Pere Faura, chorégraphe catalan, présente un «Striptease» postmoderne aux Hivernales dans lequel on finit tous à poil! Accueilli en salle par une musique pour salon privé, le public prend de la hauteur tandis que les agents d’accueil nous demandent de préférer le premier rang. Je m’incline et m’assieds à l’endroit indiqué. Tout un imaginaire se met en place: la musique confère déjà au propos, l’ambiance est feutrée. Les codes sont là. Le spectacle peut commencer. Dans un dispositif scénique dépouillé, Pere Faura fait son entrée: borsalino sur la tête, cravate, chemise blanche, short. Il s’arrête derrière une caméra. Appuie sur le bouton «on» et l’enregistrement démarre. Souriez, vous êtes filmé !
Il débute alors son strip. Tous les codes sont réunis : les déhanchés, la mise à nu, les regards coquins jetés au public et les ralentis aux poses suggestives laissent place aux phantasmes dont nous serions prisonniers. Sommes-nous tous ici pour voir un corps nu? Il y a de l’ironie dans son regard. Il nous invite à laisser tomber notre retenue, à paraître tel qu’il est. Le striptease bien engagé, il se saisit de sa caméra et descend dans le public, filme les visages, s’amuse avec les personnes du premier rang. Et puis tout s’arrête. D’un seul coup. Pere Faura prend la parole et nous tient conférence sur l’objet du désir que nous voulons voir en lui.
Avec son ton décalé, les propos sur l’art du striptease apportent matière à la réflexion. Si le modernisme place l’auteur et la création au centre de son esthétique, le postmodernisme fait jouer ce rôle à l’interprétation et au regard du spectateur. La boucle se met en dynamique. Le regardons-nous comme un objet sexuel ou bien comme un danseur? Quelle image lui donnons-nous à interpréter? Notre imaginaire sexué passe-t-il par notre regard? Qu’attendons-nous réellement de cet effeuillage? Autant de questions qui trouvent réponses dans les images captées auparavant et projetées sur l’écran en fond de scène.
Pere Faura reprend son striptease, je le et nous observe. Les images se chevauchent. L’émotion que suscite le nu à venir est palpable dans les regards, dans les respirations. De la gêne, il y en a, des sourires se dessinent aussi sur les visages, pour la cacher. Une certaine violence dans les images paraît et pourtant nous sommes les acteurs de l’interprétation que nous donnons aux mouvements de son corps.
J’apparais sur l’écran en gros plan. Les quelques secondes des images de mon visage sont des minutes interminables. Autant jouer le jeu jusqu’au bout, la caméra m’effeuille aux yeux de tous, je finis nu comme un ver.
Un tour d’intelligence rarement vue, assez subtil et fin pour être souligné. Une proposition qui se voit de près, de très près.
Laurent Bourbousson – Le Tadorne.
« Striptease » de Pere Faura aux Hivernales, jusqu’au 21 juillet à 18h00.
Il se passe quelque chose de l’autre côté de la voie ferrée. Dans ce sympathique endroit qu’est «L’entrepôt», l’Association TAMAM (Théâtre des Arts du Monde Arabe et de la Méditerranée) a invité une pièce tunisienne de Mériam Bousselmi. Pour (au moins) deux raisons, cette proposition mérite d’être soutenue et vue.
La première: malgré le désengagement du Théâtre National tunisien, empêchant le spectacle d’être présenté dans sa forme habituelle, l’auteure et metteure en scène à tenu à venir faire vivre ses mots. Elle a traduit l’oeuvre en français et en propose une lecture, mise en espace.
La deuxième: nous passons là, simplement, une belle heure. Cette «variation» de l’oeuvre est, malgré ses imperfections, d’une vraie qualité. Les deux comédiens qui ont accepté le projet, préparé en trois jours, le tissent de leur «en chantier». Ce contexte permet de sentir, voir de palper à certains moments, ce qui les “touche”, ce qui «accroche» ou les «écorche» dans ce dialogue entre père et fils. On est ici dans un entre-deux ; ce qui est écrit et ce qui s’écrit se construit. Entre ce qui est dit et ce qui affleure à se dire.
Les mots offerts sous cette forme habillent de fragile les corps des acteurs; cela permet une belle présence vivante où un travail est en train de se faire. Les corps laissent entendre ce qu’ils n’ont pas «ingéré», «banalisé» et «dompté» de ce texte. Ils sont traversés parce que les mots ne sont pas fluides en bouche et font encore aspérité. Ils ne sont pas «maîtrisés» et laissent alors, un peu “brut”, le mouvement corporel là où ils s’entrechoquent encore.
Ce beau moment «d’en cours» ouvre à ce texte fort des espaces où se glissent d’autres sens, empreints de notre mémoire d’enfants fragiles. Pour peu qu’elle ne soit pas encore en totale retraite et que les frémissements qu’elle procure ne soient pas «ensevelis», nous laissant toujours quelque peu «imparfaits» entre «souvenir et amnésie».
Bernard Gaurier, Le Tadorne
«Mémoire en retraite» texte et mise en espace Mériam Bousselmi. Mise en voix et en corps Kristof Lorion et Marcel Leccia. Du 16 au 20 juillet 21h30 à L’Entrepôt
Dans le cadre magnifique de Boulbon, Sidi Larbi Cherkaoui nous propose un «Puz/zle» d’une grande beauté. Trop, justement. Les images finissent par se tuer toutes seules, et l’on fini par trouver la proposition interminable! Dommage, tous les éléments sont là pour r/éveiller l’émotion, mais ce tout se fait lourd. On est envahi par l’esthétique et par l’accumulation de propos qui en deviennent clichés. On se retrouve happé par une lecture de premier degré trop imposée, empêchant de se laisser aller à des «voyages» plus intimement propres à nous mettre en marche.
