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FESTIVAL D'AVIGNON

« Nord » de Frank Castorf s’explose au Festival d’Avignon.

Après le naïf « Tendre jeudi » de Mathieu Bauer adapté du roman de John Steinbeck, le Festival d’Avignon propose quelques heures plus tard au spectateur marathonien, un virage à 180° : « Nord », « une grand-guignolade de Louis-Ferdinand Céline » (en français dans le texte !) revisité par Frank Castorf, metteur en scène berlinois. Nous sommes prévenus dès l’entrée dans la cour du Lycée Saint-Joseph : les bruits de pistolets et autres pétarades peuvent abîmer les oreilles fragiles (avec Le Pen au second tour de l’élection en 2002, je me suis habitué aux vociférations). Des bouchons nous sont aimablement offerts : c’est la première provocation de Castorf pour stigmatiser une époque obsédée par le principe de précaution. Soit.
Le décor : longue barre transversale où s’étalent des sigles monétaires (euro, dollar, yen) ; en arrière-plan, rideaux de plastiques gris avec slogan germanique. La société marchande s’affiche pour mieux dégueuler son passé pas si lointain. Les premières minutes de la pièce ne tardent pas à nous jeter à la figure le contexte nauséabond d’une Allemagne dévastée, ruinée, que l’écrivain français Louis-Ferdinand Céline traversait pour fuir la France et dont le roman « Nord » retrace l’épopée.
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Nous voilà donc embarqués pour trois heures dans ce wagon gris placé au coeur de la scène, théâtre du chaos, de l’horreur, sur les voies qui mènent de l’Allemagne à Copenhague. Treize comédiens, tour à tour Céline, officier SS, artiste habité par le rôle de Jésus-Christ (l’acteur Robert Le Vigan !), bourgeois décadents, prostitués, nous accompagnent dans ce voyage où l’argot allemand (souvent intraduisible) et la complexité de la langue de Céline provoquent une traduction française aléatoire et périlleuse. Est-ce si important ?
Le jeu des acteurs est époustouflant : ils donnent tout. Tout. Jusqu’à la nausée. Est-ce si grave au regard de ce champ de ruine intellectuel et moral? La farce et le drame s’enchevêtrent dans le récit de Celine, mais conduisent Castorf à ne privilégier qu’un processus : l’autodestruction. À mesure que la pièce avance, les acteurs s’enferment progressivement dans un jeu qui vise à tout casser, à caricaturer à outrance. Mais cette escalade dans le bruit, la fureur et la comédie suffit-elle à nous faire ressentir l’horreur de la guerre ?  Le tiers du public ne tient plus et s’en va, parfois accompagné par les comédiens eux-mêmes, comme un dernier geste de compassion d’Allemands envers des Français qui n’ont pas totalement fait l’introspection de leur histoire.
Je reste, car je n’y suis plus. L’autodestruction me met à distance et la mise en scène de Castorf devient le spectacle pour écrabouiller la misanthropie de Céline.
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Mais pour quoi cette pièce ? Qu’en faire pour comprendre l’histoire et notre futur ? Qui suis-je face à cette scène dévastée, à ce wagon de la mort, aux compagnons de route de Céline ? Je ne sais plus. Je n’arrive même plus à applaudir.
Castorf, par Céline, veut-il seulement que je ressente une quelconque empathie ou colère ? Pas si sûr. Céline, à l’image de tous ces livres jetés, écrasés, est à terre. Les Français n’ont plus qu’à tourner la page pour oublier cette farce morbide. Ils en ont l’habitude.

Pascal Bély – Le Tadorne

 «Norden» de Frank Castorf a été joué le 7 juillet dans le cadre du Festival d’Avignon.

Crédit photo: © Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon

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EN COURS DE REFORMATAGE

« Tendre Jeudi » par Mathieu Bauer au Festival d’Avignon : “tournez manège !”

Premier spectacle, première canicule, premier bide du Festival d’Avignon. L'équation est imparable. Et pourtant, « Tendre jeudi » d'après le roman de John Steinbeck et interprété par le sympathique « Sentimental Bourreau » de Mathieu Bauer a de quoi séduire. La scène est à l'articulation d'un concert rock, d'une projection cinématographique et du théâtre de rue : tout est en place pour positionner le spectateur au c?ur d'un enchevêtrement. Au final, il reste collé au ras du sol.

