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“Tutu” de Philippe Lafeuille: Et si la danse m’était contée?

Le Festival OFF d’Avignon va remettre le prix du public 2015 à  “Tutu”  de Philippe Lafeuille.

Sylvie Lefrère revient sur cette oeuvre, vue en avant première à Marseille le 1er octobre 2014.

Pour ouvrir le bal de cette nouvelle saison, je n’ai pas hésité à faire l’aller et retour entre Montpellier et Marseille. La compagnie «Les Chicos Mambos», emmenés par Philippe Lafeuille,  fait son grand retour après «Méli-mélo», succès planétaire. Pour fêter ses 20 ans, elle m’a emporté dans une vague ! Après les intempéries d’il y a quelques jours, la scène de Klap, Maison pour la danse, va m’inonder de flots émotionnels. J’ai rangé ma robe de sirène pour la troquer avec celle en tulle.

Pour ce spectacle, la costumière Corinne Petitpierre a créé les plus beaux tutus que la danse n’ait jamais vu. Ils peuvent être une fine corolle scintillante, ou longs et ronds; en forme de chapeaux, de cygnes; des pompons, en plissé. Ce sont toutes les diversités d’enveloppes qui recouvrent le corps des danseurs. Le tutu en tulle, symbole de la danse, est aussi cette matière fine, transparente, perforée, comme les alvéoles d’une ruche. Le groupe de six danseurs (Anthony Couroyer, Loic Consalvo, Mikael Fau, Pierre-Emmanuel Langry, Julien Mercier, Alexis Ochin) symbolise nos abeilles nourricières, jeunes artisans faits de force et d’humour, magnifiquement célébrés par la  création lumière de Dominique Mabileau. Chacun laisse éclater sa singularité à travers ses muscles tendus, l’expression de son visage. Ils sont uniques et ils font corps, choeur de danseurs qui nous entrainent dans le mouvement de l’histoire de la danse.

Une succession de scène m’enthousiasme. Pour cette avant-première, le public est composé majoritairement de professionnels du spectacle : je le sens vibrer, à l’image d’un mouvement qui s’immisce entre les fines couches de tulle. Les spectateurs respirent de plaisir, laissent éclater librement leurs rires, jusqu’à saluer par leurs applaudissements les notes d’humour jubilatoires et culottées. « Tutu » célèbre la danse, art vivant qui montre depuis quelque temps un propos épuisé sur scène. Ici, les schémas esthétiques habituels explosent pour nous faire entrer dans un lâcher-prise libératoire. Philippe Lafeuille use de sa liberté d’expression sans se soucier de plaire, sans laisser la moindre place au consensus mou. Dans cette course effrénée, la danse se met dans tous ses états. Elle relie, croise, superpose toutes ses formes, classiques, internationales, temporelles, urbaines, sportives, sensationnelles. Elle nous touche dans ce que nous avons été, ce que nous sommes. Le futur s’accroche à l’énergie des danseurs.

«  Tutu » restera gravé dans ma mémoire, car au-delà d’une fresque de tous les états du geste, je traverse mon histoire de danse (adolescente,  le « Boléro» de Béjart m’a ouvert mes émotions dansées). Avec «Tutu», le végétal et l’animal rejoignent l’humain. Je me frotte contre l’ourson bienveillant, je caresse les cygnes omniprésents, je ressens la liberté de l’oiseau migrateur. Je frôle le dos musclé de l’ange qui nous tourne le dos pour mieux nous faire front. L’humour est palpable dans les moindres froufrous, mais il reste toujours sur une ligne fine, à la lisière du cabaret, sans jamais franchir la vulgarité et le déjà vu.

La danse n’est plus le monopole de l’esthétique féminin. Philippe Lafeuille est un chorégraphe qui bouleverse les codes, mélange les genres. Il ose et devient le magicien d’un jardin extraordinaire. Les références au passé valsent, tournent entre les âges et les modes . J’y observe ces corps d’hommes qui se transforment. La grâce des jeux de jambes dans un tango endiablé, qui se confondent  avec celles du rugbyman Néozélandais qui exprime une danse tribale pour se donner du courage et impressionner l’adversaire. Force et séduction deviennent poreuses jusque dans ses représentations les plus classiques. La part du féminin/ masculin est en chacun de nous et nous oscillons dans le paradoxe.

Le lendemain matin, me revient la sublime scène des bébés tutus, premiers corps dansants. Françoise Dolto disait « tout est langage». Philippe Lafeuille prolonge le propos : «tout est tutu…je tutu nous…tout est corps!». Je garde l’image finale des ces boules de tulles colorées déposées sur le plateau comme les cailloux du petit poucet pour éclairer un chemin. La musique du film de Wong Kar-Wai, «In the mood for love»,  flotte dans l’air et pulse le mouvement du cheminement.

« Tutu », c’est nos liens intimes à la danse.

C’est l’image d’une révolution éclatante.

Nous sommes en marche.

Pour une réévolution en tutu.

Sylvie Lefrère – Tadorne.

Photos: Michel Cavalca.

« Tutu » de Philippe Lafeuille. A Klap, Maison pour la Danse à Marseille, en avant-première le 1er octobre 2014 dans le cadre du festival « Questions de danse ».
 
En tournée dans toute la France en 2015-2016
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Festival d’Avignon –La guerre des tranchées.

Deux spectacles sur nos liens avec les Antilles, l’Afrique et l’Europe méritent d’être reliés même si un continent , celui des Festivals Off et In, les sépare…Deux approches pour entendre autrement l’histoire contemporaine, alors que le passé nous a clivé.