Dans ce «Puz/zle» rien ne permet à nos pierres de rencontrer celles du lieu, nous sommes «trop» dans le spectaculaire pour trouver un espace où entendre se démêler nos enchevêtrements. Trop d’évidences nous bloquent pour déconstruire «palais» et «forteresses» afin d’y rencontrer un tangram-puzzle à agencer d’autre manière que celles dessinées. La belle danse du chorégraphe ne porte pas d’ouverture tant elle est enfermée dans un propos trop abondant, trop lisible et référencé. Le songe est impossible.
Pourtant la première scène est de bon augure. Sur la pierre, les images en boucle d’un musée vidé de son contenu. J’entends s’ouvrir l’invitation à repeupler ces salles en voyageant au gré du temps «puzzlé» pour déconstruire, construire, reconstruire, créer. J’entrevois que cet espace m’est ouvert pour y déposer les «oeuvres» qui m’ont conduit jusque-là, pour y inviter les êtres chers et chair croisés sur le chemin à figurer traces et signatures de mon musée. Ouverture? Du corps, de la voix, Boulbon va raisonner de nos singularités pour s’ouvrir pluriels.
Très vite, l’enfermement. Des Histoire(s) écrite(s), imposée(s). Pierres aux multiples noms d’un Dieu. Pierres fléaux et armes des humains en détresse ou en lutte. Pierre in-tranquille tant on la veut en mouvement, ordonnée, en mathématique avec probabilité calculée pour agencer des palais pacotilles, blocs destinés à porter la gloire un peu plus haut, illusoires abris aux corps friables. Alors la vague des corps «achoppe» en «angularité» et seule la voix porte encore le possible des mélanges. Axes étrangers perdant l’accord possible. Le groupal n’a pu trouver son langage «partagé» autrement que dans l’agencement de blocs de fausse pierre et dans une succession de soli. Dans ce travail, les corps en voix s’accorde et «font» «spectacle».
Mais, les corps en danse sont perdus dans le beau geste à ne plus être que des corps dé-singularisés en performances collectives commandées et de fait en désordre au milieu d’un «Kapla» géant. Les découpes de pièces d’un puzzle sont toutes en rondeurs. Ici en lieu des courbes ondulatoires, pourtant toutes en puissance chez Monsieur Cherkaoui, je n’ai trouvé en écho à la barre séparant les deux Z du titre, qu’une zébrure noire ou blanche séparant les hommes en bande solitaire.
Boulbon ce soir m’a été amer et le temps interminable. En ce lieu minéral, aucun son de corps n’a frotté le roc «en vrai même pour de faux» afin d’offrir en harmonie à ces polyphonies du mélange vocal autre chose qu’un mur, pour de faux, en vrai désincarné.
Bernard Gaurier, Le Tadorne
«Puz/zle» de Sidi Larbi Cherkaoui, Carriére de Boulbon du 10 au 20 juillet 2012 dans le cadre du Festival d’Avignon.
Fait rarissime. Nous y sommes revenus. Nous avions lancé le pari («et si nous repartions une deuxième fois à Vedène?»). On nous a suivis. Folie de festivalier en résonance avec ce «Conte d’Amour» de Markus Öhrn qui sera probablement l’un des rares événements théâtraux du Festival d’Avignon 2012. Et pour cause. Cet ovni artistique ne correspond à aucune classification d’autant plus que la vidéo y occupe une place prépondérante. Avant même que cette odyssée dans l’horreur de l’amour commence, un film projette la construction d’un mur. Le béton coule à flot telle une matière fécale. À ceux qui verraient dans ce conte «une grosse merde» (expression expéditive souvent entendue cette année), Markus Öhrn prend les devants et s’avance vers nous pour se présenter. Avec son look d’adolescent, il nous dit qu’il est fier d’être là pour cette production finlando-allemande. Humilité et force. Rare.
Vous souvenez-vous de ce fait divers survenu en Autriche où l’on apprit que Joseph Fritzl séquestra pendant vingt-quatre ans sa fille Élisabeth et trois des enfants nés des différents viols incestueux. Il aura fallu vingt-quatre ans pour fonder une famille sans éveiller le moindre soupçon de la part du voisinage. Comment transposer une telle horreur au théâtre si ce n’est en «déréglant» le système de la représentation? Nous ne voyons pas grand-chose sur scène, tout au plus faisons nous connaissance dès le premier quart d’heure avec le personnage paternel tout puissant (exceptionnel Rasmus Slatis) qui touche ses enfants «officiels» (ici, des poupées de chiffon) de la même façon qu’il manipule chips et bouteille de coca. Sa désinvolture en dit long sur le pouvoir du mâle dans la société capitaliste à la sexualité active, dépouillée de sentiment, enfermée dans la routine de sa robe de chambre.
Un seul désir l’anime, tel un accroc drogué: c’est dans la cave qu’il veut aller. Dans son sarcophage de béton. Dans sa caverne où nous percevons à peine les silhouettes à travers une bâche de plastique. C’est dans l’enfer sous terrain de notre intime où nous sommes invités à descendre, où les corps de l’enfance, de la mère, de la fratrie se perdent entre cris et débauche. Tout est filmé et projeté sur la scène. Ici, il n’y a pas de modèle féminin, sauf sous les traits d’Elmer Back, acteur au regard doux et à la voix chaude qui nous apporte un peu de réconfort. Lorsque le cadet endosse le rôle de la mère pour donner le sein au tout petit (incroyable scène d’amour), le père hurlera «tu n’es pas ma maman». La caméra colle à la peau de chaque comédien, épousant toutes les parties de leur corps, sans oublier les plus intimes. La musique live s’invite lorsque la fille prend le micro pour chanter des standards pop qui donnent une dimension toute particulière à notre mémoire amoureuse. Ces reprises nous raccrochent à leur désir d’amour quand, en quête de l’autre, nous l’attendions lors de soirées tardives et enfumées.
