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Avignon 2017- “Les lispoètes” sauvent les planches.

Elle est sur scène, nous regarde, presque apeurée, alors que l’on cumule pas loin de vingt minutes de retard. Elle arpente le plateau avec ses gros cahiers à spirales. Elle s’arrête, nous fixe et reprend sa marche. Le public s’impatiente, elle cherche du regard à comprendre.

Nous apprenons très vite qu’elle ne dit pas, “la directrice du théâtre”, mais la “directrice de mon théâtre”. Nuance. Tentative: Olivier Py, directeur de Mon Festival d’Avignon. Il ne résisterait pas longtemps à cette nomination…

Elle est de noir vêtu, car sa discrétion est proportionnelle à l’indiscrétion des artistes! Elle est souffleuse dans un théâtre. Elle est une rescapée de la modernité, de la technique omniprésente, de l’acteur infaillible et tout-puissant. Elle murmure comme nous le faisions à l’école pour donner la solution magique à celui qui l’avait perdue. Elle recolle les morceaux d’une mémoire qui joue les troubles-fête parce que l’inconscient, le sentiment amoureux, finissent toujours par reprendre leurs droits. Elle est derrière chaque actrice, chaque acteur. Elle en a vu des nez de profil, des fesses et des coudes! Elle voit ce que nous ne verrons jamais. Voir de dos, comme une psychanalyste.

Ce soir, elle est là, face à nous, parce que Tiago Rodrigues l’a voulu. Elle a âprement négocié, amendé le scénario original afin qu’il ne soit pas un éloge de la nostalgie. Elle veut être moderne, de son temps, c’est-à-dire occuper le plateau par une présence. Elle va souffler aux acteurs le texte sur son propre rôle et faire confiance à Tiago Rodrigues pour la mettre en lumière en lui redonnant le rôle de sa vie: être la double absente. Elle arpente pendant plus de quatre-vingt-cinq minutes ce plateau fait de bois et de plantes: elle s’immisce dans le décor telle l’herbe résistante qui pousse dans le béton.

Tiago Rodrigues s’amuse à jongler avec ses théâtres à elle, va oser mettre en scène, mettre en corps, son métier de souffleuse. Pour cela, il ne se contente pas de réduire le souffle à donner la réplique quand le trou s’impose. Tiago Rodrigues nous invite dans ce trou où s’engouffre le souffle. Nous voici donc emporté dans un tourbillon de rôles et de textes où l’on ne sait plus qui souffle quoi et à qui, ni où situer la réalité par rapport à la fiction. Nous entrons peu à peu dans ce trou de mémoire où le vide invite toutes les images en même temps, où le complexe se substitue au linéaire pour ressentir le mouvement des mots et le sens du geste. En l’élargissant peu à peu, ce trou finit par me happer tant Tiago Rodrigues est un virtuose de la mise en scène: c’est notre mémoire théâtrale qu’il convoque, ce sont nos personnages de théâtre qu’il invite, c’est le spectateur dans les coulisses du quatrième mur qu’il fantasme. Il s’appuie sur un quintet de comédiens à la présence si délicate jusqu’à transformer notre souffleuse (Cristina Vidal) en marionnettiste de leur vie de théâtre.

Oui, “Sopro”, (souffle), est une oeuvre délicieuse, délicate. C’est une symphonie où les mots soufflés caressent notre mémoire.

Je l’imagine à mes côtés et me murmurer: “ne lâche pas, il n’y a rien à comprendre, perds ta mémoire, il n’y a que des souvenirs”…Il est presque minuit et me revient alors la seule photo de moi enfant où, lors du tournage d’un film, j’écoutais le souffle d’un coquillage. J’entendais ce que les autres ne pouvaient percevoir.

Ainsi naissait le spectateur.

Pascal Bély – Le Tadorne.

“Sopro” de Tiago Rodrigues au Festival d’Avignon du 7 au 16 juillet 2017.

 

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Avignon 2016 – Le grand refoulement.

Lundi 18 juillet 2016, 11h. Je file vers le Festival d’Avignon. Sur l’autoroute, les panneaux lumineux indiquent, « Liberté, Égalité, Fraternité ». Le service minimum de la communication d’entreprise pour une République réduite à un slogan. Arrivé sur le site « La région Midi-Pyrénées Languedoc Roussillon fait son cirque », un homme nous invite à 12h08 à faire une minute de silence en hommage aux assassinés de Nice. Des « professionnels de la profession » sont attablés. Ils ne se lèvent même pas. Service minimum.

Il est 14h30. Je suis à Vedène, pour la dernière création du metteur en scène polonais «Place des Héros» de Krystian Lupa. Il n’y a aucune protection policière aux abords du théâtre. Les agents d’accueil assurent un service minimum de sécurité. Dans le hall, je reconnais les journalistes de la presse institutionnalisée et de nombreux professionnels de la culture qui échangent sourires, tapes dans le dos et cartes de visite. J’observe et me questionne: comment s’interrogent-ils après l’attentat de Nice ? Que sont-ils prêts à oser, à lâcher, à transformer pour éviter le désastre ? Mais je n’entends que du refoulement : être au Festival d’Avignon, c’est ne penser qu’au Festival d’Avignon.

Il est 19h20. Le public ovationne les acteurs. Je quitte la salle. J’ai immédiatement une pensée pour Riss, le rédacteur en chef de Charlie Hebdo. Inlassablement depuis l’attentat de janvier 2015, il dessine, écrit, sur la menace islamiste, sur la montée des communautarismes, sur la faillite des partis politiques qui ne font plus de la laïcité, un projet rassembleur. Je pense à lui parce qu’il est seul. Il ne pourra pas compter sur les artistes pour l’accompagner. Dans ce festival qualifié par Olivier Py et la presse de «miroir du monde» où «l’enfer frappe», où «l’art contre la peur» «refuse de se taire face à la barbarie», je n’aurais pas entendu prononcer «menace islamiste», ni même Daesch. Par contre, j’ai subi un théâtre tout-puissant, des écrans vidéos omniprésents m’imposant 12 heures d’esthétisme prétentieux («2666» de Julien Gosselin), cinq heures interminables, dont un passage douteux sur les attentats du Bataclan avec Angelica Liddell (¿Qué haré yo con esta espada ? Que ferai-je, moi, de cette épée ?), deux heures hermétiques avec le Blitztheatregroup6 a.m. How to disappear completely»), deux heures trente autoritaires avec Anne-Cecile Vandelem (« Tristesses »). Que pouvais-je attendre de Krystian Lupa dans un tel contexte ? Qu’il s’empare de l’œuvre de Thomas Bernhard pour oser évoquer ce qui nous arrive. Peine perdue.