« Noir de boue et d’obus » de Chantal Loïal au Théâtre Golovine est probablement l’une des créations du Off qui m’a le plus interpellé. Le titre est déjà une éclaboussure. Comment la danse peut-elle inviter la poésie pour évoquer la guerre 14-18 des Antillais et classée trop vite par l’Histoire dans une case invisible? C’est à cette complexité que Chantal Loïal nous plonge avec subtilité, humour et détermination. Cette femme est au combat, celui qui vise à poser sur scène une histoire des corps qui, cent ans après, pourrait nous toucher et nous relier, car la « salle guerre » a durablement laissé dans nos mémoires des gueules cassées, des visages poilus, des corps tranchés.  Quatre danseurs dont un homme occupent avec force le plateau comme un grand livre ouvert où chaque page est une vision en mouvement vers une histoire universelle : ici les tranchées, là un défilé militaire (qui me donnerait presque envie de taper partout), plus loin une statue pour commémorer notre déculpabilisation collective, plus tard un combat sans vainqueurs…Et puis…Vient l’instant où la danse antillaise s’invite comme une résistante : le corps « culturel » n’abdique jamais. Cette danse du ventre me noue et me dénoue pour me chercher : «Que portes-tu en toi de cette guerre ? Qu’entends-tu quand, Marius, jeune antillais, décrit les provisions qu’il vient de recevoir ? ». J’entends la tranchée dans nos généalogies ; je ressens mes valeurs communes avec ces « ultramarins qui ont de l’audace » (beau titre au programme de la région Guadeloupe à Avignon) ; je me projette dans une magnifique vidéo où les silhouettes des corps au combat sont redessinées en blancs, tel un fleuve qui charrie toutes nos lâchetés du siècle dernier (comment ne pas y voir l’évocation de la Shoah ?).

Chantal Loïal a merveilleusement évité une danse pour une communauté : les mouchoirs bleu, blanc, rouge sont rassemblés par cet étonant quatuor (Louise Crivellaro, Mariama Diedhiou, Alseye Ndao, Julie Sicher), métaphore de notre unité nationale. Et quand vient l’image finale, je me retiens de me lever pour saluer cette danse qui décore les poilus noirs et blancs, pour une histoire métisse accueillant nos douleurs du jour. Les guerres de tranchées n’ont pas totalement disparu…

À l’opposé, la dernière création de Robyn Orlin m’a totalement laissé à côté. Ici, une troupe d’hommes, métaphore de l’Afrique du Sud dans toute sa splendeur : des blacks colorés sur scène, la chorégraphe en coulisses envoyant des textos plus ou moins habiles. Cette relation verticale me paraît suspecte. Malgré leur tentative au début du spectacle d’exclure les mauvais esprits de la salle, les danseurs ne réussissent pas à chasser le mien ! Avec leurs gros sabots (ici des claquettes),ils inspectent le public à plusieurs reprises. Cela pourrait être drôle d’autant plus que le théâtre est une cérémonie. Mais dans le cas présent, cela m’ennuie de subir leurs assauts et d’être embarqué dans un processus qui voit la troupe entrer en transe, en défilé de carnaval d’esprits joueurs et malins, métamorphosant les symboles. La cérémonie s’étire sans que ma position de spectateur soit en dynamique. Robyn Orlyn est obsédée par les mauvais esprits (Le Pen,Tintin…). Cela l’amuse de penser la politique de cette façon : il y aurait les bons et les mauvais. D’où me vient cette étrange sensation que ces danseurs sud-africains sont manipulés pour servir une vision dominante ? Les interventions par textos dégagent une impression de verticalité tout à fait désagréable. Les spectateurs sont mis en situation de célébrer une approche totalement binaire du racisme et des droits des sans-papiers. Cela me rappelle le scandaleux spectacle de Régine Chopinot, Very Wetr !! ” , au Festival d’Avignon en 2012 où celle-ci était affublée d’un iPad face à des danseurs kanaks révérencieux célébrant Sa Majesté.

Chez Chantal Loïal, le public applaudit le salut final dansé » comme un hommage. Avec Robyn Orlin, le final dansé avec les spectateurs n’est qu’un mouvement de foule d’un concert pour célébrer un entre soi pour une pensée binaire.

Quitte à être tranché, je préfère les « ultramarins qui ont de l’audace » à la papesse de l’antiracisme finalement ennuyeux.

Pascal Bély – Le Tadorne.

« Noir de boue et d’obus » de Chantal Loïal au Théâtre Golovine.
« At the same time we were pointing a finger at you, we realized we were pointing three at ourselves… » de Robyn Orlin au Festival d’Avignon du 13 au 18 juillet 2014.
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Klap…Silence…

Puis-je imaginer ma vie sans la danse ? Il m’arrive parfois de ressentir ce cauchemar, de paniquer à l’idée de ne plus rien écrire sur elle; de la laisser, pour me détourner de moi, de vous. Ce soir, Klap, Maison pour la Danse à Marseille, programme «Stimmlos» d’Arthur Perole. Trente kilomètres me séparent et je dois dépasser ma fatigue accumulée depuis 10 jours. Je ne le connais pas. Juste qu’il vit dans les Alpes-Maritimes, département du bout du bout où la danse cherche sa place au milieu du stress, des paillettes et des barres verticales…En silence…

Klap m’accueille. Mais auparavant, j’entre dans le noir inquiétant d’une rue où les ombres s’affolent au rythme des musiques entremêlées avant d’inhaler les fumées d’un public à l’entrée qui semble attendre le DJ ! A l’intérieur de Klap, l’atmosphère orangée du hall m’apaise. Dans quelques minutes, cinq danseurs étireront le temps, régleront la lumière sur l’aube, propulseront le plateau en terra incognita et m’immobiliseront dans une écoute sans limites.

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Je comprends très vite que le silence provoqué par «Stimmlos» n’est pas décrété. Qu’il se fabriquera pendant cinquante minutes. Qu’il imposera le sens de l’art, même lorsque les sons de la rue tenteront de se faire entendre. Ici, le silence est une émergence du groupe, voire d’un gouffre d’où partent les effluves de nos terrains devenus trop marécageux, à force d’être piétinés bruyamment par nos pas insensibles. Le silence a sa lumière : un soleil levant, à peine couché, pour que la danse éclaire les ondes de danseurs magnétiques. Trois femmes et deux hommes m’invitent à ressentir le silence pour penser le corps ; à détourner le regard pour plonger dans les méandres de leurs gestes où la danse prolonge l’incertitude vers l’inconnu: avec eux, rien ne s’arrête, tout se faufile, défile, file, vers l’écoute.