Dans ce trou, les jouets se transforment et deviennent démoniaques. Le totem clame le tabou de l’inceste et la porcelaine fragile des ours, trolls, dragons dévoile l’enveloppe enfantine perverse dormant en chacun de nous. Markus Ohrn donne à voir nos jeux intérieurs. Il nous aveugle, nous inonde, nous abonde à travers l’absorption de hamburger, nourriture de la société libérale. Nous frémissons. Nous tremblons. Notre colère monte (« non, pas ça?»). Nos valeurs culturelles entre famille et religion volent en éclat. Plus rien à quoi se raccrocher d’autant plus que la bâche en plastique rend opaque le réel. La force de l’image est de magnifier notre voyeurisme, d’éclairer leurs modes de fonctionnement, de surligner ce collectif puisque chacun devient cameraman à son tour. À l’incantation hurlée du père («Je suis tout-puissant»), répond le partage de la caméra qui se transforme en appareil pour photos de famille et des «sentiments qui vont avec».
À chaque scène d’amour résonne la violence et le délire où le père, dans ses différentes décompensations, incarne notre folie collective: le pouvoir du mâle occidental puise sa force dans sa domination à l’égard de l’homme africain (n’a-t-on pas dit d’ailleurs «qu’il n’était pas entré dans l’histoire» ?). Pendant plus d’une demi-heure, Rasmus Slatis transforme la cave en jungle, joue au médecin sans frontière, terrorise ses enfants devenus soudainement africains. Le spectacle controversé de Régine Chopinot présenté quelques jours auparavant émerge tandis que ce groupe tribal est forcé à agiter des instruments. Pour retrouver leur identité perdue, il leur faudra crier ensemble «je suis une victime» et convoquer l’ange de la mort vêtu de rouge. Pour que cela soit entendable par chacun de nous (c’est-à-dire suffisamment mis à distance pour nous toucher), Markus Ohrn n’a pas le choix: cette cave est une scène où le cinéma doit se fondre dans le théâtre. Les codes habituels de la représentation ont explosé pour rendre compte de la violence de cet amour (et de la créativité qu’il génère pour le bourreau et les victimes). Sans ce cinéma d’art et d’essai, point de théâtre de corps, d’objets, de marionnettes et de refrains musicaux. Avec «Conte d’amour», l’exploit est un art.
Une chanson de Chris Isaac clôture cette performance et permet à chacun de sortir de la bâche et de se présenter face à nous. Leur beauté en dit long sur ce qu’ils nous ont donnés. Nous n’avons pas tout à fait vu le même spectacle lors de nos deux représentations: à la première, submergés par nos peurs, enfermés dans nos jugements de valeur, nous avons eu mal. Épuisés, nous avons quitté le théâtre avec ce gout de l’inachevé, de la main trop vite tendue et retirée. À la deuxième, accueillants, le théâtre a pu faire son «travail». Nous sommes redevenus spectateurs aimants de cet art qui prend tous les risques, sans tabou et nous émancipe de la religion d’un théâtre français décidément trop conservateur pour descendre dans nos cavernes coulé
es dans le béton.
Sylvie Lefrere, Pascal Bély, Tadornes. Le regard différent de Sylvain Saint-Pierre sur “Conte d’amour”.
«C’est quelque chose qui reste en nous gravé. Violence étouffée. Ironie au bord du cul. Grincement des sexes. Loufoquerie des hystéries. Tendresse malgré tout. Folie meurtrière et attachement sensuel néanmoins. Tout est caché, voyeur de bâches. Désormais le Hamburger aura le gout acide de la violence. La perversité du Ketchup versé n’adoucira pas les moeurs ».
Qu’ont-ils donc ces Belges pour transformer l’espace théâtral en aire de reliance et de jeux pour un plaisir partagé avec les spectateurs? Qu’ont-ils de plus que nous pour savoir inscrire l’art dans le lien social? Quasiment absents de la programmation du Festival «In», je les retrouve à la Manufacture pour «Baal» de Bertolt Brecht, mise en scène par Raven Ruël et Jos Verbist. Deux metteurs en scène pour une troupe d’acteurs francophones et flamands. En soi, c’est déjà un propos.
À notre arrivée dans la salle, l’espace scénique est séparé par un rideau de panneaux en bois. Il fait office d’écran vidéo; il ne touche pas le sol pour permettre aux acteurs d’entrer ou sortir vers l‘Autre scène. À elle seule, cette scénographie évoque la complexité de la psychologie de Baal, jeune poète rebelle, provocateur, fou et libre presque égaré dans une société qui consomme du spectacle au kilomètre. Deux scènes parce que tous les personnages ont un rôle taillé sur mesure et qu’une fois le rideau franchit, Baal leur ôte le masque. Sûr de son pouvoir d’attraction (qui peut résister à sa fougue, à sa folle virilité ?), il les fait venir un à un pour qu’ils tombent dans ses bras, à ses pieds. Vincent Hennebicq est exceptionnel dans le rôle d’un chef d’orchestre d’une microsociété qui cherche dans sa décadence des raisons d’apaiser les conflits de classe et religieux.
