Ce soir, nous avons fait des kilomètres vers un chapiteau, celui de la Sortie Ouest de Béziers dont les toiles claquent comme les voiles d’un bateau. Nous allons naviguer pendant trois heures, avec quinze jeunes comédiens, aventuriers, pirates, gueux, preneurs de risque. Nous ne savons pas encore que «Salle d’attente» par Kristian Lupa nous habitera pour longtemps.
La scène représente un espace dévasté, de béton recouvert de graffitis. Table, matelas, chaises, objets épars, en bout de course. Sana et Mike cherchent leurs lignes de vie, pour s’injecter le produit à rêve. Ils disent s’aimer, mais se violentent. Le manque de lumière rend le geste difficile. Le vent qui s’engouffre sous les bâches de la salle accentue le climat glacial et tendu.
Des hommes évoluent autour; les mots et les corps expriment leur désespérance. Malgré des attouchements auto compulsifs, le plaisir ne vient pas, l’individu reste impuissant. Les insultent fusent, les mouvements explosent de violence. Ils semblent tous pris dans une forme d’écrasement, apathiques ou se jetant massivement comme des pierres. Une jeune femme, vêtue de rouge, style années quarante, bottes Western aux pieds, exprime une folie fragile. Elle est chaussée par le pouvoir libéral américain et reste momifiée dans cette couleur symbolique révolutionnaire, surannée. Ses mains tremblent, sa voix est fluette, mais ses yeux immenses écarquillent notre regard, ses mots questionnent telle une voix off et nous obsède comme une ritournelle. Elle apparait au dessus de nous, sur des écrans vidéo: elle est une conscience déshabillée, plus gaie, plus libre, nous faisant des confidences sur son bonheur. Mais en dessous, tout devient sombre et les scènes de toxicomanie se répètent dans des lieux festifs. La vie perd son sens tant la mort est palpable. Même le téléphone portable de la jeune fille lui a été offert en cadeau de Noel anticipé, au cas où d’ici là, elle disparaitrait?Peu à peu, le temps posé par Krystian Lupa nous échappe, mais l’histoire en plusieurs dimensions nous rattrape.
En premier plan, on ne peut s’empêcher d’entendre le désespoir de jeunes “adulescents” des années 80 devant la réalité et l’avenir. En second plan, une vision de l’idéal européen en miettes à l’heure où la Grèce s’accroche vaille que vaille. La jeunesse recherche le plaisir sur les décombres d’une civilisation européenne qui ne s’est jamais relevée de la Shoah. Elle hante notre «bonne conscience» guidée par une “social-démocratie» qui n’a rien trouvé de mieux que de vendre nos valeurs aux dures lois du marché qui n’égaleront jamais le plus grand crime que l’humanité n’ait jamais commis. Dès lors, Krystian Lupa met en scène nos grands corps malades accros aux substances qui libèrent nos imaginaires. À des degrés divers, nous sommes addicts de produits interdits ou autorisés, de normes et de manipulations injectées, qui se glissent insidieusement en nous. Sous nos yeux, L’Homme se déconstruit.
Pendant l’entracte, nous ne pouvons sortir, abasourdis. Sous le choc. Nous échangeons avec deux spectateurs venus eux aussi de loin. Nous partageons cet engouement soudain pour des idées noires si bien explorées ce soir. Les comédiens jouent juste. Leur posture les habite d’autant plus que le corps intime évoque la douleur du monde. Chacun joue avec et pour l’autre avec liberté et respect au service d’un texte où la poésie n’écrase jamais, mais ouvre nos imaginaires.
Nous abordons avec inquiétude la deuxième partie. Nous y perdons nos repères tant le temps semble filer autrement et nous échapper. Nous retrouvons la «bande» et sa galerie de personnages (le schizophrène, le chômeur, l’alcoolique, Johan, le travesti,…). Différents tableaux nous sidèrent parce qu’ils font référence à des scènes mythiques, fantasmées, symboliques. Elles puisent dans nos représentations, dans notre histoire, nos visions de notre «civilisation». La scène où une vidéaste hésite entre film pornographique et cinéma d’auteur et doit se battre avec des êtres qui n’obéissent pas en dit long sur la marchandisation du corps et la perte du statut de l’artiste. Arrive un «Jésus commis voyageur» ensanglanté qui vient faire, pour la deuxième fois, son laïus, mais il est dépassé, débordé. Nous tressaillons alors qu’il s’injecte le produit à rêve dans les yeux. Pourquoi est-ce si insoutenable? Ce geste interpelle-t-il notre incapacité à être clairvoyant? Nous tremblons également alors qu’une femme et son caddie «débordant» se fait agresser par un homme épuisé en manque de sensation. Krystian Lupa relie tout: la société consumériste amplifie la violence faite aux femmes.
Mais peu à peu, les corps s’assagissent et les échanges se font plus construits; ils questionnent le sens de nos actes. Le deuxième acte nous inclut dans une «renaissance» là où le premier nous plongeait dans nos «inexistences». Les références à la Shoah sont plus explicites. Les images et les symboles aussi. D’un théâtre «expressionniste», nous glissons vers un théâtre «impressionniste» (au sens où il «s’imprime» en nous). Lupa travaille notre conscience d’Européen à partir de tirades qui emportent nos imaginaires.
Tandis que Sana évoque la cure de désintoxication, l’espoir surgit. Rien n’est inéluctable. Tout est possible si nous changeons. Krystian Lupa laisse le champ libre et ne s’aventure pas à donner les solutions. Il nous offre le regard de ses quinze comédiens qui s’avancent face à nous sur la chanson de Lhasa («I have a dream»). Ils viennent s’asseoir sur cet arceau de métal, comme sur une bordure d’autoroute. Nous rêvons de les embarquer dans notre fin de voyage, enveloppés par les paroles du fantôme de Lhasa.
Ces acteurs exceptionnels sont les quinze étoiles de notre étendard européen que nous hissons délicatement au sommet de ce chapiteau, confiants. Déterminés à vivre.
Sylvie Lefrere, Pascal Bély, Tadornes.
« Salle d’attente », librement inspiré de Catégorie 3.1 de Lars Noren, mise en scène de Krystian Lupa le samedi 3 mars 2012 à Sortie Ouest (Béziers).
Photo: Photos de Mario Del Curto