Je ne cesse de créer mes dialogues intérieurs: lorsque Mathieu Patarozzi, homme peuplier, étire ses branches, disparaît dans son feuillage puis se courbe vers la terre tel un oiseau de bel augure, j’entends la forêt se peupler par la renaissance des quatre autres. Lorsque Steven Hervouet déploie peu à peu les ailes de sa danse vers l’envol de nos utopies, je l’entends qui s’approche du vide créatif créé par le quatuor. Lorsqu’Éva AssayasMarie Barthélémy etAriane Derain étirent leurs corps pour creuser la profondeur du plateau, j’entends deux danseurs qui bâtissent l’espace pour que l’écho soit un mouvement vers nous…

Lorsque tout se fait entendre, «Préludes» de Richard Wagner poursuit la belle œuvre. Cette musique en habits noirs, éclaire les chemins complexes du silence où s’aventurent les danseurs avec élégance. J’y vais aussi. Lorsqu’on y est, Wagner se retire comme à marrée basse, laissant les danseurs pieds à terre, mains en l’air, bras en pinceau pour redessiner les corps pétris de silence. J’y suis, habité par tous leurs gestes. Par vague, j’entre et me retire. Je suis submergé par cette danse de l’écume d’où surgissent des tableaux qu’un vent wagnérien disperse au-delà du plateau pour propager le silence du beau.

Arthur Perole m’a relié à la danse de l’art. Je l’ai écouté comme rarement il m’a été donné de le faire. Cet artiste doit savoir ce qu’il en découle de proposer une danse où les ponctuations font la phrase, où le geste est un mot virgule.

«Stimmlos» est une grande œuvre de danse.

Klap, Klap !

Pascal Bély – Le Tadorne

« Stimmlos » d’Arthur Perole à Klap, Maison pour la Danse à Marseille, le 7 février 2014. Puis au Festival Faits d’Hiver à Paris les 10 et 11 février 2014.
Crédit Photos: Nina Flore Hernandez.
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LE GROUPE EN DANSE

Aux inconsolables d’Alain Buffard.

Ce week-end, le chorégraphe Alain Buffard a disparu. Il a joué un rôle important dans ma vie de spectateur. Aucune de ses créations ne me laissaient indifférent et provoquaient au sein de l’équipe des Tadornes bien des débats (comme ici).

Je publie à nouveau un article sur “Tout va bien”, une de ses dernières créations. Qu’il en soit ainsi, là où il est.

Étrange télescopage. Ce soir, sur la route qui me mène au théâtre de Nîmes pour la création d’Alain Buffard «Tout va bien», l’émission «du grain à moudre» sur France Culture disserte sur l’art contemporain autour du critique d’art François Chevallier. Dans son dernier livre,  «La société du mépris de soi : de l’Urinoir de Duchamp aux suicidés de France Télécom” l’auteur dénonce une époque sans appétit, ni énergie, un monde de soumission où règne partout le mépris de soi. L’art contemporain a sa part de responsabilité à travers la domination de Duchamp sur Picasso qui signe le triomphe du grand ricanement de l’artiste sur lui-même. Nous sommes donc durablement entrés dans une ère où la séduction du mortifère s’opère au détriment d’un art aux formes signifiantes et consolatrices. Le débat est vif et passionnant même quand le discours «jargonne». Mais je ressens l’enjeu. François Chevallier rappelle que le cirque est un «art qui console, régénère, donne de l’énergie». Et la danse ? Pas un mot. Étrange coïncidence, car “Tout va bien” évoque précisément les processus qui conduisent à  l’asservissement. Plusieurs pensées me percutent tout au long de la représentation : en chorégraphiant l’époque du mépris, la danse n’est-elle pas un art qui ricane au lieu de consoler ?

Alain Buffard et ses huit danseurs-acteurs-chanteurs décrivent avec talent le désastre : nous sommes durablement immergés dans un système répressif et totalitaire. Tout commence à l’éducation où le parent confisque le désir avant qu’il ne le soit par la société  du  spectacle où l’habit fera le moine (où le bon petit soldat, c’est selon). Tout affublés d’un chapeau déformé pour cerveau disponible, de costumes de premier communiant d’où se dévoilent leurs dessous chic et leurs  portes-jarretelles, ils mènent une guerre sans merci contre l’intelligence et le sensible. Le sexe, autrefois émancipateur, est ici soumis aux pressions du désir pornographique d’autant plus que le politique à la main au cul. Plaqués contre le mur, ils sont à la fois bourreaux et victimes. À force d’être acculés, nous enculons.
Les scènes sont crues, mais ne provoquent pas inutilement, car Alain Buffard est avant tout un chorégraphe : le langage du corps prend toujours le dessus. Le tableau où des chemises blanches volent comme des corps exécutés par le totalitarisme ambiant est superbe. Comment ne pas penser aux suicidés de France Telecom que l’on finit par enfouir, cacher, manipuler, pour masquer notre impuissance ? Nous les sacrifions pour notre petit confort moderne enseveli par la bêtise de cette société consumériste. Avec  Alain Buffard, le matérialisme hystérique est à son apogée jusqu’à empêcher tout esprit de révolte. Mais comment en sommes-nous arrivés là alors que les jeunes ne font plus leur service militaire (dégagés de l’apprentissage de la soumission et du maniement des armes)?  Le langage paradoxal (la double contrainte pour reprendre les théories de l’École de Palo Alto) est utilisé dans la sphère publique et privé : en proposant des alternatives illusoires («pour faire plaisir à ta maman, tu veux cette chemise rouge ou cette chemise rouge?»), il rend fou et amplifie les processus de domination. L’art n’est ici que «ricanement» qui anéantit le regard critique (le passage sur la chanson qui tue est troublant): Duchamp aurait-il définitivement gagné ? Alain Buffard peut-il alors nous offrir Picasso? Car, la réponse est là : retrouver le beau, la contemplation, le sensible pour remettre le sens, les sens, au centre de tout. Sans oublier de réparer, de consoler, comme l’avait fait l’Espagnole Angelica Liddell cet été au Festival d’Avignon, lors de scènes inoubliables.
Avec «Tout va bien», (slogan de la propagande gouvernementale), Alain Buffard nous propose un langage chorégraphique débarrassé de ses frasques conceptuelles. Il nous console lui aussi en convoquant l’imaginaire sensible et décapant de Pina Bausch,  en nous envoyant des «salves» à la manière de Maguy Marin, en appelant le fou et les travestis d’Alain Platel. Nous avons tout cela pour riposter. Nos huit guerriers peuvent alors avancer vers nous, chanter la fleur au fusil, déposer les armes.
La danse est plus que jamais politique.
Aux danses citoyens !
Pascal Bély – Le Tadorne
« Tout va bien » d’Alain Buffard avec Lorenzo de Angelis, Raphaëlle Delaunay, Armelle Dousset, Jean-Claude Nelson, Olivier Normand, Tamar Shelef, Betty Tchomanga, Lise Vermot au Théâtre de Nîmes les 8 et 9 décembre 2010.
Crédit Photo : Marc Domage
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FESTIVAL D'AVIGNON LE GROUPE EN DANSE LE THEATRE BELGE! OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE

Festival d’Avignon – Est-ce que la catharsis, ça fait pocpoc?

Si Halory Goerger et Antoine Defoort sont comme ils se plaisent à dire «des analphabètes du théâtre», cela ne les empêche pas de créer leur propre langage scénique entre arts plastiques, performance, conférence, danse et théâtre. Depuis «Métrage variable», «Cheval» et «&&&&& & &&&», ces deux-là contaminent la scène dans un geste tout à la fois ludique, savant et critique des usages de notre époque, de notre rapport à la technologie et au langage: d’ailleurs, le sous-titre de l’une de leurs créations n’était-il pas «un spectacle de câble et d’épée». Tout un programme!

“Germinal se présente comme une pièce (qui) met en scène des individus qui envisagent le plateau comme un espace vierge et fécond dans lequel tout est à faire. [?] à faire émerger un système, en étant candide on dirait : un monde.» En effet, Germinal est une odyssée à rebours, un laboratoire utopique sans but s’appuyant sur l’aptitude des êtres à former leur pensée par le biais du langage, et se construisant au fur et à mesure sur l’idée que du groupe naît la contradiction et la conscience de sa propre identité. Peut-être est-ce cela le «minimum ontologique légal» qui permet de démarrer une nouvelle civilisation. Car c’est bien ce qui est mis en branle et mis en question dans cette création: comme sur une page blanche (mais pas vierge) ou comme au début d’un jeu vidéo dont le fonctionnement et les possibilités sont encore à découvrir, Germinal se doit de tout inventer.

Au commencement la lumière fut, discrète tout d’abord, s’essayant à plus d’intensité, à disparaître, puis à prendre plus de place. Cela dure un certain temps; un monde ça n’est pas si simple à éclairer et petit à petit, l’on distingue quatre silhouettes assises sur ce plateau vide, qui apparaissent tranquillement. Une femme et trois hommes -mais cela a-t-il une quelconque importance?- sont posés là, attendent la suite. L’un d’entre eux se lève, c’est lui qui maîtrise depuis le début tous ces jeux d’éclairage. C’est un monde en vase clos dans lequel tout est à inventer. À ré-inventer plutôt, car l’on se rendra vite compte que ces quatre êtres humains – qui n’ont rien à voir avec une peuplade dite «première»- possèdent un langage très développé, malgré le fait qu’ils ne maîtrisent pas tout de suite leur appareil phonatoire, et s’avèreront être très perspicaces lorsqu’il s’agira d’éviter de retomber dans certains travers à l’oeuvre dans notre société, pas dans la leur!

La germination est en marche, tout d’abord le langage comme forme de pensée, la communication, la contradiction, la voix, le chant, la musique, l’individu qui déjà manipule les idées des autres pour son propre compte. Tout cela s’accomplit dans une douce nonchalance et une fausse naïveté qui rend cette «création du monde» à la fois hilarante, ludique, subtile et nécessairement poétique et politique.

Comme dans les précédentes pièces d’Halory Goerger et d’Antoine Defoort, le rire prend sa source au coeur même des données et des contraintes du langage, de son déploiement. À l’instar de Tiqqun dans la Théorie du Bloom, ils cherchent à «aller jusqu’au bout des possibles que contient leur situation». Situations limites dans lesquels nos quatre interprètes se confrontent à la nécessité d’apprendre comment s’organise un échange de pensée par sous-titres interposés. Comment produire du son avec sa glotte, sa gorge et son larynx…Comment un seul micro pour s’exprimer pose-t-il la question du porte-parole, et donc du mode de gouvernement en devenir… Autant d’approches ludiques et dialectiques d’un questionnement sur la constitution et le fonctionnement d’un groupe, d’un peuple, d’une civilisation, d’une galaxie.

Une fois le langage et la parole mises au point vient le temps de se mesurer à l’espace, aux éléments qui constituent cet espace, qui le circonscrivent et forment les bases d’un vocabulaire plus élargi, du rapport au matériel et à l’immatériel. Il y a ce qui fait pocpoc quand on le frappe avec le micro et ce qui ne fait pas pocpoc. La catégorisation est en route. Mais tiens d’ailleurs, est-ce que la catharsis, ça fait pocpoc ou pas? Et à un moment, se rendre compte qu’il y a des choses qui font pocpoc dans le coeur…


Germinal se déploie dans une «variation continue» pour reprendre l’expression deleuzienne. Il faut détruire pour construire semble être l’un des leitmotivs du spectacle. Chaque élément découvert devient l’occasion pour chaque interprète de mesurer son rapport au monde en train de se créer. Micro, guitare, amplificateur, ordinateur sont autant d’éléments poussiéreux, enfouis sous des gravats tels des restes archéologiques d’une époque révolue, des résidus, et qui aujourd’hui servent à la reconstruction du monde, ou du moins à la construction du spectacle. L’objet occupe dans cette création une place importante d’élément permettant d’établir une critique de nos propres comportements à partir de l’usage que nous en avons, voire même de l’usage qui nous en est imposé.