Avec sa caméra, il transpire d’amour et de colère et filme la part de mystère de chaque visage. Amis, amante, patron, collègue?tous finissent par déclamer un «moi» qui se projette en «je» dans ses yeux et sur l’écran. Cette mise en scène de la métamorphose est éblouissante parce que j’y suis inclus. Chaque acteur joue avec mon désir: là où j’attends une mère de Baal droite dans ses bottes vient un acteur masculin courbé et tremblant qui, du fond des profondeurs, remet Baal dans une filiation. Là où je rêve d’une grande scène, chacun la rétrécit pour y installer la force de son personnage dans la relation étroite qu’ils entretiennent avec Baal. Étroite parce que dépendante. Tous portent une part de Baal en eux, magnifiquement électrisée par une guitare branchée sans crier gare.
Collectivement, la belle troupe du Theater Antigone donne à chaque acteur sa part de rêve, de liberté, de créativité pour y jouer la Scène de leur vie. Magnifique instant où, soudain, la jeune fille se met à danser pour entrer dans le monde des grands; troublant moment où Baal fait sa déclaration d’amour à une inconnue qui, anneau de tasse à café à la main, fait brûler dans ses veines le sang de la vie…Époustouflante scène à l’hôpital des fous où Baal baisse la garde pour se reconnaître dans ses pairs. Émouvant tableau de la mort de sa mère qui, telle Marie, finit dans les bras d’un Baal bientôt crucifié.
Peu à peu, la scène est un long traveling de cinéma où le théâtre s’invite des coulisses, à l’image des fous qui troublent «l’ordre public». Chaque acteur magnifie la chair de son rôle pour que l’on ne perde aucun détail de cette galerie de portraits, de cette fresque humaine.
«Baal» est une belle pièce parce qu’elle repose sur un collectif engagé qui joue la proximité sans tomber dans le racolage. A l’époque, Berthold Brecht ne savait pas que Baal demanderait la nationalité belge.
Pascal Bély, Le Tadorne
«Baal» de Bertolt Brecht par le Théâtre Antigone. À la Manufacture d’Avignon du 8 au 27 juillet 2012 à 20h30.
“Disabled Theater” de Jérôme Bel est un choc émotionnel, peut-être le premier d’un Festival dominé jusqu’à présent par l’excès de maîtrise et le manque de lâcher-prise. À l’heure où la vidéo semble occuper le premier plan des dispositifs scéniques, où les troupes françaises sedistinguent par leur absence d’audace et leur conformisme souvent narcissique (lire l’article “Au Festival d’Avignon, l’inquiétante dérive d’un certain théâtre français“), au moment où les Jan Fabre, Pippo Delbono et Angelica Liddell manquent cruellement aux amateurs d’émotions fortes, la proposition de Jérôme Bel (comment appeler autrement ce “théâtre empêché” ?) est un geste de rupture et d’ouverture.
Rupture avec tout, ou presque des formes théâtrales classiques et modernes proposées au Festival. D’ouverture, parce que l’issue du spectacle laisse le spectateur avec ses interrogations, ses doutes, ses enthousiasmes. Car cette proposition constitue une énigme sans doute impossible à résoudre, une équation théâtrale qui a le mérite d’interroger notre regard sur la différence humaine et, à travers elle, sur la différence théâtrale. Et s’ouvrir à l’un, c’est appréhender l’autre. Cette pièce, d’une intelligence bouleversante, ne va pas sans frôler à plusieurs reprises la sortie de route. Mais à l’heure de célébrer le centenaire de la naissance de Jean Vilar, elle fait sienne l’exigence d’un des pères fondateurs du Festival, le poète René Char: “Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égard ni patience“.
“Disabled Theater” s’inscrit dans la continuité du triptyque “Véronique Doisneau“, “Pichet Klunchun and myself“, “Cédric Andrieux“. Il reprend l’idée qui a précédé l’élaboration de ces pièces: exhiber les artifices du théâtre, mettre en scène la personne même du comédien ou du danseur, trouver l’art là où on ne l’attend pas. Mais ici, la reprise se fait variation. Jérôme Bel introduit un élément nouveau et non des moindres: ses comédiens sont atteints de handicaps mentaux. Cette nouveauté est une déflagration à l’encontre des rares conventions théâtrales qui subsistaient encore.
En réalité, la proposition est simple, pour ne pas dire simpliste, ce qui ne va pas sans créer parfois des mouvements de réserve, voire de rejet. Les onze comédiens viennent les uns après les autres: observer le public en face à face, décliner leur identité (nom, âge, handicap), exécuter une danse, dire ce qu’ils pensent du spectacle, et enfin saluer les spectateurs. À chaque fois, on craint une forme d’imposture qui consisterait à masquer le manque d’inspiration ou d’idées derrière l’exhibition de personnes à la marge de la société. On se dit que Jérôme Bel envisage le théâtre comme un objet désincarné, à partir de concepts, qu’il porte un regard clinicien, distancié, voire cynique sur ses comédiens. On s’en agace, on se sent piégé, mais on a tort: ce qu’on observe, en réalité, est saisissant. Sur scène, nulle idée froide; mais le vécu dans toute sa belle et forte complexité.
La première séquence repose sur l’idée que chaque comédien doit venir observer le public une minute durant. Les personnes, à leur façon, vont alors pulvériser cette convention inutile. Et nous rappeler de façon ironique d’autres règles qui par le passé avaient artificiellement déterminé l’espace théâtral (règle des trois unités par exemple). Des comédiens avancent tête baissée, semblent porter la misère du monde sur leurs épaules; certains tentent d’adresser un regard de défi aux spectateurs; d’autres ne résistent pas à l’envie de quitter la scène au bout de quelques secondes seulement. Combien durent ces instants de face-à-face frontal? Sans jouer à compter inutilement les secondes, il est évident que le compte exact n’est presque jamais atteint. Comme si la présence humaine et sa durée propre ne pouvaient que déjouer les attentes. L’espace théâtral semble figé ; en réalité, il s’ouvre à l’imprévu, celui des sensibilités à peine perceptibles, des histoires douloureuses des intervenants. Le dispositif donne à voir des portraits qui semblent à la fois photographiés et mouvants. Le théâtre, parce qu’il est empêché, s’ouvre à d’autres formes d’art.