Rappel des faits. Le15 novembre1938, les Autrichiens acclament Hitler à Vienne sur la Place des Héros. Cinquante ans plus tard, Madame Schuster entend encore ces clameurs qui l’obligent à s’éloigner de Vienne. Après 10 ans d’exil forcé à Oxford, le professeur Schuster revient dans la capitale autrichienne. Mais les crises de sa femme ne se calment pas. Retour programmé à Oxford, mais quelques jours avant le départ, Joseph Schuster, juif viennois, se suicide en se jetant par la fenêtre qui donne sur la place des Héros.

La pièce en trois actes de Thomas Bernhard retrace la journée de son enterrement. Krystian Lupa nous oppresse peu à peu jusqu’à nous projeter dans la crise de la veuve. Cette oppression est d’autant plus forte que la scène est immense, le plafond est haut alors que les acteurs n’occupent jamais vraiment tout le plateau. Ils paraissent si petits et fragiles face à un public si imposant dans sa masse uniforme. Le premier acte s’étire en longueur : les deux femmes de ménage font…le ménage de leurs souvenirs, de ce qu’elles ont tant refoulé. C’est long, pesant, engourdissant, à l’image de la minutie avec laquelle Madame Zittel reproduit les gestes du professeur pour repasser impeccablement les chemises. Lupa plie et déplie le jeu des acteurs, soigne chaque déplacement. Je ressens le rapport de domination entre puissants et faibles. Sauf que Lupa s’ingénie à le renverser : la gouvernante gouverne…

Dans le deuxième acte, Krystian Lupa s’amuse encore et joue sur la résonance. Le frère du professeur suicidé fait un cours de sciences politiques à ses deux nièces. Des leçons entendues en longueur d’année sur les ondes où le cynisme se substitue aux approches transversales et pluridisciplinaires qui nous aideraient à comprendre la complexité des enjeux mondialisés. À chaque évocation du « Premier Ministre », le public rit en pensant à Manuel Valls. C’est un rire confortable qui ne vient rien bousculer. Alors que notre démocratie est menacée par Daesch, nous rions cyniquement…et regardons ailleurs. Lupa braque les projecteurs sur le public lorsqu’est évoqué l’antisémitisme des Européens.  Cette technique de culpabilisation a déjà été utilisée cette année dans « Les damnés », mise en scène par Ivo Van Hove. Elle est datée : avons-nous encore besoin d’être braqués pour nous sentir concernés ? Nous retrouvons ici la posture de bien des artistes et acteurs culturels qui tire les ficelles de la culpabilisation pour faire venir à lui le peuple…À cet instant, Krystian Lupa prend un sacré coup de vieux.

Le troisième acte voit la veuve réunir son beau monde pour le repas de début d’après-midi. L’enterrement vient de se dérouler. On parle de tout, de théâtre et de rien pendant que la clameur de la rue monte jusqu’à faire exploser les vitres du salon. Nous sommes au cœur de la crise de la veuve. Nous ne verrions donc pas le danger venir : l’extrême droite est là. Sauf que…nous le savons depuis 30 ans.

Le public peut bien se lever, ovationner la troupe, mais j’ose espérer que les spectateurs ne sont pas dupes : le danger est ailleurs. L’élite culturelle se lève, mais c’est elle qu’elle applaudit : Lupa vient conforter leur stratégie de diabolisation de l’extrême droite. Est-ce donc ça, le théâtre engagé voulu par Olivier Py pour cette 70ème édition du Festival ?

Le théâtre engagé en 2016 serait de penser et d’animer « La Place des Héros » à Avignon. Krystian Lupa ne l’imagine même pas. Il n’est d’ailleurs pas le seul parmi les artistes programmés cette année. À Avignon, se joue une société coupée en deux : intérieur et extérieur des remparts, public d’habitués et habitants des quartiers populaires laissés à la marge (qui se souci de la menace extrémiste qui pèse sur le quartier de la Reine-Jeanne à part un journaliste de Paris Match ?). Nous manquons d’une place commune pour créer du commun. Cette place serait l’intermédiaire entre la Cour d’Honneur et le quartier populaire de Monclar, là où les journalistes du Bondy Blog décrivent le désarroi d’une population abandonnée par le Festival. Sur cette place se jouerait un théâtre audacieux qui célébrerait les musulmans républicains qui font face au salafisme, les acteurs sociaux qui créent du lien avec l’art, les artistes engagés qui pratiquent l’art participatif. Cette place ferait entendre la clameur de tous les intermédiaires qui, jour après jour, tentent de relier à la République ce qui peut encore l’être.

Mais il n’y pas pas de place pour ces intermédiaires au Festival d’Avignon, ni dans la politique culturelle de la Présidence Hollande. J’ai encore le souvenir de ce que nous avions fait pour le OFF d’Avignon en 2014, où nous avions osé créer cette Place, sous un chapiteau, en invitant des spectateurs éloignés du Festival à vivre un parcours atypique se terminant par une création participative avec le chorégraphe Philippe Lafeuille. Cette place a été brutalement effacée par Emmanuel Serrafini, à l’époque directeur des Hivernales d’Avignon (écarté en janvier dernier pour malversations financières) et prétendant à la Présidence du OFF.

Cette place serait ce prototype que nous avions élaboré pour Marie-José Malis, Directrice du Théâtre National d’Aubervilliers. Proposition restée sans réponse.

Ce soir, je quitte Avignon. Je rêve à cette Place des Héros où Marianne la Républicaine accueillerait la Reine-Jeanne laïque. Une scène, pas loin, où l’on viendrait voir les comédiens.

Pascal Bély avec Sylvain Saint-Pierre – Le Tadorne.

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Avignon 2016 – Triste Festival de théâtre (im)populaire.

Enfin ! Olivier Py, le Directeur du Festival d’Avignon, tient son spectacle contre le Front National qui accompagnera ses tribunes dans les journaux dès que le FN menacera à nouveau la ville ou la région. L’œuvre nous vient de Belgique. Le public l’acclame debout et la presse est dithyrambique. Le 13 juillet 2016, date où j’assiste à la représentation, Olivier Py reçoit Christian Estrosi, le Président de la Région PACA, pour une conférence de presse sur le plateau de la Cour du Palais des Papes. Étrange télescopage. Le pouvoir politique régional occupe la scène pour mener une opération de réhabilitation de la droite dure par le milieu culturel. Christian Estrosi, de l’ex-UMP, s’est retrouvé au second tour des élections face à Marion Maréchal Le Pen. Quelques semaines après sa victoire, il allongeait la subvention du Conseil Régional de 50 000 euros en faveur du Festival d’Avignon. Cette connivence entre le pouvoir et l’élite culturelle est un terreau qui fait progresser le FN car de cet argent donné, le peuple d’Avignon n’en verra probablement pas la couleur.

