Lorsque le 1er janvier 2014, Marie-José Malis, metteuse en scène, fut nommée à la Direction du Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, tous les contributeurs du Tadorne furent confiants dans sa capacité à réinventer le lien entre le théâtre et le peuple.
Forts de nos métiers et de nos expériences, nous étions prêts à l’accompagner dans cette tâche. Deux rendez-vous avec elle, des heures de travail d’échanges et d’écritures, donnèrent naissance en février 2015 à la formalisation d’un prototype que nous décidons, un an après, de rendre public. En effet, Marie-José Malis ne donna pas suite à cette proposition de travail que nous estimons essentielle au regard de la fracture abyssale entre les politiques dites culturelles et l’état moral de notre société.
Nous vous proposons ce prototype. Pour le soumettre à votre regard. Pour qu’il circule.
Pour qu’il se dis-sème…
Un avant-propos
Le prototype « Dis-Sème la Commune ! » se propose de nouer de nouvelles interactions entre le Théâtre de la Commune et les habitants d’Aubervilliers.
Dire-Semer, c’est mettre en jeu la parole et le geste, le sens et la semence, la culture et la nature, le maintenant et l’horizon. C’est concevoir un schéma de type nouveau, un prototype à venir, de relation créatrice et bourgeonnante, artistique et politique.
Politique parce qu’il s’agit de faire venir au théâtre des personnes qui n’y vont pas alors qu’elles y ont toute leur place.
Artistique parce qu’il s’agit de faire oeuvre de ce mouvement.
Nous proposons d’orienter ce projet vers une ou plusieurs structures sociales, aux prises avec des problèmes réels, concrets, que peuvent vivre certains habitants d’Aubervilliers. Ce pourrait être des structures d’accueil, éducatives, de prise en charge de la précarité, de la petite enfance…toutes celles qui font de l’humain un enjeu central et qui, pour cela, sont ouvertes à des questionnements innovants.
Par cette mise en relation, nous pensons donner au théâtre la dimension la plus noble : celle du « soin » de l’esprit et du corps. La créativité au service du corps social.
Librement inspiré de La Dissémination de Jacques Derrida, ce projet envisage de disséminer le Théâtre de la Commune dans la ville d’Aubervilliers. D’ouvrir, de démultiplier les singularités humaines, mais aussi de sens, de corps, de schémas…du Théâtre de la Commune à la commune d’Aubervilliers afin de créer du commun.
La dissémination permet de sortir du cadre, de l’institution, des lieux de pouvoir : elle institue un hors-cadre, un hors-champ, seul mouvement susceptible d’accueillir les altérités.
Sortir des positionnements binaires (théâtre-spectateurs), exige donc de questionner le cadre du théâtre comme lieu et comme espace mental. C’est de même une exigence fondamentale, celle d’ouvrir les lieux qui abritent les structures sociales.
Nous projetons donc de « faire entrer » ces structures sociales (personnes suivies/accompagnateurs) au théâtre…et de disséminer le théâtre (professionnels des relations publiques/artistes) en leur sein. Nous envisageons ce mouvement en deux temps : tout d’abord jouer le rapport Professionnels des Relations Publiques/artistes pour ensuite ouvrir à la relation théâtre-structures sociales.
En ce sens, le projet porte en germe l’idée de création commune. Nous nous associerons aux artistes programmés au Théâtre de la Commune, soucieux, comme nous le sommes, de relier la création et profondeur humaine. Nous rêvons d’un travail avec des artistes qui donneraient une forme saisissante, sidérante, à ce processus.
Quelle(s) trace(s) aurai(en)t cette ou ces création(s) ? Quelle(s) en serai(en)t la forme ? Représentation théâtrale ? Captation vidéo ? Cela reste à déterminer. Le processus de dissémination empêche de constituer un sens a priori, avant l’expérience que nous pourrions mettre en oeuvre.
Sortir d’une constitution de sens enclavée, rationalisée, parfaitement délimitée, pour permettre au contraire sa circulation au grès des gestes et des mouvements, tel est le sens du projet que nous présentons. Pour reprendre ce mot de Derrida : « Perdre la tête, ne plus savoir où donner de la tête, tel est peut-être l’effet de la dissémination. » Perdre le chef, le sens absolu, ouvrir à des singularités multiples, à des altérités, jouer les différences, s’orienter vers une politique et une esthétique du don…ce pourrait être une merveilleuse chorégraphie !
Un projet participatif complexe
Avec « Dis-Sème la Commune ! », nous proposons de créer une esthétique de la rencontre, celle d’un projet participatif où l’on co-produit de la formulation, où s’inventent des vouloirs, où l’individu s’inscrit dans un processus qui l’invite à expérimenter de nouveaux positionnements.
« Dis-Sème la Commune ! » est donc un manifeste esthétique où l’espace transversal rend possible la rencontre entre l’art et la société, parce que débarrassé des postures de pouvoir qui imposent une esthétique dépassée de la communication descendante.
« Dis-Sème la Commune ! » permettra de ressentir et de penser l’art comme un processus de transformation et d’interroger les nouvelles interactions d’un théâtre public à l’heure de la décentralisation.