Les acteurs viennent ensuite d’asseoir, en demi-cercle, face au public. Là encore, leurs poses éclatent les bienséances théâtrales, à tel point qu’on se demande forcément où se situe la frontière entre le jeu et le naturel. Elle est tout simplement impossible à situer. Car les personnes martèlent toute cette vérité : “Je suis un comédien/Je suis une comédienne“, au même moment où leurs corps semblent leur échapper. Ils produisent des gestes habituellement proscrits au théâtre, comme par exemple se mettre les doigts dans la bouche, bailler, etc. Cette mise en question est dérangeante; elle est surtout passionnante. Nous assistons, troublés, à de l’art brut scénique. Bien sûr, ces gestes ne présentent aucune valeur symbolique, esthétique, dramaturgique. Mais ils interrogent nécessairement notre conception de l’art, du théâtre, de la représentation. Les comédiens continuent de nous observer, même de manière différente.
La troisième séquence est sans doute la plus réussie : sous des airs de musique POP, électro ou rock, chaque comédien vient interpréter une chorégraphie. L’humour, la grâce se mêlent au kitsch et à la mélancolie durant tout ce moment. C’est là même qu’un petit miracle se produit. Peut-on, à ce titre, parler de “naissance d’une comédienne” ? On avait déjà remarqué, au coeur du dispositif, la petite “Julia”, jogging bleu clair, air renfrogné, baillant aux corneilles lorsque ses camarades assuraient le spectacle. Quand son tour arrive de danser, elle commence par quitter brusquement la scène. On s’en inquiète. Elle prépare en fait son entrée. Qui sera fracassante. Sous un air de Michael Jackson, “They don’t care about us“, elle déboule, décidée à régler ses comptes avec ce qu’on devine trop bien. Ses gestes contiennent la joie désespérée d’une héroïne tragique. Sa chorégraphie, tout en déséquilibre, rappellent les sublimes Pippo Delbono, Pina Bausch. C’est beau, tristement, joyeusement beau. Le propos, mis dans un territoire étranger, prend une tout autre coloration : “They don’t care about us“, semblent nous crier sesgestes. Plus généralement, on i
magine que la séquence permet à Jérôme Bel de réintégrer son travail autour de “The Show Must Go On” aux portraits de ses comédiens danseurs. Leurs corps en mouvement se heurtent à l’imaginaire culturel produit par les tubes pop. Leur rage d’appartenir à la communauté, même musicale, met en valeur leur exclusion. Mais ils ne sont pas en reste et ripostent à leur façon: leurs danses désarticulées révèlent la vacuité des stéréotypes véhiculés par cette culture de masse.
Nous nous craignions d’assister à un théâtre d’idées, nous avons eu de la chair ; de participer à un théâtre vidé, il fut un art total.
Sylvain Saint-Pierre– Le Tadorne.
“Disabled Theater” par Jérôme Bel et le Theater Hora. Au Festival d’Avignon du 9 au 15 juillet 2012.
Dés les premiers jours du Festival d’Avignon, la rumeur se susurrait à mes oreilles: Sophie Calle fait une exposition sur sa mère disparue…Une question me revenait: comment recevoir ce deuil? Comment Sophie Calle à la réputation “d’impudique”, d’artiste égocentrique pour les uns, allait-elle nous étonner? J’étais aussi à l’écoute des inconditionnels de ses propositions, qui parlaient d’intelligence, de finesse…Il y a quelques mois, j’avais feuilleté un magnifique ouvrage, qu’elle avait adressé au regard des aveugles. Cette oeuvre m’avait déjà beaucoup troublée. Je décide de m’y rendre. J’ai peur…C’est avec deux hommes que je vais y pénétrer, peut-être pas tant par hasard.
J’ai découvert l’Église des Célestins en 2011, lors de l’exposition de William Forsythe. Cet espace m’est donc familier. C’est un lieu dépouillé, aux proportions hautes et étroites, sans rénovation récente, restée dans son “jus”, avec une belle lumière de par la taille des ouvertures, qui crée une atmosphère de respiration et d’authenticité. Quelques ruines éparses appuient le contexte de recueillement.
De lourds rideaux de velours verts s’ouvrent à l’entrée, tel un écrin. Nous sommes accueillis par une magnifique photo de Monique Rachel, la mère de Sophie Calle, décédée il y a quelques années d’un cancer. Assise sur une tombe, jambes croisées, naturelles et libertines, elle semble nous dire: “Elle ne passera pas par moi!“. Elle pose sur cette dalle de pierre, toute sa force de séduction et de présence…La clarté directe de son regard s’attache à mes épaules pour me soutenir. Toutes les parties de mon corps vont faire cette traversée.
Des galets sont disposés à différents endroits, comme pour nous accompagner. Je me sens “Petite Poucette”, dans un mouvement de bien-être, proche de cette mère charnelle et de la mer. Je ressens le même plaisir que dans les cimetières marins de croix sculptées de pierre ou de fer forgés, où l’étendue bleue devient notre lit éternel, où les bouées fleuries des marins disparus sont nos bijoux de famille…Pas à pas, lentement, j’avance. Le blanc du «souci» (dernier mot prononcé sur son lit de mort, «Ne vous faites pas de souci») m’éblouit comme une étendue de neige et brûle mes doigts. Le froid les engourdit. Je plonge dans ce sentiment de fond intérieur et le mot glisse entre mes cheveux à chaque inspiration.