Dans une approche aussi bien plasticienne que théâtrale et performative à souhait, Halory Goerger et Antoine Defoort parviennent à élaborer un monde en vase clos aux multiples résonnances vers l’extérieur. Une installation théâtrale sous forme de laboratoire tout à la fois farfelu et tellement nécessaire. Ce ne sont pas des personnages qui jouent la comédie, ce sont des êtres en devenir dont les buts sont très incertains. On peut jouer avec le monde, le décortiquer, en défaire une à une chaque brique, faire tomber les murs, ne pas les reconstruire, ré-agencer des ensembles nouveaux. Cependant, les bases restent là: des individus face aux autres et face à eux-mêmes, aux prises avec un langage à redéfinir, à dé-catégoriser, à réinventer.

Lorsque l’on sort de la salle, on se sent plus intelligents (pour une fois!), petits face à l’ampleur de la tâche qui nous attend, grandis par la dimension ludique et critique de cette création, et surtout joyeux que quatre trublions rebattent les cartes de nos représentations individuelles et collectives.

Si ce n’est pas du Zola, on en rêverait presque ! Merci.

Nicolas Lehnebach pour, vers le Tadorne.

Germinal, aux Subsistances, du 18 au 21 septembre 2012 dans le cadre de la Biennale de la Danse de Lyon. Au Festival d’Avignon du 16 au 24 juillet 2013.

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DANSE CULTE KLAP, MARSEILLE LE GROUPE EN DANSE OEUVRES MAJEURES

Dominique Bagouet, génération Strange.

Je connais trop peu la danse de Dominique Bagouet. Depuis sa disparition il y a vingt ans, je  n’ai approché que deux œuvres. C’était lors d’une très belle soirée à Montpellier Danse en 2007 où «Une danse blanche avec Éliane» et «F et Stein – réinterprétation» m’avait totalement sidéré. Ce soir, un ancien danseur de Bagouet et directeur artistique de Klap, Maison pour la Danse, s’avance vers nous, en confiance: Michel Kelemenisprésente «+ de danse à Marseille»,  un manifeste où pendant une semaine, tout un programme est proposé pour entrer dans l’univers de ce chorégraphe d’exception. Ce soir, «Jours étranges» est repris sous la direction de Catherine Legrand etAnne-Karine Lescop pour neuf adolescents de Rennes. J’ai décidé de m’asseoir à côté des enfants: c’est un bain de jouvence, un geste à la mémoire de Dominique Bagouet, car je pressens que sa danse reliera petits et grands.

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Je ne suis pas déçu. Ces neuf adolescents sur scène dégagent une présence étonnante, un doux mélange de respect et d’affranchissement. Avec la danse de Dominique Bagouet, leur jeunesse est un bel affront; elle est une invitation généreuse à ceux qui connaissent peu l’art chorégraphique; elle est une énergie pour encourager les spectateurs engagés.

Le décor est loin, mais il en impose: de grosses enceintes musicales laissent entrevoir un filet de lumière, un tunnel entre ici et là-bas, d’où l’on entend l’album mythique des Doors, «Strange Days». D’où nous viennent-ils? Est-ce notre jeunesse qui défile ainsi? Probablement. Mais pas que…Il y a autre chose dans «Jours étranges», comme un système d’équations à multiples inconnues entre le désir de vivre et une solitude qui conduirait vers la disparition. Étrange…

Il faut imaginer ces quarante-cinq minutes comme un paysage (le groupe) où les éléments naturels (le rock, le silence) créent un climat (la danse) pour régénérer la nature (notre changement de regard par cette chorégraphie de l’introspection). C’est ainsi que le collectif est plaine, à moins qu’il ne soit terrain caillouteux pour propulser les corps dans le chaos de la métamorphose. Chacun cherche la meilleure façon de danser, d’avancer, de devancer pour créer sa trajectoire dans un paysage qui contient parfois, retient souvent. La danse autorise et empêche en même temps et fait face au désir de liberté de chacun contenu dans la solitude de l’adolescence.

La danse de Dominique Bagouet magnifie l’impuissance d’être «(seul)ement» libre dans son groupe d’appartenance. Il y a ceux qui n’ont peur de rien, dont le corps offre tout ce qu’il est possible de mouvementer. Puis, il y a l’Autre. Comment s’en affranchir tout en ne perdant pas de l’idée que sans lien, aucune liberté n’est à conquérir? C’est dans cet interstice que les gestes de Bagouet s’engouffrent et offrent des moments virtuoses où la danse d’un couple s’évanouit dans la brume d’un amour évanescent. A moins que d’autres corps puisent dans l’énergie de la musique, le désir de s’émanciper pour vivre la solitude comme une l’expérience d’un au-delà.

Je me prends au jeu d’entrer en relation avec chacun, sans perdre le collectif: à quelque endroit que je sois, Dominique Bagouet ne me laisse jamais seul. Ils sont fleuve, je suis de rock tendre.

Alors qu’ils rejoignent le fond de scène, le bruit de leurs pas est battements de cœur à l’approche d’une frontière où le paysage se mue en constellation planétaire.

Celle de nos rêves d’enfance égarés où Dominique Bagouet les éclaire de ses danseurs étoiles.

Pascal Bély – Le Tadorne

«Jours étranges» de Dominique Bagouet. Reprise sous la direction de Catherine Legrand et Anne-Marie Lescop pour 9 adolescents de Rennes. À Klap, Maison pour la Danse à Marseille, le 10 décembre 2012.

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BIENNALE DE LA DANSE ET D'ART CONTEMPORAIN DE LYON LE GROUPE EN DANSE PAS CONTENT Vidéos

Claude Régy, spectateur associé à la Biennale de la Danse de Lyon.