Notre héroïne est donc la metteuse en scène belge, Anne-Cecile Vandalem. En 2001, j’avais vu au Festival des Arts de Bruxelles, une belle œuvre, « Habitu(a)tion » où une famille incarnait les ravages de la mondialisation.

Avec « Tristesses », les théâtres vont pouvoir donner une touche « engagée » à leur programmation. Mais pourquoi ce spectacle m’a-t-il exaspéré jusqu’à envisager de quitter la salle ?

Il faut imaginer l’île, Tristesses, appartenant au Royaume du Danemark. Nous sommes en 2015. Il ne reste plus que huit habitants alors qu’elle en comptait des centaines du temps où les abattoirs fonctionnaient. Une vielle femme se pend autour du drapeau. Elle est la mère de la présidente du parti d’extrême droite et future première ministre. Le jour d’après, celle-ci se rend sur l’île après avoir exigé que l’on ne descende pas le corps. Nous entrons alors dans le cœur du réacteur idéologique et rhétorique de l’extrême droite. Les dialogues grincent comme des coups de ciseaux, les jeux d’acteurs sont moulés avec une extrême précision dans la caricature du peuple beauf. Ce spectacle nommé « musical » voit les musiciens déambuler pour incarner les fantômes des morts de l’île. Des maisons sont parsemées sur scène et donnent un caractère étouffant d’autant plus que plus de la moitié du spectacle est filmé à l’intérieur des habitations. Tout est léché, travaillé. Mais quelque chose m’effraie.

L’extrême précision à incarner le fascisme « moderne » sur une scène de théâtre finit par créer un dialogue entre les deux extrêmes. D’un côté la figure de l’extrême droite (jouée par Anne-Cécile Vandalem elle-même), de l’autre une metteuse en scène qui met en jeu sa supposée toute-puissance d’artiste pour combattre le mal.

L’extrême droite envisage de transformer l’île en studio de cinéma pour créer des films de propagande sur le grand remplacement. En symétrie, Anne-Cécile utilise à outrance la vidéo comme si le théâtre ne pouvait plus à lui tout seul explorer la complexité de la situation. Cette omniprésence de la vidéo change ma posture de spectateur : l’image m’empêche d’élaborer à partir de mes ressentis, je la suis, elle me pèse, m’impose. L’image oriente, verrouille. Une des protagonistes finit par crier à la présidente du parti : « ton discours m’enferme et je ne peux plus te répondre ».  Je pourrais clamer la même chose à Anne-Cecile Vandalem qui produit un théâtre-vidéo autoritaire, là où le théâtre seul serait bien incapable d’une telle « propagande » !

L’extrême droite caricature toute situation complexe : elle réduit les interactions au profit d’une vision unilatérale censée donner le pouvoir au peuple. Sur scène, chaque personnage est enfermé dans une caricature. Les rires du public accompagnent l’autoritarisme d’Anne-Cécile Vandalem : les sachants se moquent des ignorants. Peu à peu, l’étau se resserre sur scène, mais aussi dans la salle : il n’y pas d’autres échappatoires que la disparition des habitants (ils finissent par s’entretuer…scène grotesque et lourdingue). Cette disparition n’est pas sans évoquer la posture adoptée par les acteurs culturels pour qui le peuple est toujours ignorant de ce qu’il devrait savoir: autant le faire disparaître en ne le conviant plus dans les salles au profit d’un entre-soi éduqué!

Cette pièce signe la détestation du peuple qui vote FN. Elle incarne la toute-puissance du milieu culturel qui, faute d’être avec le peuple,  le fantasme. « Tristesses » est un fantasme assumé. Cette œuvre ne questionne rien, ne met rien en mouvement. Elle ne produit que deux heures de jugements. Elle offre une vision du peuple quasi monolithique alors qu’il est multiple, multidimensionnel. C’est un théâtre qui substitue aux valeurs de l’accompagnement, du soin, une approche descendante qui conforte le spectateur-sachant dans sa certitude qu’il est du bon côté.

Deux heures après ce spectacle, lors d’une file d’attente, j’évoque la pièce avec deux spectatrices venues de Paris. L’échange est vif jusqu’à la sentence finale : « Monsieur, le peuple a TF1, de quoi se plaint-il ? Que l’on nous laisse ARTE et le Festival d’Avignon !».

Me revient alors une phrase du philosophe Bernard Stiegler : « Il ne faut pas accuser 
les électeurs du Front national, mais en prendre soin, car prendre soin des électeurs du FN, c’est prendre soin de la société tout entière ».

Me revient alors les paroles de Jean Vilar qui évoquait le Théâtre National populaire de Jean Vilar : « La première des choses que nous devions faire, d’après notre cahier des charges au sein du TNP, c’était de faire venir dans notre salle non pas l’élite, non pas les gens fortunés, mais d’abord ceux qui peut-être se sont éloignés des questions artistiques, esthétiques, etc. Et surtout ne pas, et surtout faire en sorte que l’art ne soit pas considéré par certaines classes défavorisées, comme une chose qui ne leur appartient pas, mais au contraire, une chose qui leur appartient ».

Ce soir, le festival ne m’appartient plus.

Olivier Py et Christian Estrosi sauront-ils me le restituer ?

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Pascal Bély – Le Tadorne

 

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Festival d’Avignon et de Marseille : l’adresse aux spectateurs demeurés.

Suis-je un spectateur demeuré ? Onze années d’écriture sur ce blog me conduisent aujourd’hui à poser cette question. Rien ne vient contredire cette affirmation tant ce que je vois sur scène à Marseille ou Avignon mobilise peu ma sensibilité, ma pensée, mon corps, mes visions et mes visées.

Une question tourne en boucle : pourquoi s’adresse-t-on au spectateur de cette façon ?