 

Nous sommes en Amérique, après la seconde guerre mondiale, dans une petite rue d'un port de pêche, « la rue de la sardine ». C'est une communauté qui vit à la marge où solidarité, combines en tout genre, prostitution et recherche scientifique se côtoient pour former une belle fresque humaine. Doc, le personnage principal, est en proie au démon de la solitude affective que ses travaux sur les poulpes, serpents et autre animaux gluants ne peuvent combler. La rue se mobilise pour que Suzy, jolie fille fraîchement débarquée et prostituée débutante, succombe au charme de ce scientifique hors norme pendant que le groupe lance une tombola douteuse pour lui offrir un nouveau microscope. Pour nous restituer l'atmosphère de cette Amérique, Mathieu Bauer ponctue l'histoire de morceaux musicaux bien choisis, mais peine à trouver les articulations qui permettraient à « Tendre jeudi » d'être une pièce décalée et innovante. Je me surprends à attendre patiemment qu'il se passe quelque chose.

file-3260W.jpgLa mise en scène est lourde : elle ne parvient pas à reconstituer le groupe, ni la complexité des individus. Elle flotte, tâtonne, balade le spectateur d'un bout à l'autre de la scène à la recherche du sens. Tout est joué au premier degré (la rencontre amoureuse) et l'atmosphère devient pesante, niaise et nous fait oublier le contexte social et politique de l'époque. C'est lisse, aseptisé à l'image du jeu des comédiens qui endosse difficilement leur rôle d'acteur ? chanteur.  Il faut attendre la dernière partie où Mathieu Bauer transcende le roman de Steinbeck pour en faire une ?uvre théâtrale. Ironie du sort, c'est le cinéma qui l'aide à donner du relief à ses personnages où, projeté sur l'écran, chacun expose sa stratégie pour rapprocher les deux tourtereaux. C'est le comique de situation (où deux comparses se lavent à la bière dans une minuscule cuvette) qui procure la mesure du potentiel de Mathieu Bauer à faire du théâtre, appuyé par des dialogues qui font mouche.
On est finalement troublé d'être gagné par l'ennui alors que tout est en place pour relier deux époques : celle de Steinbeck, celle d'aujourd'hui, paupérisée par la politique de Bush.
Tendre jeudi” est une pièce sentimentale et pas tout à fait bourreau?

Pascal Bély
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?????? «Tendre jeudi» par Mathieu Bauer / Sentimental Bourreau a été joué lle 7 juillet 2007 dans le cadre du Festival d’Avignon.

Crédit photo:

© Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon
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EN COURS DE REFORMATAGE

L’apocalypse d’Heiner Goebbels emporte le Festival de Marseille.