« Dis-Sème la Commune ! » permettra la rencontre entre des professionnels des relations publiques, des artistes, des habitants et des professionnels des relations humaines (travail social, éducation).
Ensemble, ils élaboreront ce prototype relationnel qui se déploiera en fonction des processus développés.
Un trio de disséminateurs…
Il y a 10 ans, Pascal Bély, consultant depuis 1994 auprès du secteur public et associatif (Cabinet TRIGONE) créait un blog, “Le Tadorne”, visant à faire entendre une parole de spectateur, à retracer un cheminement de pensée, par l’art, loin des codes de la critique académique.
Sylvain Saint-Pierre, enseignant, et Sylvie Lefrère, directrice d’une structure de la petite enfance, ont rejoint ce projet avec l’intention de nourrir la démarche par la création d’espaces physiques de rencontre avec les spectateurs.
Après une expérience d’articulation entre un service de relations publiques et des spectateurs au Théâtre des Salins, Scène Nationale de Martigues (“Il y a des Ho! Débat!”), puis au Festival Faits d’Hiver à Paris (“Le Tadorne sort de sa toile”), nous avons proposés au Festival OFF d’Avignon, un prototype pour un espace critique interactif et vivant. Le projet “Les Offinités du Tadorne” vise à réunir des personnes de régions, de milieux, et d’âges différents qui ont toutes le souci de travailler la relation humaine.
Ainsi, en 2014, nous avons accueilli 8 groupes de spectateurs pour vivre au cours d’une journée, un cheminement, où l’art a été ressenti comme un mouvement, comme un vecteur d’enrichissement de la relation humaine. Deux spectacles (un le matin, un l’après-midi) ont ponctué la journée. La pause déjeuner a inclus un temps de partage au jardin du Cloître des Carmes où le groupe a mis en mouvement ses ressentis, prélude à un temps de création en public, à 17h, au Magic Miror avec le chorégraphe Philippe Lafeuille.
La majorité des groupes ont été articulés aux missions de Pascal Bély auprès des collectivités locales et du CNRS qui visent à penser l’action publique à partir d’articulations créatives (art et projet éducatif global, art et toute petite enfance, art et travail social, art et recherche, …). Avec “Les Offinités”, les processus relationnels par l’art des institutions accompagné par TRIGONE se sont disséminés dans le OFF d’Avignon, pour une pensée complexe en mouvement.
En 2014, nous, Tadornes avons pris connaissance de la lettre adressée par Marie-José Malis, nouvellement nommée comme directrice, au public du Théâtre de la Commune. Le propos était en phase avec le chemin que nous empruntions:
“Je crois à l’égalité de tous devant la beauté…Je crois aussi à l’égalité de tous devant le vide de notre époque : il nous faut repartir vers un travail nouveau, dont personne n’a la clé, mais tous la capacité…Maintenant, le monde a besoin de nouvelles formules, de nouveaux lieux véridiques. Et nous, c’est à ça que nous devons travailler, des lieux où se réinvente la discipline du désir, des lieux où se reformule et se réorganise le travail de la pensée….Nous y constituerons donc l’idée que l’art nouveau que nous souhaitons ne va pas sans une population à qui il s’adresse, sans une population dont la vie même sera matière à une nouvelle beauté”.
La lettre était belle et nous renforçait dans notre détermination à oeuvrer avec les spectateurs du OFF. Notre réponse publique à Marie-José Malis était une invitation à la dissémination: “Spectateurs actifs, nous sommes Tadorne lorsque nous œuvrons dans nos activités professionnelles respectives (la petite enfance, l’éducation, le handicap, la chorégraphie du corps social) pour essayer de les faire déborder et de les mettre en relation avec les enjeux artistiques qui nous touchent. Sensibles aux idées, nous cherchons à interroger le propos d’un artiste pour le relier avec un moment vécu. Ainsi, nous espérons décloisonner les espaces et les esprits, ouvrir de nouveaux champs à la perception, instituer de nouveaux rapports entre les acteurs sociaux et artistiques. Car si la société actuelle nous apparaît comme figée, compartimentée, il nous appartient de réfléchir à un nouveau modèle de relation au spectacle vivant.
Nous sommes Tadorne lorsque nous vivons un spectacle et lorsque nous l’écrivons. Mais aussi et surtout, lorsque nous rencontrons d’autres spectateurs, désireux de s’affranchir des postures et des rôles préétablis. Nous sommes donc Tadorne dans notre façon de travailler le collectif, de le mettre en jeu et en mouvement, afin de rendre vivants les arts qui ne le sont parfois plus. Nous croyons, avec la chorégraphe Pina Bausch, que la scène donne à vivre quelque chose d’indéfinissablement doux et profond, qu’on pourrait appeler «tendresse». C’est cette tendresse artistique, non dénuée de virulence parfois, que nous voulons vivre, et que nous voulons partager. Pour ce faire, nous serons des accompagnateurs désireux de faire émerger une nouvelle relation au Off.”
Aujourd’hui, c’est vers la Commune que notre énergie aimerait se déployer. Pour un prototype capable de célébrer les 50 ans de ce théâtre et de réinventer « une discipline du désir ».