Première démonstration avec le jeune metteur en scène Thomas Jolly. Il est missionné par le Festival d’Avignon pour faire de la pédagogie sur le passé, l’histoire et les à-côtés de cette vénérable institution. Chaque jour, CultureBox, la télévision culturelle sur internet (filiale de FranceTelevisions), poste une vidéo du trublion. Le ton saccadé emprunté à Antoine de Caunes, les illustrations, le propos visent à faire comprendre les enjeux du spectacle vivant en imitant les codes des Youtubeurs. La télévision sur internet parle ainsi du théâtre et du cadre institutionnel qui l’accueille: c’est un produit qu’il s’agit de transformer pour le rendre compatible avec la communication virale. Ce que je questionne est l’adresse au spectateur. L’adresse, c’est ce qui fait politique. Qui a toujours fait politique. Ici, elle est réduite à une vulgaire pédagogie où la forme impose le fond. C’est une pédagogie qui mobilise la pulsion, celle qui nous donne l’impression immédiate de tout comprendre, mais qui masque tous les enjeux complexes des liens qui unissent le spectateur à l’art. Ici, le lien est réduit parce que l’adresse est infantilisante.

Pour que le spectateur comprenne, on doit s’adresser à lui comme s’il ne captait rien. Ainsi, cette vidéo métaphorise la représentation que ce font les acteurs culturels du peuple : « il ne sait rien, on va lui apprendre ». Cette adresse est datée, elle fait de la pédagogie séduisante pour des contenus réducteurs là où tant d’autres font de la pédagogie à partir des processus pour développer du sens. Olivier Py, directeur du Festival d’Avignon, dévoile ainsi sa stratégie : il y a le peuple et nous. Réduisons la distance grâce aux  outils d’aujourd’hui de la communication (ce qu’on appelle d’ailleurs la Culture Touch). Cette réduction est problématique, car cette fausse connivence est une honteuse prise de pouvoir: l’adresse ne sera plus politique parce qu’elle menacerait l’oligarchie culturelle.

Ce que Thomas Jolly joue, ce qu’Olivier Py autorise, le chorégraphe Jérôme Bel le met en scène dans « Gala » présenté lors du Festival de Marseille.  C’est un spectacle mêlant amateurs et professionnels de la danse. Ici, nous sommes au cœur de l’adresse. En chorégraphiant la relation de chacun et de tous à la danse, Jérôme Bel met en scène l’adresse du corps à ce qui fait société. Ici aussi, elle ne fait plus politique. Le groupe est habilement constitué : des vieux, des ados, des enfants, des blacks, des métis, des blancs, des handicapés, des femmes, des hommes…Toutes les communautés religieuses sont probablement là. Elle est donc là la République vue par les acteurs culturels, à savoir une somme de communautés qu’il faut séduire. Mais qu’est-ce qu’il peut bien faire politique dans ce spectacle bâclé ? Jérôme Bel dévoile, sous la forme d’un calendrier posé sur scène, les différents tableaux : solos, ballet, saluts, compagnie, …Chacun s’essaye à la danse et pose la brutalité de son mouvement : à savoir maladroit pour les amateurs, très justes pour les professionnels. Jérôme Bel juxtapose, mais ne relie rien. Ne métamorphose rien. Il pose l’adresse de chacun au public sans visée…juste un geste censé révéler ce que l’Autre dit de lui. C’est réducteur. Le groupe n’est là que pour créer de la chaîne, où imiter ce qui est proposé par l’un d’entre eux. Le protocole de création est probablement le même à Marseille, à Lyon ou à Brest. On fait fi du contexte de chacun et de l’environnement géopolitique. L’important est de se montrer au Youtubeur Jérôme Bel. L’adresse aux spectateurs est vide de sens : elle ne contient qu’une vision réduite de la relation de chacun à la danse. Ici, on imite. L’imitation est le propos. S’adresser, c’est imiter.

Dans « Gala », Jérôme Bel transforme l’adresse politique en une politique de l’offre où les applaudissements du public lors de chaque tableau sont autant de likes de contenus d’une page Facebook qui défilerait sous nos yeux. Comme Thomas Jolly, Jérôme Bel s’adresse à cette pulsion célébrée par les réseaux sociaux : me voir dans le geste de l’autre.

Nous sommes très loin d’une adresse où l’artiste me guiderait à retrouver cette puissance où je questionne le tout pour m’adresser au sens porté par chacun.

Pascal Bély – Le Tadorne

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Avignon OFF 2015- “Tutu”de Philippe Lafeuille…et si la danse m’était contée?

Le Festival OFF d’Avignon va remettre le prix du public 2015 à  “Tutu”  de Philippe Lafeuille. Sylvie Lefrère revient sur cette oeuvre, vue en avant première à Marseille le 1er octobre 2014.

Pour ouvrir le bal de cette nouvelle saison, je n’ai pas hésité à faire l’aller et retour entre Montpellier et Marseille. La compagnie «Les Chicos Mambos», emmenés par Philippe Lafeuille,  fait son grand retour après «Méli-mélo», succès planétaire. Pour fêter ses 20 ans, elle m’a emporté dans une vague ! Après les intempéries d’il y a quelques jours, la scène de Klap, Maison pour la danse, va m’inonder de flots émotionnels. J’ai rangé ma robe de sirène pour la troquer avec celle en tulle.

Pour ce spectacle, la costumière Corinne Petitpierre a créé les plus beaux tutus que la danse n’ait jamais vu. Ils peuvent être une fine corolle scintillante, ou longs et ronds; en forme de chapeaux, de cygnes; des pompons, en plissé. Ce sont toutes les diversités d’enveloppes qui recouvrent le corps des danseurs. Le tutu en tulle, symbole de la danse, est aussi cette matière fine, transparente, perforée, comme les alvéoles d’une ruche. Le groupe de six danseurs (Anthony Couroyer, Loic Consalvo, Mikael Fau, Pierre-Emmanuel Langry, Julien Mercier, Alexis Ochin) symbolise nos abeilles nourricières, jeunes artisans faits de force et d’humour, magnifiquement célébrés par la  création lumière de Dominique Mabileau. Chacun laisse éclater sa singularité à travers ses muscles tendus, l’expression de son visage. Ils sont uniques et ils font corps, choeur de danseurs qui nous entrainent dans le mouvement de l’histoire de la danse.