7h20. France Inter. Le journaliste Jean-Marc Sylvestre assène sa science économique : « pour baisser le déficit de la sécurité sociale, les Français devront payer une partie de leurs frais médicaux au même titre qu'ils achètent leur télévision écran plat ou un billet de TGV ». Raisonnement rationaliste réducteur manipulatoire, mais efficace.
19h30. Journal de France 3. La ministre de la Justice, Rachida Dati, parle avec une mécanique implacable : « à la deuxième récidive, une peine plancher. Si vous êtes contre cette mesure, c'est que vous soutenez les criminels». Robert Badinter, droit dans les yeux, lui déclare au Sénat: « nous ne voterons pas votre texte car il est mauvais ». Sarkosy, Dati : cause, effet.
21h. Festival de Marseille. Petit théâtre du Ballet National de Marseille. « Max Black » d'Heiner Goebbels va commencer. Quatre rangées réservées pour le personnel et les clients d'une boutique de fringue. «Sans ce mécénat (sic), votre place serait encore plus chère » me rétorque-t-on avec aplomb alors que je m'en étonne. Publicité + théâtre = rentabilité pour tout le monde. Oh secours Jean Vilar?
max-black1.jpgC'est le récit d'une journée ordinaire où notre cerveau est soumis à la rationalité d'un raisonnement scientifique qui s'applique partout, quels que soient les contextes. Envahi par toutes ces pensées réductrices qui nous isolent et nous conduisent dans l'impasse, je regarde « Max Black » avec enchantement. L'an dernier, lors du même festival, « Eraritjaritjaka ? Musée des Phares » de Goebbels avait créé la divine surprise en déconstruisant les règles classiques du théâtre pour nous guider dans l'univers créatif du dedans ? dehors. Cette année, un philosophe pyromane enfermé dans son laboratoire tente de nous expliquer la complexité du monde à partir de raisonnements rationalistes où se perd sa pensée et explose sa vision mécanique ! Le feu, omniprésent sur scène, est le pont entre la science et la vie : il brûle (les modèles dépassés ?), éclaire, délimite (pour ouvrir ?), transforme. Dans ce laboratoire, métaphore de notre folie linéaire, tout est prévu pour qu'un élément entraîne l'autre (quand la manivelle pour allumer la scène engendre la mécanique d'un objet qui joue avec les touches du piano) mais la main de l'homme et sa folie ne peuvent suivre un tel enchevêtrement. Les textes de Paul Valery, les sons, la scénographie, les lumières participent au chaos que porte admirablement André Wilms, comédien exceptionnel. Mais « Max Black » rivalise difficilement avec la puissance de « Eraritjaritjaka ? Musée des Phares ». J’ai l'étrange sensation que le dispositif scénique « diabolique » guide la mise en scène de Goebbels comme s'il en était prisonnier, le spectateur avec. Le texte se retire progressivement pour laisser la pyrotechnique faire son effet. L'?uvre s'enferme et la folie de cet homme réduit ses affects à ses raisonnements. Je décroche et mon cerveau cherche autre chose que ces folles mécaniques pour échapper aux oiseaux de mauvaises augures qui polluent nos visions. Un, empaillé, surplombe  la scène. Je ne vois plus que lui?


Pascal Bély
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?????? «Max Black» de Heiner Goebbels a été joué le 5 juillet 2007 dans le cadre du Festival de Marseille.

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OEUVRES MAJEURES Vidéos

Pierre Rigal et Aurélien Bory au coeur de la surface de réparation.

En quittant Montpellier Danse en fin d’après-midi pour rejoindre le Festival de Marseille, je ne me doute pas encore à quel point la danse est un art de l’emboîtement des contextes ! Il est 17h50 et Fréderic Bonnaud sur France Inter, la gorge nouée, prononce ses dernières paroles au micro alors que son émission culturelle passe à la trappe dès la rentrée. Il évoque la télévision publique de son enfance, parle de son refus de se travestir et de se compromettre face à une Direction obsédée par l’audience et la communication de façade. Il prévient que la radio connaîtra le sort de France 2. Nous avons le même age et je ressens intensément sa colère : sans le Service Public, je n’aurais jamais pu accéder à la culture. Des applaudissements ponctuent son intervention. Salut l’artiste?

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J’entre quasiment essoufflé au Grand Studio du Ballet National de Marseille pour la dernière création de Pierre Rigal et Aurélien Bory, «Arrêts de jeu». Les spectateurs arrivent au compte-gouttes, suite aux bouchons qui paralysent le trafic. En pénétrant dans la salle, je constate que les deux premières rangées sont encore vides, mais réservées pour une « agence-conseil en communication et image de marque » qui sponsorise la soirée. C’est une insulte faite au public et je repense à Fréderic Bonnaud : la loi de la com s’infiltre partout même dans ce petit théâtre?Je rêve que le Festival de Marseille soit une manifestation gérée par le Service Public?Je rêve.
«Arrêts de jeu» s’inscrit dans la culture de Service Public. C’est une oeuvre qui relie pour créer du lien social entre les Français. Elle permet, à son modeste niveau, d’interroger notre histoire commune et individuelle. C’était en 1982, lors de la demie-finale de la Coupe du Monde de football entre l’Allemagne et la France. Alors que notre pays mène par 3 buts à 1, tout bascule quand Battiston est agressé par le gardien de but. La France perdit aux tirs aux buts et j’entends encore les paroles de mes parents (j’avais dix-sept ans) : «salops de boches !». Ils sont donc quatre sur scène (une femme, trois hommes) pour nous rejouer ce moment historique. Pierre Rigal avait neuf ans ce soir-là et incapable de changer le cours du jeu, il dû faire un pas de géant dans le monde des adultes. C’est ce passage qu’il nous restitue avec force, poésie et humour. Il fait danser les rites du football (jubilatoire !), joue avec l’histoire (il métamorphose les joueurs en poupées de tissus, tels nos gros doudous de mômes). Même le panneau lumineux affichant le score devient pluie d’étoiles filantes ou météorites d’une victoire pourtant inéluctable.