Au fur et à mesure des oeuvres qu’il programme, le spectateur est pétri d’influences qui peu à peu, construisent son «propos». Il lui arrive également de s’inclure dans une démarche de création partagée avec des artistes. Ainsi, progressivement,l’image du spectateur actif émerge dans notre société où la représentation de son positionnement est le plus souvent noyée dans la masse uniforme de la jauge ou de l’appellation générique de «public».

À quelques heures de partir pour la Biennale de la Danse de Lyon, une vidéo postée sur mon mur Facebook attire mon attention. On y entend deux metteurs en scène (Claude Régy et Luc Bondy) échanger avec Fréderic Taddeï sur le plateau de «Ce soir ou jamais». La pensée de Claude Régy est lumineuse quand il évoque le positionnement du spectateur. «Il faut supprimer la représentation; la vraie représentation est complètement imaginaire; l’écriture trouve son prolongement dans l’imaginaire du spectateur, qui imagine le spectacle à partir de ce qui lui est suggéré. La liberté est totale. Aux  spectateurs d’inventer leur spectacle, d’être libre d’imagination, d’être créateur, pas spectateur passif». Il poursuit en pointant les théâtres où la «scène est une coupure». Il évoque «le besoin d’une salle unique pour relier l’univers  mental du spectateur et celui de l’artiste, où le spectateur est dans le même lieu que le spectacle». Il soutient que «le réalisme est une fausse posture. Il n’y pas de réel. Au nom de quoi peut-on faire du réalisme ? Il faut faire des choses qui déconstruisent l’idée de la certitude, qu’il y aurait un réel simple». Ses propos m’impressionnent: sa pensée complexe rencontre mon «travail».

Mais en ce samedi d’automne, le spectateur vu par Claude Régy est absent de la Biennale de la Danse de Lyon. Rendez-vous m’est donc donné à Vaulx-en-Velin pour «Murmures» de la Compagnie Malka. Cette oeuuvre du chorégraphe et danseur Bouba Landrille Tchouda évoque le milieu carcéral. Vaulx-en-Velin, prison, étrange association. Probablement le «réel» s’est-il invité dans la représentation que se font les programmateurs de cette ville. Je suis d’emblée surpris par le rapport scène-salle qui reproduit la distance entre la prison et la société. Le réalisme est décidément partout quitte à brutaliser la rencontre entre des artistes et des spectateurs.
Le décor est une cellule où le chorégraphe et le danseur Nicolas Majou évoluent au gré de leur relation. Tout est suggéré: la chambre colle aux mouvements et réduit la danse à un message explicite (qu’aurait-il chorégraphié sans la présence du lit, du lavabo?). Elle me «parle» beaucoup trop pour que je puisse imaginer, me projeter dans un processus d’enfermement (sur ce registre, on préférera de loin «Press» de Pierre Rigal). Bouba Landrille Tchouda m’isole dans son «réalisme» jusqu’à effleurer la relation homosexuelle entre les deux prisonniers, à jouer au «j’allume et j’éteins la scène» pour signifier une hypothétique mobilisation de mon imaginaire. Ce travail tout à fait respectable ne rencontre pas mon parcours de spectateur: bien au contraire, il le fait bifurquer vers une voie où le «réel » serait lisible. Vers une «danse réaliste» ?
Deux heures plus tard, Yuval Pick, tout jeune directeur du Centre Chorégraphique de Rillieux la Pape, nous propose au Théâtre de la Croix Rousse, «Folks», sa dernière création. Le dispositif scénique est superbe. Comme avec Claude Régy, j’ai rapidement la sensation qu’il n’y a qu’un seul espace «mental» entre artistes et spectateurs. Six danseurs surgissent et font la ronde: l’enfance s’invite là où les mains créent le fil tendu, détendu qui électrise les corps. Leur inconscient groupal «se prolonge dans mon imaginaire». Cela m’émeut. Peu à peu, la ronde bascule vers le folklore, la joie d’y être et les premiers conflits. Du linéaire, Yuval Pick propose, à partir de différents tableaux, une vision complexe du groupe, souvent abordé en danse contemporaine (dernièrement chez Mathilde Monnier, Emanuel Gat, Radhouane El Meddeb, Hofesh Shechter,): le collectif uniforme, l’exclusion, le couple homme-femme, homme-homme, l’inclusion. Il y a chez Yuval Pick une énergie rarement rencontrée ailleurs: en mêlant le mouvement folklorique, les langages (le rire, l’applaudissement,…), l’imaginaire de West Side Story, il parvient à créer le groupe garant d’une culture, celui qui dépasse le stade infantilisant de l’unisson.
Mais au bout de quarante minutes, tout s’émiette. Sans que l’on comprenne pourquoi, chacun installe des plantes sur scène qui finissent par signifier une forêt tropicale. Les danseurs semblent  livrés à eux-mêmes, perdant tout sens de l’espace et de la relation groupale. Rarement je n’ai approché un tel désastre artistique où pour sauver ce qui peut l’être, un chorégraphe décide de noyer son propos dans un décor. Je suis désemparé, presque abandonné en rase campagne!
«Folks» s’effondre. Cette création n’est pas du niveau d’un Centre Chorégraphique National. Faut-il voir dans le geste de ce créateur une incapacité (provisoire?) à articuler  le groupe et le projet institutionnel. Ce décor serait-il métaphorique d’un paysage chorégraphique réduit à une jungle institutionnelle où se perdent un chorégraphe et des danseurs?

J’hallucine? Peut-être, mais c’est ma seule façon d’exister comme spectateur créateur.

Pascal Bély, Le Tadorne.
«Murmures» par la Compagnie Malka et « Folks » de Yuval Pick à la Biennale de la Danse de Lyon du 13 au 30 septembre 2012.
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LA MUSIQUE EST DANSE LE GROUPE EN DANSE OEUVRES MAJEURES Vidéos

Emanuel Gat à Paris du 2 au 6 avril 2013.

Ce soir, j’ai envie de ressentir le groupe. Certains chorégraphes sont uniques à nous donner leur visée du collectif, au-delà des discours lénifiants des entraineurs sportifs ou des images massives véhiculées par les médias. Mon besoin est d’autant plus fort que les solos de danse se multiplient depuis quelques temps sur les scènes de France.