Une succession de scène m’enthousiasme. Pour cette avant-première, le public est composé majoritairement de professionnels du spectacle : je le sens vibrer, à l’image d’un mouvement qui s’immisce entre les fines couches de tulle. Les spectateurs respirent de plaisir, laissent éclater librement leurs rires, jusqu’à saluer par leurs applaudissements les notes d’humour jubilatoires et culottées. « Tutu » célèbre la danse, art vivant qui montre depuis quelque temps un propos épuisé sur scène. Ici, les schémas esthétiques habituels explosent pour nous faire entrer dans un lâcher-prise libératoire. Philippe Lafeuille use de sa liberté d’expression sans se soucier de plaire, sans laisser la moindre place au consensus mou. Dans cette course effrénée, la danse se met dans tous ses états. Elle relie, croise, superpose toutes ses formes, classiques, internationales, temporelles, urbaines, sportives, sensationnelles. Elle nous touche dans ce que nous avons été, ce que nous sommes. Le futur s’accroche à l’énergie des danseurs.

«  Tutu » restera gravé dans ma mémoire, car au-delà d’une fresque de tous les états du geste, je traverse mon histoire de danse (adolescente,  le « Boléro» de Béjart m’a ouvert mes émotions dansées). Avec «Tutu», le végétal et l’animal rejoignent l’humain. Je me frotte contre l’ourson bienveillant, je caresse les cygnes omniprésents, je ressens la liberté de l’oiseau migrateur. Je frôle le dos musclé de l’ange qui nous tourne le dos pour mieux nous faire front. L’humour est palpable dans les moindres froufrous, mais il reste toujours sur une ligne fine, à la lisière du cabaret, sans jamais franchir la vulgarité et le déjà vu.

La danse n’est plus le monopole de l’esthétique féminin. Philippe Lafeuille est un chorégraphe qui bouleverse les codes, mélange les genres. Il ose et devient le magicien d’un jardin extraordinaire. Les références au passé valsent, tournent entre les âges et les modes . J’y observe ces corps d’hommes qui se transforment. La grâce des jeux de jambes dans un tango endiablé, qui se confondent  avec celles du rugbyman Néozélandais qui exprime une danse tribale pour se donner du courage et impressionner l’adversaire. Force et séduction deviennent poreuses jusque dans ses représentations les plus classiques. La part du féminin/ masculin est en chacun de nous et nous oscillons dans le paradoxe.

Le lendemain matin, me revient la sublime scène des bébés tutus, premiers corps dansants. Françoise Dolto disait « tout est langage». Philippe Lafeuille prolonge le propos : «tout est tutu…je tutu nous…tout est corps!». Je garde l’image finale des ces boules de tulles colorées déposées sur le plateau comme les cailloux du petit poucet pour éclairer un chemin. La musique du film de Wong Kar-Wai, «In the mood for love»,  flotte dans l’air et pulse le mouvement du cheminement.

« Tutu », c’est nos liens intimes à la danse.

C’est l’image d’une révolution éclatante.

Nous sommes en marche.

Pour une réévolution en tutu.

Sylvie Lefrère – Tadorne.

Photos: Michel Cavalca.

« Tutu » de Philippe Lafeuille. A Klap, Maison pour la Danse à Marseille, en avant-première le 1er octobre 2014 dans le cadre du festival « Questions de danse ».
 
En tournée dans toute la France en 2015-2016
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Avignon 2015- Tout est langage.

“Playtime” au Festival.

Depuis le début, le Festival d’Avignon 2015  fait vivre de nombreuses déceptions aux contributeurs du Tadorne : d’une façon générale et à quelques rares exceptions près (Krystian Lupa, Tiago Rodriguez), le Festival ne se montre ni à la hauteur des enjeux du monde contemporain, ni en mesure de développer des esthétiques fortes, originales, à même de marquer nos sensibilités.

Au moment de réserver pour “Forbidden di sporgersi” de Pierre Meunier et Marguerite Bordat, inspiré d’un travail dans un centre pour jeunes autistes en Bretagne avec l’une d’entre eux, surnommée Babouillec, je ne sais à quoi m’attendre. Je crains même le pire tant les collaborations entre des artistes et des personnes en situation de handicap sont devenues peu à peu des lieux communs, voir en particulier l’assimilation scandaleuse de trisomiques à des « idiots » dans la mise en scène des Idiots de Kirill Serebrennikov.

«Je ne prétends pas autre chose que montrer mon esprit» : cette phrase énoncée par Antonin Artaud dans LOmbilic des Limbes posait le problème de la mise en mot des mouvements de la conscience. On aurait pu le retrouver tel quel dans Forbidden, car comment articuler Babouillec absente de la scène et les comédiens, l’intime et le visible, la parole poétique et la représentation théâtrale, le discours prétendu « fou » et le langage littéraire, sans se heurter au mur de l’impossible ?

L’intelligence de la troupe qui gravite autour de Pierre Meunier et Marguerite Bordat est précisément de sortir de ce faux débat. Ce qui frappe, d’entrée, c’est le silence, conjugué à un sens de la durée qui permet au regard de se perdre dans la contemplation de l’espace. Celui-ci est tout aussi beau qu’énigmatique : sur fond noir, de grandes parois vitrées, quelque peu opaques, pendent du plafond ou sont posées à même le sol. On songe aux monolithes noirs de la chorégraphe Maguy Marin dans “Umwelt”, à la différence qu’en ce qui les concerne, elles sont souples, modulables et réfléchissent la lumière. A la fois signes de transparence et d’obstacle, ces faux murs ouvrent la porte de la représentation sous un mode ludique et délicat : on les déplace, on les fait tomber, on joue avec. Les quatre compagnons font eux, songer à l’univers de Jacques Tati : ce sont des Monsieur Hulot en mode scientifique. Ils forment une équipe soudée, curieuse, solidaire, qui ne cesse de s’émerveiller du monde qui l’entoure. J’y vois précisément la communauté qui fait défaut cette année à Avignon : une mondanité dans le sens plein et fort, celle qui manifeste le souci du monde, au contraire de ce qu’évoque le dernier article de Christine Angot.

Tout au long de la pièce, la troupe évite l’impasse qui consisterait à vouloir représenter sur scène la parole surplombante de Babouillec. Le monde des objets joue l’intermédiaire du tiers et permet d’échapper à l’opposition binaire du corps et de l’esprit. C’est précisément là que l’enchantement opère. Ces scientifiques délicats donnent à voir un univers en constante évolution. Des formes poétiques composées de matières inconscientes, imaginaires et fantasmagoriques. On danse avec des fils de fer, on escalade une antenne, on franchit des mobiles accrochés au plafond ! Le motif spiralé se décline en opéra de ventilateurs, en serpentins formés de rubans de signalisation qui se faufilent dans le vent ! On valorise ainsi ce qui ne tourne pas rond et libère l’inconscient.

