn qui sera probablement l’un des rares événements théâtraux du Festival d’Avignon 2012. Et pour cause. Cet ovni artistique ne correspond à aucune classification d’autant plus que la vidéo y occupe une place prépondérante. Avant même que cette odyssée dans l’horreur de l’amour commence, un film projette la construction d’un mur. Le béton coule à flot telle une matière fécale. À ceux qui verraient dans ce conte «une grosse merde» (expression expéditive souvent entendue cette année), Markus Öhrn prend les devants et s’avance vers nous pour se présenter. Avec son look d’adolescent, il nous dit qu’il est fier d’être là pour cette production finlando-allemande. Humilité et force. Rare.

conte2.jpg

Vous souvenez-vous de ce fait divers survenu en Autriche où l’on apprit que Joseph Fritzl séquestra pendant vingt-quatre ans sa fille Élisabeth et trois des enfants nés des différents viols incestueux. Il aura fallu vingt-quatre ans pour fonder une famille sans éveiller le moindre soupçon de la part du voisinage. Comment transposer une telle horreur au théâtre si ce n’est en «déréglant» le système de la représentation? Nous ne voyons pas grand-chose sur scène, tout au plus faisons nous connaissance dès le premier quart d’heure avec le personnage paternel tout puissant (exceptionnel Rasmus Slatis) qui touche ses enfants «officiels» (ici, des poupées de chiffon) de la même façon qu’il manipule chips et bouteille de coca. Sa désinvolture en dit long sur le pouvoir du mâle dans la société capitaliste à la sexualité active, dépouillée de sentiment, enfermée dans la routine de sa robe de chambre.

Un seul désir l’anime, tel un accroc drogué: c’est dans la cave qu’il veut aller. Dans son sarcophage de béton. Dans sa caverne où nous percevons à peine les silhouettes à travers une bâche de plastique. C’est dans l’enfer sous terrain de notre intime où nous sommes invités à descendre, où les corps de l’enfance, de la mère, de la fratrie se perdent entre cris et débauche. Tout est filmé et projeté sur la scène. Ici, il n’y a pas de modèle féminin, sauf sous les traits d’Elmer Back, acteur au regard doux et à la voix chaude qui nous apporte un peu de réconfort. Lorsque le cadet endosse le rôle de la mère pour donner le sein au tout petit (incroyable scène d’amour), le père hurlera «tu n’es pas ma maman». La caméra colle à la peau de chaque comédien, épousant toutes les parties de leur corps, sans oublier les plus intimes. La musique live s’invite lorsque la fille prend le micro pour chanter des standards pop qui donnent une dimension toute particulière à notre mémoire amoureuse. Ces reprises nous raccrochent à leur désir d’amour quand, en quête de l’autre, nous l’attendions  lors de soirées tardives et enfumées.

Dans ce trou, les jouets se transforment et deviennent démoniaques. Le totem clame le tabou de l’inceste et la porcelaine fragile des ours, trolls, dragons dévoile l’enveloppe enfantine perverse dormant en chacun de nous. Markus Ohrn donne à voir nos jeux intérieurs. Il nous aveugle, nous inonde, nous abonde à travers l’absorption de hamburger, nourriture de la société libérale. Nous frémissons. Nous tremblons. Notre colère monte (« non, pas ça?»). Nos valeurs culturelles entre famille et religion volent en éclat. Plus rien à quoi se raccrocher d’autant plus que la bâche en plastique rend opaque le réel. La force de l’image est de magnifier notre voyeurisme, d’éclairer leurs modes de fonctionnement, de surligner ce collectif puisque chacun devient cameraman à son tour. À l’incantation hurlée du père («Je suis tout-puissant»), répond le partage de la caméra qui se transforme en appareil pour photos de famille et des «sentiments qui vont avec».

À chaque scène d’amour résonne la violence et le délire où le père, dans ses différentes décompensations, incarne notre folie collective: le pouvoir du mâle occidental puise sa force dans sa domination à l’égard de l’homme africain (n’a-t-on pas dit d’ailleurs «qu’il n’était pas entré dans l’histoire» ?). Pendant plus d’une demi-heure, Rasmus Slatis transforme la cave en jungle, joue au médecin sans frontière, terrorise ses enfants devenus soudainement africains. Le spectacle controversé de Régine Chopinot présenté quelques jours auparavant émerge tandis que ce groupe tribal est forcé à agiter des instruments. Pour retrouver leur identité perdue, il leur faudra crier ensemble «je suis une victime» et convoquer l’ange de la mort vêtu de rouge. Pour que cela soit entendable par chacun de nous (c’est-à-dire suffisamment mis à distance pour nous toucher), Markus Ohrn n’a pas le choix: cette cave est une scène où le cinéma doit se fondre dans le théâtre. Les codes habituels de la représentation ont explosé pour rendre compte de la violence de cet amour (et de la créativité qu’il génère pour le bourreau et les victimes). Sans ce cinéma d’art et d’essai, point de théâtre de corps, d’objets, de marionnettes et de refrains musicaux. Avec «Conte d’amour», l’exploit est un art.