Alors que les outils de communication nous isolent un peu plus, il nous faut retrouver la vision du groupe, entité psychique où l’individu participe au tout. Nous pouvons nous appuyer sur Emanuel Gat et sa création chorégraphique et musicale, «Brilliant Corners». Ils sont dix. Trois femmes, cinq hommes aux couleurs du monde, comme dans une publicité pour Benetton. Dix pour explorer la musique (plutôt compliquée) composée par Emanuel Gat («constituée de centaine d’extraits musicaux tirés de sources diverses qui sont ensuite soumis à un lent processus de manipulations, d’interactions et d’influence réciproque»). Autant dire que cela fait du bien quand elle s’arrête. Car le propos artistique est honnêtement ailleurs: dans cette phrase extraite de la feuille de salle, nous pourrions aisément substituer le mot «danse» à «musique» tant le travail chorégraphique d’Emanuel Gat est extraordinaire.

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Rarement, je n’ai ressenti, avec une telle précision, la complexité des mouvements vers le collectif. Il y a cette mise en espace, symbolisé par un carré lumineux, où les corps apparaissent et disparaissent sans que pour autant la danse ne s’arrête dès qu’un danseur est plongé dans le noir. Par ce jeu d’ombres et de lumières, elle donne son épaisseur au groupe où l’espace est son contenant. À les voir alignés contre le mur pendant les solos ou les duos, je comprends vite que cette posture fait partie du jeu : ils observent ce qu’il se danse pour mieux revenir et amplifier le propos. Celui-ci est limpide: la diversité est le moteur du groupe, vecteur du sens. Chacun explore jusqu’au bout une fraction de mouvement et provoque le déplacement d’un vol d’hirondelles. A l’image des communautés sur internet, le groupe se déplace pour amplifier la relation horizontale et s’approprier de nouveaux territoires. Le collectif relie les fragments et avance jusqu’à produire la lumière du spectacle ! Magnifique !

À les voir s’engager dans de multiples mouvements et gestes, ils mettent en jeu mes désirs de danse. Je vais et je viens sur leur territoire qui devient peu à peu le mien. D’autant plus, qu’ils n’imposent jamais : le mouvement de l’un vise toujours l’unité. Il se nourrit d’arrêts (pour sculpter l’inconscient groupal), voire de quelques fractures pour respirer.  Dans «Brilliant Corners», je me sens libre. Comme eux. Dans le respect du geste, d’où qu’il vienne. Et l’unisson, n’est pas fusion, encore moins la communion. Quand ils se resserrent les uns contre les autres, je ressens la force des valeurs de solidarité, où la créativité fait cohésion, où la confiance est affaire de fond et de forme. D’autant plus qu’ils doivent muter dans un  espace musical qui fragmente plus qui ne relit. Je perçois parfois qu’ils expérimentent comme si Emanuel Gat leur disait: «Je garde votre tentative, même inaboutie. Mais qu’importe, elle participe au cheminement».

Très honnêtement, j’ai quelquefois lâché, notamment lors des solos (un ou deux suffisait), trop démonstratifs. Emanuel Gat a-t-il encore à nous prouver quelque chose? Sa virtuosité suffit alors que résonne le «Nacht und Träume» de Schubert! Ce moment est sublime (à la 5ème minute de la vidéo): le groupe semble occuper la place d’une ville et provoque mon vertige. Je n’ai jamais vu le lien social chorégraphié de cette façon.

Et quand arrive le dernier mouvement, tel un point-virgule déterminé, je sais qu’il me revient de poursuivre la phrase…

Tel un infatigable témoin de danse, je signifie à tous et à chacun que «Brilliant Corners» m’a littéralement bouleversé.

Ils étaient dix. L’horizon est “onzième.
Pascal Bély, Le Tadorne
«Brilliant Corners » d’Emanuel Gat au Pavillon Noir d’Aix en Provence du 22 au 25 février 2012. Au Théâtre de la Ville de Paris du 2 au 6 avril 2013.

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LE GROUPE EN DANSE OEUVRES MAJEURES Vidéos

Olivier Dubois, cet empêcheur de tourner en rond.

Après la décevante exposition «Danser sa vie» proposée au Centre Pompidou, je pars au 104 pour «Révolution» d’Olivier Dubois, pièce de deux heures, pour onze femmes, sur une musique du Boléro de Ravel. Serait-ce une réponse radicale à la désincarnation en vogue chez certains chorégraphes qui confondent mouvement et matière ? Ce soir, vêtues de noir, elles dansent autour d’une barre verticale dont nous serions peut-être propriétaire, tant ce lien descendant traverse bon nombre de rapports intimes et sociaux. Si j’osais la métaphore, la barre parallèle des danseurs s’est métamorphosée au fil du temps, en barre verticale de nos relations, de nos institutions, de nos modèles de pensée. Mais c’est également la barre fantasmée par des hommes qui les imaginent se déshabiller, mais pas trop vite, pour faire durer le plaisir de la domination…Elle est aussi notre axe de travail à partir duquel nous creusons, cherchons, pour que notre  parole se déploie dans l’espace vers l’altérité…

Elles partent donc au combat. Moi avec. Pour horizontaliser. Elles sont l’articulation entre le vertical et le groupe. Mais c’est moi qu’elles déshabillent en premier comme s’il fallait me délester d’un superflu. Elles tournent sur elles-mêmes pendant de longues minutes. L’ennui me gagne, celui-là même que je n’ose plus aborder, traversé de flux d’informations par la société de la communication: mais ce soir, plus rien ne passe. Je suis brouillé. Je sens que cela va surgir. Elles tournent et je suis seul. Elles tournent et je relie pour faire mon groupe. Une à une, je les regarde et j’imagine leurs dialogues. Je lâche peu à peu…