Le théâtre devient l’au-delà du principe de réalité. Ces objets mutants incarnent la fusion du corps et de l’esprit, de la technique et de l’onirisme. Ce sont des objets de consommation spirituels en réponse au matérialisme contemporain. Et même si cette féérie côtoie en permanence un burlesque qui menace d’effondrement les édifices savamment construits, le conflit n’est jamais tragique, car il repose toujours sur un gag. Il y a, comme chez le metteur en scène suisse Christoph Marthaler, toute une métaphysique du gag : sa durée épouse les plis de l’existence, son imprévisibilité marque la vulnérabilité de la condition humaine, son humour est source d’humanisme et de bienveillance. Par conséquent, on rit beaucoup de ce qui angoisse : le vide, la solitude, le bruit, l’obscurité.

La représentation étire la durée, fait ressentir les processus d’agencement, de destruction et de recomposition. Ainsi, les mots poétiques de Babouillec n’échappent pas au parasitage, façon de signifier que nul ne peut s’isoler du sens commun. Mais le groupe fait corps pour leur permettre d’émerger, malgré les obstacles : « Je ne dois pas oublier que j’ai MA langue/ et je dois la parler à tout prix/sous peine d’être mort », écrivait Artaud.

Donner naissance à l’altérité et la maintenir en vie, voici un programme utopique pour un Festival à venir.

Sylvain Saint- Pierre – Tadorne.

 

VRILLE

« Forbidden di sporgersi »  tente d’approcher théâtralement une pensée dite singulière et difficile, empreinte de liberté d’Hélène Nicolas, de son pseudonyme Babouillec, à côté duquel elle ajoute « autiste sans paroles ».

Sur le papier, le projet colle aux basques de Babouillec, une individualité qui, sur la scène, est difficilement repérable, voire n’apparait pas. Il y a la langue de Babouillec mais c’est une langue qui ne s’épanche pas dans la biographie, qui creuse plutôt ailleurs, dans une poésie ardue qui peut laisser sur le carreau.

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Sur la scène, les comédiens dressent des trajectoires pour les arrêter, ils tentent des langages pour les (voir se) briser : agencement de tôles en plastique qui s’échouent sans un son, dysfonction du lieu théâtral qui disjoncte, installation d’un carillon que l’on sature de son électrique… La dysfonction du lieu se fait à la première prise de parole : grésillement dans le micro, les plombs sautent, on fait venir le corps électrique du théâtre, un amas de câbles dans lequel l’un des comédiens disparait, avalé par la machine, et finalement la lumière revient, on range et on enchaîne.

Sur la scène, une répétition de dysfonctionnement.

Le mot « rien » finit par débarquer sur scène, pour être ensuite rejoint par d’autres lettres et former une installation qui s’écroule au sol ; le mot RIEN, celui-là même qui trônait tout en néon dans la Cour du Palais des Papes lors du “Roi Lear” d’Olivier Py. RIEN, comme un aveu qui se répète, celui de l’échec que l’on peut ressentir devant l’autre, à l’image de Cordélia qui dans “Le Roi Lear” est réduite au silence, elle ne parle pas, elle ne danse pas, rien.

Forbidden di sporgersi” se poursuit, les comédiens finissent par remettre en marche toutes leurs machines, par accumuler, pour que la scène s’autonomise et qu’ils puissent prendre du recul, pour qu’ils puissent nous rejoindre un peu et observer un petit monde qui s’affaire à sa façon.

Cette autonomie d’imaginaire industriel dure bien peu. Cette brièveté a pour effet de laisser le spectacle traiter d’un dysfonctionnement plutôt que d’un langage autre et particulier. C’est une approche qui me pose question. Il y a comme une impossibilité à expérimenter cette pensée « libre, fugueuse, hors limite ». Je suis devant un échec, un échec construit dans son approche et ses répétitions. Ces comédiens qui s’affairent à bidouiller avec curiosité vont jusqu’à amener un imaginaire de scientifiques qui restent empêchés devant ce qu’ils trouvent.

Suite à cette brève autonomie, le noir se fait puis se défait, les applaudissements commencent, Jean-François Pauvros (comédien musicien) va tranquillement éteindre son matériel alors que les autres discutent un peu, finalement les saluts et… finalement la venue sur la scène de Babouillec, l’absente de ce spectacle.

Alexis Magenham.

"Forbidden di sporgersi" de Pierre Meunier et Marguerite Bordat, au Festival d'Avignon jusqu'au 26 juillet 2015.
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Avignon OFF 2015- Angelica Liddell, l’empoissonneuse.

Il arrive que certains spectacles du Off s’engagent dans un propos des plus captivants. Angelica Liddell, absente depuis deux ans au Festival IN, nous revient par la petite porte du Théâtre Alyzé et retrouve son rang (celui d’une des plus grandes artistes européennes) servi par deux comédiens et un musicien dans « Et les poissons partirent combattre les hommes » de la Compagnie Maskantête.

On peine très vite à cataloguer ce spectacle (Danse ? Théâtre ?), tant la question esthétique paraît presque secondaire au regard de l’enjeu artistique: comment rendre compte de la responsabilité collective des Européens dans le drame des migrants qui meurent noyés en méditerranée ? Au texte percutant et saignant d’Angelica Liddell, répondent deux acteurs exceptionnels (Adrien Mauduit et Arnaud Agnel) qui, à corps perdu dans des draps de plastique, s’enchevêtrent, s’empêtrent, s’empêchent, se repêchent, se dépêchent. Nous sommes témoins d’une pêche miraculeuse de mots et de visions qui, prise dans les mailles d’un dialogue entre Monsieur LaPute et son alter ego, nous laisse sidérés. Le vieux continent, qui après avoir appâté les migrants comme de vulgaires poissons, les assassine peu à peu, par petits bateaux… Nos poissons grossissent à force d’ingurgiter les linceuls des migrants en même temps que nos peurs à l’égard de l’étranger prennent de l’embonpoint et structurent durablement les rapports sociaux. Nous devenons progressivement aveugles et indifférents jusqu’à nous réfugier dans une humanité crasse qui préfère protéger ses quelques acquis plutôt que de s’ouvrir pour se régénérer.

La mise en scène frappe où cela cogne : aux différentes langues qui dessinent la diversité ethnique se superpose un langage global sur les migrants, pétri d’ignorance, moulé dans le mépris, et réduit au nombre de disparus qui ne nous touchent même plus. Sur scène, la puissance de « monsieur LaPute » explose. Aucune femme n’est évoquée pour lui arriver à la cheville. Seuls la complaisance, la perversité, l’intérêt se dégagent de ce mammifère en eaux troubles. Les deux artistes se mettent en jeu de façon jusqu’au-boutiste. Ils finissent par déployer leurs corps, jusqu’à partiellement s’étouffer. Le film transparent les étreint dans une opacité intellectuelle.