Une icône m’arrête et je souris devant cette image de Joconde minérale. Mon bas ventre frémit en repensant au lieu de ce premier émoi. Ma pupille s’élargit pour distinguer plus nettement la nuit de mon intime. Des photos, illustrées d’un journal, suivent. Un voyage à Lourdes, une voyante…Ma langue goûte ce souvenir de l’imaginaire de l’enfant, qui dans ces derniers voeux pieux se tourne vers l’irrationnel. On veut y croire, tout en sachant que c’est désespéré. Mais on s’accroche. Ma tête immergée sous l’eau, cherche à sortir, mais l’appel du fond est plus fort et je continue ma nage intérieure.
Le sol rougi de Forsythe est encore là. Il rend éclatant le nouveau Souci; le rythme mensuel de la femme coule; j’aperçois une perspective par la meurtrière ouverte sur le tumulte de la rue. Une chaleur m’envahit. Nous sommes protégés dans ce contenant utérin.
Bruisse au dessus de ma tête, la légèreté de ces duvets doux. Les soucis m’enveloppent, mais ne m’empêchent pas de dormir comme cette petite sculpture, qui magnifie la sérénité du grand sommeil. Mon nerf optique force, pour traduire le texte blanc sur blanc et la lecture en devient plus lisible. Comme une aveugle lisant le braille. Dans le choeur de l’église, mon estomac se tord devant les dalles grises de marbre. “MoTher!“, “mAman!“, ma grand-mère, ma mère, mes enfants…Je ressens dans mes narines l’odeur de ma chair.
Les petits rideaux de dentelle font danser le Souci brodé. La fatigue plombante se loge dans mes mollets, tout en excitant mes nerfs autour de cet objet du passé, des fenêtres de mes grands-parents. Le tic tac coloré d’un cercueil nous rappelle à l’heure. À qui le tour? La mort devient plus prégnante. Le film sur le corps de cette femme allongée ne ressemble plus à celle de l’entrée. Elle est vaincue. Je l’embrasse de lèvres humides et me souviens de la froideur de ces joues effleurées. Froid comme un bois sec, au sentiment si tendre.
La loge de Sophie Calle est vide de sa présence (elle vient quelques heures dans la journée, lire les journaux intimes de sa mère), mais habitée de ses objets usuels: robe sur un cintre, cigarettes, verre à pied, carnet…Je respire un univers qui me ressemble. Les papillons du Souci volettent au dessus de nous, près de l’oeil frondeur d’une grande girafe, échappée de l’atelier de Sophie Calle. La douceur de l’enfance resurgie. Sur ma main, une larme mélancolique s’écrase.
Je distingue l’autre rive. Celle de l’Antarctique, à travers le hublot de ce brise-glace…Les bijoux, la photo, le recueillement, tout est là pour ce dernier voyage. Pour l’éternité, la banquise va figer cette vie. La conserver pendant des millénaires, des générations et ressurgir un jour, grâce à des explorateurs inconnus.
La mer et ses fragments de glace ont raison de moi. Mon visage est ruiné de larmes, mon souffle est coupé. Ma glotte étouffe un sanglot. La traversée de Sophie est aussi la mienne. Je reverrai encore longtemps un mausolée comme celui-ci…Je refais un tour dans cet espace, puis un autre. Je reprends peu à peu vie, mais mon corps restera tatoué.
En sortant, je me retourne et me retrouve rassurée, car, devant ce tas de pierres, objet de chaos, magnifié également cette an
née par McBurney, mon regard porte au loin de mes pensées, et apaise mes souvenirs.
Mon iris devient bleu, inondé par cette immensité arctique du grand monde.
Je retrouve la lumière extérieure, apaisée…et grandie entre mes deux amis, accompagnateurs respectueux.
Sylvie Lefrere de Vent d’art vers le Tadorne.
« Rachel, Monique » de Sophie Calle à l’Église des Célestins jusqu’au 28 juillet 2012.
Après une semaine au Festival d’Avignon, une évidence s’impose: le théâtre français que l’on m’a proposé est en crise et porte les stigmates d’un système culturel sans vision qui s’enferme dans un entre soi parisien terrifiant. Nous sommes très loin des créations allemandes, flamandes et d’Amérique du Sud qui percutent, embarquent les spectateurs dans un jeu où le corps rivalise avec le texte au profit d’un propos. Ce que j’ai vu à Avignon est profondément mortifère, ancré dans un théâtre où la forme, les effets visuels prennent le pas sur tout le reste. À chaque représentation, je ne me suis jamais ennuyé, séduit par une approche «produit» déconnectée du sens. Je me suis ressenti consommateur, mais jamais sujet.
J’ai subi «La faculté», mise en scène d’Éric Vigner à partir d’un roman de Christophe Honoré, thriller théâtral porté par les jeunes comédiens de l’Académie du CDDB- Théâtre de Lorient. Ici, la mise en espace (la cour du Lycée Mistral transformé en immense plateau de sable fin) s’est substituée à la mise en scène posant l’arrogance comme unique relation avec le spectateur.
Dans «La nuit tombe» de Guillaume Vincent, je n’ai même pas frémi à ce thriller théâtral (encore un !) dans lequel l’auteur – metteur en scène s’amuse à se faire peur. Avec comme décor une chambre d’hôtel, il emboîte différentes situations à partir d’un lien binaire comme seul ressort dramaturgique.