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Ce chorégraphe, cet empêcheur de tourner en rond…
Peu à peu, la mécanique semble tourner à vide parce que l’homme machine est une représentation qui ne se régénère pas. D’autant plus que la reproduction à l’identique est un fantasme, une approche autoritaire de la société. C’est alors qu’une phrase vient bousculer cette grammaire chorégraphique bien huilée : l’une ralentit,  la  perte d’énergie se propage puis renforce leur détermination: l’union fait la force. Elles repartent. Elles tournent et se retournent. À ce moment précis, ces femmes s’écoutent et m’entendent.
Peu à peu, le mouvement de l’une entraîne la vision de l’autre et se régénère par le déséquilibre. Au risque de glisser, la réalité mécanique n’a plus de prise. Je suis en route vers leur mouvement.
Peu à peu, chacune génère l’énergie à partir d’un centre de gravité qui n’est plus un «je» tout puissant, mais un «nous» englobant.  Le rond devient relief, tel un surgissement inattendu du sens…La barre est partenaire, projet, oeuvre…Je suis pris dans cette dynamique incroyable où le corps intime (symbolisé par la rougeur de l’effort et leurs perles de sueur) entraine le corps social, qui ne renonce pas même en l’absence d’un chef ! Telle une spirale ascendante, les phrases chorégraphiques finissent par créer une poésie particulière où le Boléro se métisse de rock et de jazz. La barre tremble sous le poids du corps, mais ne plie pas: elle est roseau; le corps est lierre, tresse et enchevêtre. La puissance au lieu du pouvoir !
C’est ainsi que la barre est un mur qu’elles traversent pour ouvrir l’espace du corps politique. La quête absolue de l’émancipation devient une danse du changement. Elles s’élancent vers la victoire, crient pour libérer la souffrance (créer, c’est résister). Plus rien ne semble vouloir rattraper ces femmes courages, aux corps éoliens. L’énergie inonde le plateau jusqu’à l’infini. Le corps est une conquête ; la danse est sa révolution.
Femmes «étend’art», je suis votre porte-drapeau…
Pour «Danser sa vie», jusqu’au souffle final.
Pascal Bély, Le Tadorne
“Révolution” d’Olivier Dubois au 104 de la ville de Paris les 4 et 5 février 2012.
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LE GROUPE EN DANSE THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE

Une jeune danse pour un pays de vieux.

« Les fauves » de Michel Schweizer sont à l’affiche du Théâtre de la Cité Internationnale à Paris (du 26 au 31 janvier 2012). Je recommande fortement ce spectacle vu à Lyon au printemps dernier.

Ils sont dix jeunes et un accompagnateur. On ne sait d’ailleurs pas très bien quelle est sa fonction: habillé d’un t-shirt siglé dont il ignore le sens, le metteur en scène Michel Schweizer lui a demandé d’être lui-même. Alors, Gianfranco Poddighe chante pour nous accueillir puis passe derrière les platines tel un DJ de l’âme. Il fait jeune. Comme moi. La jeunesse n’est donc pas un statut. Elle est.

Des tables avec des micros entourent le plateau (métaphore de la nouvelle Agora ?) tandis que deux horloges digitales pendent du plafond. Elles ne donnent pas la même heure et le décalage ne cessera de grandir au cours de l’heure quarante-cinq minutes du spectacle. Le temps est suspendu, mais aussi décalé comme une invitation à lâcher prise nos repères habituels et nos visions normées. Les voilà donc face à nous (Robin, Elsa, Pierre, Clément, Aurélien, Pauline, Zhara, Lucie, Elisa, Davy), habillés de leur t-shirt où est écrit «endurci» accompagné d’un numéro indiquant leur degré de dureté ! Comme l’eau calcaire de nos machines. Façon élégante de nous renvoyer leur sensibilité, là où nous les aurions probablement enfermés dans des cases inamovibles.

Leur regard ne trompe pas : nous ne saurons rien de leurs origines sociales, de leur statut, de leur vécu familial. Rien pour nous accrocher, mais ils vont tout donner pour nous relier : ils sont ma contemporanéité et mon avenir. Très vite, ils refusent l’abécédaire de la jeunesse écrit par le philosophe Bruce Bégout que leur tend Gianfranco. Ils veulent d’abord évoquer leur ressenti d’être ici, face à nous : et c’est du corps dont ils nous parlent. Cette parole crue et drôle autorise alors toutes les audaces chorégraphiques, plus proches  d’une danse de l’enchevêtrement que du ballet: elle ne cesse de les habiter même quand ils chantent. Ici, la danse a de la voix.

Peu à peu, ils dessinent le changement de civilisation qui se profile : ce groupe incarne un schéma totalement inversé. C’est en partant du bas vers le haut qu’il  propose de  co-construire notre société au-delà des savoirs d’experts. La créativité et l’écoute sont le moteur du progrès (gare à celui qui n’entend pas?), le sensible en est la matière.

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Le groupe semble s’inscrire dans un «ici et maintenant» qui le  mène à refuser un débat vain sur le lien entre jeunesse et immortalité. Leur identité est complexe car leur avatar doit cohabiter avec leur rôle social : c’est leur recherche du mouvement qui les engage loin des dogmes qui rigidifient «le corps social». En un instant, ce groupe est capable de se mobiliser si les valeurs de respect et d’écoute sont menacées. Car le «je» est en «nous». Individualisme ? Sûrement pas. Plutôt un désir de tribu (chère au sociologue Michel Maffesoli) où l’harmonie conflictuelle définit le vivre ensemble, où  l’unicité est une conjonction des contraires, où une tolérance infinie empêche que leur vie sociale se tisse sur un pathos enfermant.

À mesure que «Fauves» avance, je me sens flotter  et me laisse porter quitte à m’autoriser l’ennui quand leur interpellation me sature (à l’image de certains d’entre eux qui s’isolent avec leur casque, leur guitare ou se lovent dans le canapé du fond). Avec eux, je ne cherche rien à savoir, mais je ressens, calmement.

Leur espace artistique est une toile où  les mots se prolongent dans le mouvement, où se réinvente une démocratie, où aujourd’hui est le premier jour du reste de notre vie?

Pascal Bély – Le Tadorne.

“Fauves” de Michel Michel Schweizer au Festival Anticodes du 31 mars au 3 avril 2011.