Ainsi, depuis plus près de trente ans, les politiques migratoires sont d’un conformisme affligeant. Angelica Liddell met des mots sur le résultat d’une telle lâcheté tandis que nos deux LaPute, sûrs de leur race dominante, transpirent sous nos yeux face à l’immensité des flots meurtriers. De leurs commissures, l’écume des jours apparait. Combien de marées faudra-t-il pour dépasser l’innommable ?

Les poissons se nourrissent de peaux mortes. L’odeur putride de la lâcheté nous entoure. Tandis que nos radios débitent le « pensez à vous hydrater », les Européens nagent dans le bonheur des eaux grecques, dans l’eau turquoise de nos plages civilisées.

Mais attention, nos poissons d’Avignon rodent près des côtes prêts à se faire capturer dans les filets d’une Europe en décomposition massive.

Sylvie Lefrère – Pascal Bély – Tadornes.

"Et les poissons partirent combattre les hommes" par la compagnie Maskantête
 au Théâtre Alizé d’Avignon. Tous les jours à 18h25 jusqu'au 26 juillet (relâche le 23)

 

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Avignon OFF 2015 – Le fromage de tête, appellation d’origine décomplexée.

Le Festival d’Avignon autorise des rencontres de joyeux hasards. La première est une gourmandise, un savoureux «Fromage de tête » concocté par la compagnie «Les ateliers du spectacle» . Trois jeunes hommes aux allures de Skat Cats nous font une leçon en bonne et dix formes, accompagnés d’une femme, digne descendante de la Lady des Aristochats, juchée pour jouer du piano et créer les liens entre chaque paragraphe créatif.

Ici, la pédagogie se veut innovante pour nous inviter à décortiquer toutes les fonctions de nos neurones. Comment se structure la pensée ? Comment l’imagination vole-t-elle à notre secours ? Comment articulons-nous passé, présent et futur ? Entre chaque morceau de ce fromage, les têtes sont dans tous leurs états et sans gélatine. Et nous pensons inéluctablement au dernier film d’animation de la firme Walt Disney (« Vice Versa ») où l’on nous plonge avec une grande ingéniosité, dans le cerveau d’une petite fille.

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Mais ici, au théâtre, point de film en 3D, c’est de l’inventivité qu’il nous faut. Ils ont imaginé un mur en bois où tous les libellés des sujets complexes apparaissent et disparaissent dans de petites trappes, sorte de tiroirs qui libèrent nos esprits de leurs cases réductrices. C’est ainsi que les schémas simplifiés expliqués avec humour trouvent tout leur sens. La logique se met en mouvement, des ampoules éclairent nos « Eurêka ». La science rencontre le ludique, à moins que celui-ci ne soit une matière scientifique à part entière que l’on devrait enseigner à tous les chercheurs et pédagogues !

Avec ces quatre acteurs enjoués et malicieux, le complexe est clairvoyant, le compliqué illumine et les mécaniques renvoient à nos désirs profonds de savoir reformuler autrement la question.

« Fromage de tête » répond à un cruel manque, celui de substituer à la pensée mortifère, une pensée créative. C’est d’autant plus urgent à l’ère du zapping et des réponses formatées.

Sylvie Lefrère – Pascal Bély- Tadornes

« Fromage de tête » de la compagnie «Les ateliers du spectacle» à la Manufacture d’Avignon à 15h30 jusqu’au 26 juillet 2015.
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Avignon 2015 – Avec « Fugue », Charlie est glacé.

En février dernier, j’écrivais sur ce blog mon dépit suite aux attentats de janvier : « Depuis le 7 janvier 2015, ma relation à l’art s’est déplacée vers les processus complexes de la liberté d’expression. Je ne me reconnais plus, pour l’instant,  dans celle revendiquée par les artistes, trop liée aux lois du marché et dépendante du réseau de l’entre soi. Comme me le faisait remarquer Romain à propos des attentats : « la réalité a dépassé la fiction ». Cette liberté, je l’ai ressentie quand des millions de Français ont tendu un crayon comme seule réponse. J’y ai vu un symbole pour que s’invite, enfin, le temps du sens. J’y ai perçu un geste de revendication pour que l’art (ici celui de la caricature) puisse nous relier et qu’il s’inscrive dans le sens de nos actes quotidiens. Ce geste a étouffé la parole d’acteurs culturels toujours prompts à nous faire la leçon sur la fonction de l’art, réduite dans un rapport condescendant entre ceux qui « savent » et ceux qui devraient ne rien « rater » de ce qu’il leur est si « gentiment » proposé. Le sens de ce crayon est allé bien au-delà de notre douleur collective. Pendant un court instant, ce crayon a effacé avec sa gomme, notre égocentrisme tant célébré par les réseaux sociaux et certains artistes qui occupent le plateau comme d’autres coupent la parole pour avoir le dernier mot.  Cette douleur collective est allée bien au-delà d’un entre-soi culturel qui se croit encore visionnaire parce qu’il tire les ficelles de la programmation artistique. Le sens a émergé dans ce nouage créatif entre douleur personnelle, art et liberté d’expression pour venir nourrir nos visions asséchées par des spécialistes qui pensent dans un rapport vertical, l’interaction avec le peuple. ».

Je ne savais pas que pendant l’écriture de ce texte, une troupe de théâtre le mettait en jeu.

 


Ce soir, en pénétrant dans le Cloître des Célestins pour « Fugue » de Samuel Achache, j’ai un étrange pressentiment.. Sur scène, du gravier symbolise la neige avec à droite, une petite cabane en bois. Je repense au spectacle de Philippe Quesne, « La mélancolie des dragons » joué dans ce même lieu en 2008. Quasiment la même scénographie. Il y a là, une baignoire. J’ai une vision étrange : je m’attends à voir débarquer des acteurs pour y sauter dedans et y faire les cons comme chez le metteur en scène Vincent Macaigne (il avait présenté en 2012 avec « Au moins j’aurai laissé un beau cadavre » – voir la vidéo). En lisant la fiche du spectacle, je peine à comprendre de quoi il s’agit tant c’est truffé de références sur le sens de la fugue en musique et sur le tempérament. Samuel Achache se fait une haute idée de son théâtre en donnant des matières exigeantes à ses acteurs. Entre eux, ils ont du réfléchir pour s’inscrire dans le réseau tissé par Philippe Quesne et Vincent Macaigne et ainsi intégrer le courant du théâtre contemporain français qui sait travailler de nouvelles formes pour attirer un public jeune et les faire marrer avec du sens (NDLR).