La démarche du prototype
Cette démarche est un prototype. Elle sera largement modifiée à l’issue d’un séminaire où l’équipe du Théâtre élaborera une représentation collective de la dissémination et de sa démarche.
Temps 1 – Explorer la commune d’Aubervilliers par les chemins de la relation transversale
Avec les professionnels des relations publiques, nous cheminerons pour devenir des créateurs de relation.
Nous imaginons une immersion créative dans la commune pour vivre une expérience, un parcours artistique, qui nous conduira à dessiner la ville à partir de notre relation à l’art. Nous nous déplacerons là où l’art est en jeu : une crèche, un atelier dans un centre social, une école, un hôpital, un lieu d’art contemporain.
Nous organiserons des espaces inédits de rencontre avec des professionnels des relations humaines, là où cela se joue. Nous établirons des liens entre ce parcours et les spectacles de la programmation du Théâtre. Peu à peu, au hasard des rencontres, le groupe s’élargira, dévoilera un paysage inédit de chemins de traverse redessinant la commune d’Aubervilliers
Marie-José Malis accueillera notre vision du paysage et la mettra en forme, en dialogue.
Cette forme nous permet d’imaginer un théâtre en résidence dans une structure sociale et une structure sociale en résidence dans un théâtre.
Temps 2 –Des rencontres Commune(s)
Les processus d’élaboration de la première forme du prototype nous permettrons de nous relier au projet d’une structure sociale.
Nous proposons une co-formation incluant les professionnels des relations publiques du théâtre, le management de la structure sociale, les professionnels en travail social, et les habitants (spectateurs de la Commune et ceux qui ont d’autres pratiques).
La formation visera à formuler un modèle relationnel fondé sur la rencontre entre l’art vivant et les enjeux sociaux du territoire. Dit autrement, nous accompagnerons ce collectif transversal.
Ce sera un projet social global par l’art, dont l’enfant sera le vecteur parce qu’il facilite la communication circulaire, parce qu’il est créateur pour des adultes créatifs…
Au cours de cette formation créative, le groupe dessinera un nouveau paysage de la commune en se déplaçant là où l’art est en jeu.
Un artiste associé mettra en forme l’articulation entre la vision du paysage et le modèle relationnel qui l’accompagne : le projet social global deviendra peu à peu le prototype de « Dis-Sème la Commune ! »
Ce prototype sera en mesure de s’inclure dans le projet du service des relations publiques du théâtre : le groupe imaginera des médiations créatives avec le public, proposera des articulations innovantes entre la programmation de la Commune et le projet social global.
Peu à peu, le prototype se transformera…Une action de communication sur le prototype pourra alors être envisagée…Une pièce d’actualité ?
Temps 3 – Le prototype à l’Oeuvre.
«Dis-Sème la Commune ! » est un bien commun. Il dessine un nouveau service public de la culture. Il est prêt à se transformer encore et encore parce qu’il est un modèle ouvert. A l’image des logiciels libres sur internet, il est la propriété de tous à condition d’en être le contributeur.
Un collectif pilotera la dissémination. Formulons un rêve : le prototype est maintenant au service d’une politique globale qui relie l’art, le travail social et l’éducation. Il est transformateur de société.
Le positionnement des Tadornes
Quels rôles jouerons-nous, nous Tadorne ? Spectateurs acteurs, professionnels couvrant des champs tels que le management, la petite enfance ou l’éducation, nous nous plongerons tout d’abord en immersion pour partager les expériences vécues et participer directement au processus de création. Nous serons dans une position d’accompagnement, non dans une posture illusoire de dépassement ou de résolution des tensions. Notre rôle sera de contribuer à une mise en mouvement créative, aussi bien à l’échelle interne (théâtre, structure sociale) qu’externe (leurs interactions). Nous nous associerons pleinement aux différents acteurs de la chaîne : direction-professionnels des relations publiques-artistes-travailleurs sociaux-personnes suivies.
Pascal Bely est le consultant, l’accompagnateur dans le changement et initiateur de créativité. Il construit l’ingénierie de projet et régule sa dynamique avec la direction de la Commune et l’équipe managériale; il est l’intercoluteur des partenaires institutionnels et associatifs; il anime la formation.
Sylvain Saint-Pierre, enseignant de Lettres Modernes à la fois dans un établissement de type REP (Réseau d’Education Prioritaire) du Secondaire (Collège Paul Eluard, Evry-91), et dans le Supérieur (Université Paris II Panthéon-Assas). Co-auteur du projet, co-animateur des groupes, il reformulera les processus de changement pour décloisonner les représentations.
Sylvie Lefrere, directrice d’une structure d’accueil de la petite enfance, ville de Montpellier. Co-auteure du projet, elle sera l’exploratrice de nos imaginaires et de nos ressentis, qu’elle mettra en mots dans des écrits de projet pour la Commune et le Tadorne.
Nous évaluons le budget entre 12 000 et 14000 euros, incluant les honoraires de Pascal Bély, les vacations de Sylvie Lefrère et Sylvain Saint-Pierre – Incluant frais de déplacement et d’hébergement. Hors rémunération artistique.