conte4.jpg

Une chanson de Chris Isaac clôture cette performance et permet à chacun de sortir de la bâche et de se présenter face à nous. Leur beauté en dit long sur ce qu’ils nous ont donnés. Nous n’avons pas tout à fait vu le même spectacle lors de nos deux représentations: à la première, submergés par nos peurs, enfermés dans nos jugements de valeur, nous avons eu mal. Épuisés, nous avons quitté le théâtre avec ce gout de l’inachevé, de la main trop vite tendue et retirée. À la deuxième, accueillants, le théâtre a pu faire son «travail». Nous sommes redevenus spectateurs aimants de cet art qui prend tous les risques, sans tabou et nous émancipe de la religion d’un théâtre français décidément trop conservateur pour descendre dans nos cavernes coulé
es dans le béton.

Sylvie Lefrere, Pascal Bély, Tadornes. Le regard différent de Sylvain Saint-Pierre sur “Conte d’amour”.

conte-francis.jpg

«C’est quelque chose qui reste en nous gravé. Violence étouffée. Ironie au bord du cul. Grincement des sexes. Loufoquerie des hystéries. Tendresse malgré tout. Folie meurtrière et attachement sensuel néanmoins. Tout est caché, voyeur de bâches. Désormais le Hamburger aura le gout acide de la violence. La perversité du Ketchup versé n’adoucira pas les moeurs ».

Francis Braun sur la page Facebook du Tadorne.

Catégories
FESTIVAL D'AVIGNON LES EXPOSITIONS OEUVRES MAJEURES Vidéos

Au Festival d’Avignon, Sophie Calle: la traversée d’un continent intérieur.

Dés les premiers jours du Festival d’Avignon, la rumeur se susurrait à mes oreilles: Sophie Calle fait une exposition sur sa mère disparue…Une question me revenait: comment recevoir ce deuil? Comment Sophie Calle à la réputation “d’impudique”, d’artiste égocentrique pour les uns, allait-elle nous étonner? J’étais aussi à l’écoute des inconditionnels de ses propositions, qui parlaient d’intelligence, de finesse…Il y a quelques mois, j’avais feuilleté un magnifique ouvrage, qu’elle avait adressé au regard des aveugles. Cette oeuvre m’avait déjà beaucoup troublée. Je décide de m’y rendre. J’ai peur…C’est avec deux hommes que je vais y pénétrer, peut-être pas tant par hasard.

J’ai découvert l’Église des Célestins en 2011, lors de l’exposition de William Forsythe. Cet espace m’est donc familier. C’est un lieu dépouillé, aux proportions hautes et étroites, sans rénovation récente, restée dans son “jus”, avec une belle lumière de par la taille des ouvertures, qui crée une atmosphère de respiration et d’authenticité. Quelques ruines éparses appuient le contexte de recueillement.

De lourds rideaux de velours verts s’ouvrent à l’entrée, tel un écrin. Nous sommes accueillis par une magnifique photo de Monique Rachel, la mère de Sophie Calle, décédée il y a quelques années d’un cancer. Assise sur une tombe, jambes croisées, naturelles et libertines, elle semble nous dire: “Elle ne passera pas par moi!“. Elle pose sur cette dalle de pierre, toute sa force de séduction et de présence…La clarté directe de son regard s’attache à mes épaules pour me soutenir. Toutes les parties de mon corps vont faire cette traversée.

Des galets sont disposés à différents endroits, comme pour nous accompagner. Je me sens “Petite Poucette”, dans un mouvement de bien-être, proche de cette mère charnelle et de la mer. Je ressens le même plaisir que dans les cimetières marins de croix sculptées de pierre ou de fer forgés, où l’étendue bleue devient notre lit éternel, où les bouées fleuries des marins disparus sont nos bijoux de famille…Pas à pas, lentement, j’avance. Le blanc du «souci» (dernier mot prononcé sur son lit de mort, «Ne vous faites pas de souci») m’éblouit comme une étendue de neige et brûle mes doigts. Le froid les engourdit. Je plonge dans ce sentiment de fond intérieur et le mot glisse entre mes cheveux à chaque inspiration.