Je ressens que tout est déjà écrit avant même que la pièce commence. Je ne vais pas être déçu. Pensez donc, à l’heure d’une France en décomposition sociale, voilà une tribu de français et d’Européens en goguette au pôle Sud où ils mènent une recherche sur un lac très profond. Il y a une femme pour cinq hommes. Ils sont tous blancs comme de la neige. Ils sont traversés par des questions existentielles (chercher mais pour quoi ? Faire le deuil de la relation amoureuse…tu pars ou tu pars pas ? Le sens que peut avoir la vie, paumé au pôle). Entre deux gags de fin de banquet (dont la nage synchronisée dans la baignoire !), il y a des pauses musicales pour remettre un peu de France Musique dans ce climat très tranche matinale de NRJ 12. Le public rit de se trouver si con et si mélomane. Pour ma part, je me contorsionne d’ennui. Je me sens disqualifié de ne pas m’esclaffer devant une oeuvre coproduite par La Comédie de Valence (Centre dramatique national DrômeArdèche), le Festival d’Avignon, Centre dramatique régional de Tours, le Théâtre Garonne, le Théâtre des Bouffes du Nord et le soutien de la Fondation Royaumont, du Carreau du Temple et de Pylones – créateur d’objets à Paris.

Ce théâtre est à l’image de la génération qui le porte : le refus de penser La Politique au profit d’une approche égocentrée du monde et d’une vision mélancolique d’un vivre ensemble (l’entre soi comme seule lecture de la complexité). C’est un théâtre régressif appelant le spectateur à porter sur lui un regard tendre, presque maternant. Après le théâtre bien pensant porté par l’ancienne génération, voici venu le temps du théâtre consanguin promu par des trentenaires créatifs, mais qui transforment leur regard cynique sur l’effondrement du sociétal en une machine théâtrale efficace pour s’inscrire dans les logiques capitalistiques du milieu culturel français.

À la sortie, mon Charlie n’y croit plus. Ce théâtre-là ne mène nulle part. Tandis que la presse salue un spectacle « rafraichissant » au temps de la canicule (sic), mon Charlie se réchauffe : nous croisons dans la rue, Arthur Nauzyciel. Il n’est ni de l’ancienne, ni de la nouvelle génération des metteurs en scène. Il est celui qui osa avec «  Jan Karski (mon nom est une fiction) » et « La mouette » s’adresser à l’intelligence sensible du spectateur. C’était en Avignon, en 2011 et 2012.

Charlie veut croire qu’il n’est pas seul. Que son nom n’est pas une fiction.

Pascal Bély – Le Tadorne.

« Fugue » de Samuel Achache a été joué au Festival d'Avignon en juillet 2015.
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Avignon OFF 2015- Avec « Love and money », le OFF n’est pas qu’un marché.

Ils sont attablés. De rouge et de blanc. La fête semble finie, mais nous sentons que ça va saigner.

Il s’avance. Droit, déterminé. David et Jess sont mariés pour le meilleur et surtout pour les pires des situations. Dès la première scène, David évoque un échange de mails avec sa maîtresse. Calmement, surement. Par mails, tout passe, même l’horreur la plus indescriptible quand il évoque les circonstances de la mort de sa femme. Le ton est donné. Nous rions de nos façons de communiquer. Mais le rire est jaune.

Rouge, blanc, jaune.

À ce rythme-là, le théâtre ne prend pas de gant, pour élaborer la peinture de notre modernité.

Love & Money” de Denis Kelly mis en scène par Illia Delaigle de la compagnie Kalisto, nous propose une représentation d’un système complexe où l’intime, le jeu amoureux, se trouvent happés par des logiques économiques. Elles échappent aux protagonistes et provoquent l’éclatement du couple, du récit, au profit d’un renversement des valeurs dont seul le capitalisme financier tire profit.

Nous sommes après 2006, crise des Subprimes, aux ravages tant systémiques qu’invisibles. Nous sentons confusément que les appuis se perdent, que les points de repère disparaissent, que les tables sont renversées. Nous sommes comme ces personnages sur scène, même s’ils semblent nous devancer dans le temps : face aux points limites, ils en reviennent aux questions fondamentales que la société de consommation veut faire oublier. Quel sens trouver au travail ? Aux relations humaines ?

La crise a fait basculer la société : la consommation est désormais liée intrinsèquement à la dette. Cette charge, devenue insoutenable, fait vaciller les édifices humanistes qui semblaient les plus solidement ancrés. David, cet enseignant passionné de pédagogie, se trouve dans l’obligation de prendre un deuxième travail, dans une banque, embauché par son ex-petite amie. Comment ne pas songer à la Grèce ou à la précarité désormais implantée en France ? Qu’est-ce qui se joue de la responsabilité individuelle dans ce naufrage collectif ? Tous les personnages sont traversés par le culte de l’argent roi et du matérialisme, sentant bien confusément que cet idéal ne peut constituer le seul horizon existentiel. Dans ce monde moderne, une nouvelle forme d’aliénation se donne à voir : c’est une course tragique et dérisoire pour échapper à l’horizon de l’endettement, endettement auquel nous avons nous-mêmes consenti pour nous fondre dans le culte des objets.

Pour donner à voir cela, tout le talent de la mise en scène repose sur un mélange de simplicité et de sophistication dans la relation avec le public. Dans leurs corps, leurs expressions, les comédiens nous ressemblent : nous faisons cause commune avec eux, même lorsqu’ils manifestent de la cruauté. Cet espace psychique s’articule à l’espace scénique : une table de mariage devient pierre tombale, hôpital psychiatrique. La musique portée par un guitariste présent sur scène colmate les blessures infligées par le monde moderne.

La pièce est un chemin de croix vers l’empathie alors même que la narration est bouleversée : la fin est au commencement et inversement. Tel un fleuve en crue, le final emporte avec lui nos émotions paradoxales pour les conduire vers un paysage aérien, débarrassé de nos dettes aliénantes.

Le caractère implacable du capitalisme est alors contrebalancé par un humanisme que seul le théâtre peut sauver.

Sylvain Saint-Pierre – Pascal Bély- Tadornes.

"Love & Money" de Denis Kelly mis en scène par Illia Delaigle est à la Manufacture d'Avignon jusqu'au 25 juillet à 16h40.