Dans «Six personnages en quête d’auteur» de Pirandello, le metteur en scène Stéphane Braunschweig semble s’être beaucoup préoccupé de faire «vrai» au détriment d’une conduite d’acteurs livrés à eux-mêmes dans une scénographie censée faire sens à elle toute seule.
Dans «Plage ultime» de Séverine Chavrier, un collectif d’acteurs trentenaires dépressifs s’enferme dans une vision romantique du monde dans laquelle nous observons à défaut d’être ému (ce dernier point étant un détail pour la metteuse en scène).
Mais de quels maux souffre donc ce théâtre? En premier lieu, tout est cérébralisé: le corps supporte le texte, mais ne le porte pas. Le jeu s’enferme dans la déclamation (dans «Six personnages…», on frôle même la caricature), dans une scénographie sophistiquée qui nous impose des acteurs posés comme des pions (dans «La Faculté», ils passent plus de temps à se déplacer qu’à créer du mouvement). Affublés pour certains de micros, immergés dans un dispositif vidéo leur faisant concurrence, l’environnement technologique leur impose un tempo nous empêchant de ressentir la chair. On se contente tout au plus d’allures. Dans «Plage ultime», je peine même à identifier qui joue!
C’est un théâtre du comportement là où le théâtre européen nous avait habitués à un corps performatif, engagé. En 2012, les acteurs français ne transpirent pas. Ils ne sécrètent rien, car asséchés par les reflets de leurs miroirs.
J’ai été particulièrement étonné par la sophistication de la scénographie inspirée d’une culture du «design relationnel» là où le théâtre a me semble-t-il besoin d’objets signifiants (ou flottants). Nos metteurs en scène semblent très influencés par les ressorts de la téléréalité où il convient de faire «vrai» au détriment de la poésie. Nous sommes très loin des chaises de Pina Bausch, du mobilier recyclé du théâtre argentin, des objets d’art du théâtre belge. Cube blanc, table sans âme, échafaudage, décor en carton-pâte d’un cinéma de série B peinent à relier corps et dramaturgie pour des textes très plats. Serions-nous à ce point en panne d’auteurs pour subir une écriture démonstrative, explicative, si peu poétique (mention toute spéciale à Christophe Honoré et Guillaume Vincent). D’ailleurs, ces quatre mises en scène font souvent diversion à partir d’artifices répétitifs (provoquer constamment la peur dans «La nuit tombe», impressionner en convoquant un gros camion et des motos sur le plateau de «La Faculté», déplacer en permanence le décor dans «Plage ultime» pour «mettre» en scène, utiliser la vidéo pour fabriquer le 4ème mur à défaut de l’incarner dans «Six personnages..“). J’ai d’ailleurs été frappé par la façon dont ces quatre metteurs en scène structurent leur dramaturgie. Tout au plus deux ou trois “jeux” déclinés à l’infini jusqu’à donner l’impression d’être pris dans un engrenage sans fin. On «fabrique» un théâtre qui impose une «mécanique» de jeu au détriment de l’improvisation et du plaisir d’être sur scène. Je finis même par ressentir le cynisme comme unique forme d’engagement politique.
Jour après jour, le lien entre ces quatre oeuvres forme un étrange paysage: celui d’un théâtre d’État, de commande, qui permet probablement aux institutions d’avancer leurs pions dans un jeu d’échec où le public n’est qu’une variable d’ajustement. La question n’est plus de savoir s’il y a ou pas prise de risque dans un changement de paradigme (ce questionnement est au centre des propositions d’Angélica Liddell, Thomas Ostermeier, Roméo Castellucci, Rodrigo Garcia, …). Cette année, au Festival d’Avignon, un petit cercle d’auteurs et de metteurs en scène impose leur vision consumériste du théâtre, celle qui leur permet d’afficher un produit sans odeur, sans matières qui tâchent, sans fuite pour être aisément exportable sur des scènes dépolitisées.
Ainsi, le spectateur se trouve privé d’interroger leur légitimité puisqu’il n’est jamais interpellé.
Pascal Bély – Le Tadorne.
« Six personnages en quête d’auteur », mise en scène de Stéphane Braunschweig du 9 au 19 juillet 2012.« La nuit tombe » mise en scène de Guillaume Vincent du 10 au 18 juillet 2012.« Plage ultime » mise en scène de Séverine Chavrier du 9 au 15 juillet 2012.« La Faculté », mise en scène d’Éric Vigner du 13 au 22 juillet 2012.
Le Palais des Papes est plein pour cette première représentation. Les trompettes résonnent sous les gradins, et réveillent nos émotions de festivaliers; les spectateurs se pressent, se serrent la main ou s’embrassent au hasard des rencontres. Je suis bien entourée ce soir: amis, familles, journalistes, Ministre de la Culture, comédiens, couturier: tous ensemble spectateurs pour tous nos sens sollicités.
Dés les premières minutes du ‘Maître et Marguerite” par Simon McBurney, le plateau est envahi d’une valse de chaises, glissant à toute vitesse. Ce siège va téléporter notre esprit à différents niveaux. Nous allons traverser le temps: la quête d’un écrit sur Ponce-Pilate nous fait naviguer dans les époques du christianisme, de la Russie de Staline, de la guerre de 1940. Le tout relié par l’écran. La connexion à notre aujourd’hui en parallèle au rêve.
Le mur du Palais des Papes se transforme en gigantesque Google Earth qui nous aspire, nous écrase. Une métaphore de nos addictions de recherches incessantes; toujours plus, toujours plus loin…Il devient l’écran géant d’images subliminales, notamment celle du Christ, qui prend une dimension esthétique fascinante. Les écrans sur les côtés me donnent une vision à facettes de mouche, élargissent le champ de mon regard après un temps d’adaptation. L’accent des comédiens et la force des mots, bientôt, m’emportent. Leurs corps prennent une dimension 3D.