Une icône m’arrête et je souris devant cette image de Joconde minérale. Mon bas ventre frémit en repensant au lieu de ce premier émoi. Ma pupille s’élargit pour distinguer plus nettement  la nuit de mon intime. Des photos, illustrées d’un journal, suivent. Un voyage à Lourdes, une voyante…Ma langue goûte ce souvenir de l’imaginaire de l’enfant, qui dans ces derniers voeux pieux se tourne vers l’irrationnel. On veut y croire, tout en sachant que c’est désespéré. Mais on s’accroche. Ma tête immergée sous l’eau, cherche à sortir, mais l’appel du fond est plus fort et je continue ma nage intérieure.

Le sol rougi de Forsythe est encore là. Il rend éclatant le nouveau Souci; le rythme mensuel de la femme coule; j’aperçois une perspective par la meurtrière ouverte sur le tumulte de la rue. Une chaleur m’envahit. Nous sommes protégés dans ce contenant utérin.

Bruisse au dessus de ma tête, la légèreté de ces duvets doux. Les soucis m’enveloppent, mais ne m’empêchent pas de dormir comme cette petite sculpture, qui magnifie la sérénité du grand sommeil. Mon nerf optique force, pour traduire le texte blanc sur blanc et la lecture en devient plus lisible. Comme une aveugle lisant le braille. Dans le choeur de l’église, mon estomac se tord devant les dalles grises de marbre. “MoTher!“, “mAman!“, ma grand-mère, ma mère, mes enfants…Je ressens dans mes narines l’odeur de ma chair.

Les petits rideaux de dentelle font danser le Souci brodé. La fatigue plombante se loge dans mes mollets, tout en excitant mes nerfs autour de cet objet du passé, des fenêtres de mes grands-parents. Le tic tac coloré d’un cercueil nous rappelle à l’heure. À qui le tour? La mort devient plus prégnante. Le film sur le corps de cette femme allongée ne ressemble plus à celle de l’entrée. Elle est vaincue. Je l’embrasse de lèvres humides et me souviens de la froideur de ces joues effleurées. Froid comme un bois sec, au sentiment si tendre.

La loge de Sophie Calle est vide de sa présence (elle vient quelques heures dans la journée, lire les journaux intimes de sa mère), mais habitée de ses objets usuels: robe sur un cintre, cigarettes, verre à pied, carnet…Je respire un univers qui me ressemble. Les papillons du Souci volettent au dessus de nous, près de l’oeil frondeur d’une grande girafe, échappée de l’atelier de Sophie Calle. La douceur de l’enfance resurgie. Sur ma main, une larme mélancolique s’écrase.

Je distingue l’autre rive. Celle de l’Antarctique, à travers le hublot de ce brise-glace…Les bijoux, la photo, le recueillement, tout est là pour ce dernier voyage. Pour l’éternité, la banquise va figer cette vie. La conserver pendant des millénaires, des générations et ressurgir un jour, grâce à des explorateurs inconnus. 

La mer et ses fragments de glace ont raison de moi. Mon visage est ruiné de larmes, mon souffle est coupé. Ma glotte étouffe un sanglot. La traversée de Sophie est aussi la mienne. Je reverrai encore longtemps un mausolée comme celui-ci…Je refais un tour dans cet espace, puis un autre. Je reprends peu à peu vie, mais mon corps restera tatoué.

En sortant, je me retourne et me retrouve rassurée, car, devant ce tas de pierres, objet de chaos, magnifié également cette an
née par McBurney, mon regard porte au loin de mes pensées, et apaise mes souvenirs.

Mon iris devient bleu, inondé par cette immensité arctique du grand monde.

Je retrouve la lumière extérieure, apaisée…et grandie entre mes deux amis, accompagnateurs respectueux.

Sylvie Lefrere de Vent d’art vers le Tadorne.

« Rachel, Monique » de Sophie Calle à l’Église des Célestins jusqu’au 28 juillet 2012.

Catégories
FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES

Au Festival d’Avignon, Steven Cohen, vertigineux petit rat des camps.

Cette après-midi, sous la scène du Palais des Papes, il y a «l’origine». Il y a LE cimetière. Il y a notre conscience de citoyen européen, nos valeurs, même celles que nous piétinons. Sous la scène, il y a le pour quoi du théâtre. Il y a un journal qui page après page souffle aux comédiens LE texte qu’il ne faut pas oublier. Sous la scène, il y a le Camp, les bruits étouffés et les cendres des âmes torturées, des corps déchiquetés.