Joseph me renvoie à l’image de Freud, le Satan à un homme de la Gestapo, le maitre à un Frankenstein humain et fragile, Marguerite à une douce Louise Brooks poétique, le chat à un Aline Sarkoziste et son acolyte chapeauté tout droit sorti d’Orange mécanique…Dans cette Voie lactée, je me sens fragment de la partition. Ma mémoire se réveille dans cette quête et ces peurs. Mon estomac se noue comme avant un saut au dessus du vide. Le texte, les comédiens sur le plateau, l’image m’envahissent dans une vague qui me ballote dans mes états d’âme. Quel que soit le contexte, les doutes, les tiraillements vers des amours impossibles, les engagements se répètent. Aucune règle. Pas d’erreur, tout est réglé comme dans un bain mécanique.
Je suis à fleur de peau. Le moindre mouvement de mon voisin me secoue. Mes émotions me submergent; je me sens toute petite dans une angoisse enfantine. J’y entrevois un passé historique et un avenir incertain. Simon McBurney devient le magicien d’un soir. Le public est dans un calme religieux. Nous faisons corps tel un collectif pris dans sa toile en projection recto verso. Happé dans la dynamique de l’action qui nous tient. Complices…Rien qu’en écrivant, les larmes remontent, sans que je puisse expliquer pourquoi. Elle va faire son travail intérieur d’habitation de mon patrimoine.
L’achat du texte me servira peut-être d’exutoire …
Certains s’en étonnent. Pas moi. Ce soir, Camille est l’invitée du Festival d’Avignon à la Carrière de Boulbon pour «Ilo veyou». En 2006, j’écrivais à propos de son concert à Bruxelles: «Camille positionne la chanson comme pluridisciplinaire. Elle s’aventure dans le chaos pour faire naître de nouvelles formes artistiques. Programmée par «Les Nuits Botaniques», Camille aurait eu toute sa place au KunstenFestivaldesArts programmé au même moment». Six ans après, Avignon a donc franchi le pas et ce n’est que justice pour celle qui théâtralise et chorégraphie son chant pour embarquer le public dans une danse de mots et d’ombres corporelles.
Retour sur le concert donné en mai dernier à Marseille et qui sera joué ce soir.
Ce soir, au Silo à Marseille, le public ne s’y trompe pas: la confiance est là et nous la suivons dans son embarcation faite de tissus tendus, de lumières qui chaloupent et d’instruments de musique échappés d’un grenier de boites à musiques! Il se dégage une étrange atmosphère ouatée, toute à la fois protectrice et piquante, à l’image de ces draps un peu rêches où nous aimions nous lover même s’ils nous grattaient…
Cela commence par une naissance. Camille est maman depuis peu. A capella, entourée d’un tissu où elle cache une ampoule, elle chante «Aujourd’hui» pour évoquer l’accouchement. Cela dépasse l’entendement. Ce soir, elle enfante d’un concert éclaireur où elle puise dans l’imaginaire du théâtre pour enfants (apparitions, disparitions ; jeux d’ombres et de lumières), les ressorts de sa créativité et donc de la notre (à l’image des bulles de «Bubble Lady» qui font des ronds dans l’eau sur ma peau). Ici, points de projecteurs descendants qui écrasent. Bien au contraire. Avec Camille, la fragilité d’une petite ampoule est une force pour accoucher d’une danse puisée dans la voix qu’elle fait surface de divagation pour jouer avec nous au chat et à la souris. Rarement la lumière ne m’est apparue aussi primordiale dans un spectacle: elle y projette son corps et ceux de ses musiciens vers les espaces de jeux de l’enfance. A la fin du concert, elle nous convoque autour d’une ampoule boule de feu dans une salle transformée en caverne (pour y entonner, entre autres, un mémorable «Que je t’aime !»). Auparavant, elle aura pris soin de la métamorphoser en cathédrale pour qu’aux chants des spectateurs de l’orchestre répondent les refrains des balcons! Magnifique, magique. Elle ne cesse d’ailleurs de s’amuser des frontières en invitant une vingtaine de spectateurs à rejoindre la scène derrière la toile pour jouer aux chats et chiens («Cats and dogs»). Soucieuse d’unité, elle n’hésite pas à faire monter un homme de droite et une femme de gauche pour une valse sur une chanson patriote dépassée («La France») !
En écho à ses performances vocales, Camille stimule notre créativité. Comme si c’était lié. Et ça l’est! La chorégraphe sud-africaine Robyn Orlin a signé la mise en scène. Ce choix n’a rien d’étonnant, car il y a chez Camille le souci de réconcilier le corps et la voix (tant clivés dans les concerts par une machinerie et des technologies qui séparent), de créer une autre relation entre scène et salle. Je pense encore à son essoufflement après une danse qu’elle métamorphose en chant quasi religieux («Pleasure»); il me restera longtemps gravé son visage projeté tandis que l’ampoule s’approche de son corps allongé pour y puiser ce qu’il y aurait de plus intime («Wet boy»). Je n’oublierais pas de sitôt ce chant déterminé contre cet homme qui fait souffrir les femmes («Le banquet»): chez Camille, le corps chante aussi les plaies corporelles de l’amour…
«Ilo veyou» est un concert festif qui vous embarque très rapidement dans une contrée de jeux et de chants. Il y a là un certain état d’esprit: celui de créer les conditions de la communauté.
Celle des fous chantants.
Pascal Bély, Le Tadorne
«Ilo veyou» de Camille au Silo de Marseille le 4 mai 2012. Au Festival d’Avignon le 15 juillet à 23h.