Sous la scène du Palais des Papes, je me suis engouffré pour en ressortir une heure après, frigorifié, vêtu de noir, poussiéreux. Endeuillé à jamais. Pour toujours.  

steven2.jpg

Sous la scène du Palais des Papes, il y a un des «fils» cachés de Jean Vilar. C’est le chorégraphe Steven Cohen. C’est mon «pédé papillon». Depuis quelques années, il se pose régulièrement sur mon épaule. Il est juif et Sud-Africain. Autant dire qu’il est la part abimée de l’humanité dont il soulève le rideau noir pour créer son théâtre où la tragédie prend “corps”. Il a de grands yeux où les étoiles poursuivent leur danse quand le soleil tape. Il n’est pas tout à fait nu: il a juste une petite coquille transparente pour protéger son petit sexe de «pédé papillon» des oiseaux de mauvais augure. Dieu sait s’ils sont encore à l’affut. Steven Cohen est grand parce que nous sommes parfois trop petits pour voir loin. Sous la scène, il a creusé la question de l’Holocauste. Profondément.  Pour montrer ce que le cinéma n’a jamais pu filmer. Pour danser ce que le théâtre n’a jamais pu dire.

Une lumière orange le voit surgir du trou. Celui de l’origine du monde. Il renaît. L’humidité me prend à la gorge. Son cul apparaît. Il est visage, il est “Le cri” d’Edvard Munch. Combien de galeries a-t-il creusées pour arriver jusqu’à nous? Je sursaute tandis que des rats dans des canalisations transparentes assurent le tempo, par petits bruits bien ordonnés. Ils sont derrière moi: j’ai l’impression qu’ils effleurent ma nuque, prêts à me grignoter, à jouer avec mon «refoulé». Ils sont les bons petits soldats des basses besognes. Ils sont venus faire un petit tour sous la scène du Palais. En permission. Probablement de Syrie.

steven1.jpg

Steven Cohen apparaît donc pour nous «livrer» le journal intime d’un jeune homme, écrit dans un camp de concentration. On en perçoit certains extraits sur deux petits écrans, semelles de ses immenses sabots de fer qui, telles des mâchoires, enserrent ses pieds. Collé à ses basques, il porte le poids de notre barbarie passée. Il s’approche, longe la rangée des spectateurs pour nous donner à lire sous ses pieds, ce livre tiré de la Bibliothèque Universelle. L’important n’est pas de déchiffrer les mots, mais de les ressentir par son corps, chemin éclairé et étincellant qui explore notre conscience. L’important, c’est que nous ressentions l’effroi quand le corps est pénétré par l’innommable; que nous écoutions ces paroles proférées même si c’était celles de Pétain, celles de la France. L’essentiel, c’est d’entrer par une caméra dans le corps de Steven Cohen pour y percevoir ce que l’homme barbare voit: des galeries creusées qui mènent vers la mort, des trous explorés pour trouver la formule efficace de l’extermination, des plis labourés pour semer la graine du chiendent. Je sens que je m’écroule sous le poids de cette scène où les pas des comédiens qui répètent plus haut« Le maître et Marguerite», résonnent  comme le bruit des bottes. Ils donnent la mesure pour annoncer l’arrivée des rats qui, munis de torches, inspectent l’usine à gaz que Steven Cohen a installée au fond de l’espace.

steven3.jpg

Pour l’instant, ils ne nous ont pas trouvés. Je les observe, apeuré. Ils exécutent une danse macabre à partir d’aller-retour indécents. Peu à peu je m’enterre, je m’affaisse, je croule sous le poids de ces petits rats lumineux qui me disent aussi que la danse nous éclairera encore et encore parce que le corps est un trésor de mouvements à explorer, qu’il est le rempart contre les barbaries idéologiques.  Steven Cohen est notre (sur)vivant; il est ce corps universel offert à l’art. Je sens qu’il est la plus belle créature que le Palais des Papes n’a jamais engendrée. Qu’il est ce petit rat qui se faufilera souvent entre nos pattes pour gentiment nous faire trébucher. Et de sa main, il ne cessera de nous aider à nous relever. 

Parce qu’au-dehors, il y a foule pour venir voir les comédiens.

Pascal Bély, Le Tadorne.

cohen.jpg

“Hommage , dédicace à STEVE COHEN , ses rats, sa lumière, sa nudité. Son ÉTOILE JAUNE, son KADDISH, son sous-sol, son constat … Rien de trop, juste. Pas de salut, il part du sous-sol, humble et discret.”

Francis Braun, sur la page Facebook du Tadorne.

Steven Cohen, « Sans titre pour raisons légales et éthiques », au Festival d’Avignon du 11 au 16 juillet 2012.

 

Steven Cohen sur le Tadorne:

Steven Cohen, pédé papillon.