«Arrêts de jeu» répare cette blessure narcissique et collective en transformant le terrain en partie de cache-cache entre la toute-puissance de l’imaginaire de l’enfance, la technique du sportif et la réalité de la loi du plus fort. C’est le corps chorégraphié par Pierre Rigal, mis en relief par les effets vidéo et de lumière d’Aurélien Bory, qui est cette surface de réparation, de passage de l’enfance à l’adulte. C’est aussi ce moment privilégié où le football est revisité par la danse, cet art du vivant, si éphémère et fragile, où les commentateurs sportifs omniprésents et tout puissants dans les médias sont métamorphosés en dialoguistes d’une ?uvre chorégraphique qui leur échappe. C’est ainsi que me reviennent les paroles de Michel Hidalgo, entraîneur à l’époque, évoquant la semaine dernière à la radio cette minute où il est entré dans l’histoire. C’était le 26 juin 2007, sur France Inter, dans «La bande à Bonnaud».
Les agences de com peuvent investir les gradins des théâtres. On sait qu’elles veulent aussi contrôler l’image de marque de nos souvenirs collectifs. Penalty.
Pascal Bély – Le Tadorne.

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EN COURS DE REFORMATAGE

Où va danse quand elle se perd ?

Les festivals de Marseille et Montpellier parient sur l'avenir à partir de trois ?uvres qui me paraissent symptomatiques d'une époque où l'on ne sait plus très bien où l'on va?
gravite.jpg« Gravité » de Fabrice Lambert présenté au Petit Théâtre de la Criée de Marseille est un solo de vingt minutes où l'on nage dans la confusion. Le danseur se déplace dans un espace liquide où les variations à la surface sont projetées sur un écran vidéo. Le corps prend alors des formes inédites qui nous éloignent progressivement de la scène et centre notre regard sur la toile. Troublant. L'écriture chorégraphique est à lire à plusieurs niveaux et l'on est saisi par la surréalité émergente d'un tel dispositif. On l'est tout autant face à sa vacuité : à quelle place est le spectateur ? N'est-il pas un gentil cobaye sur qui l'on expérimente des effets visuels et sensitifs ? À quoi sert la créativité si elle n'est pas au service d'un propos, d'une vision, d'un sens ?
LTNT-6.JPGCes mêmes questionnements se posent au cours de la (très longue) proposition du chorégraphe autrichien Philipp Gehmacher, « like there's no tomorrow » présentée à Montpellier Danse. C'est « une incitation à jouir du moment présent, mais aussi être l'expression de l'angoisse du lendemain ». Trois danseurs parcourent mécaniquement l'espace parsemé d'enceintes (Ha ! Ha ! Bien vu pour tous ceux qui ont attendu avec angoisse la musique?libératrice !) pour se coucher, se lever, se toucher à partir de gestes millimétrés (pour jouir, j'imagine?). C'est long, ennuyeux, soporifique et pour tout dire?très laid. Certes l'art peut tout embrasser, tout questionner et le spectateur tout analyser. Mais à quoi sert la danse si elle ne dit rien pour celui qui la voit ? Avec Philipp Gehmacher, j'ai l'étrange sensation que ma question est stupide. Angoisse?

Avec le chorégraphe João Fiadeiro présent à Montpellier Danse, on peut se poser toutes les questions comme nous y invite le titre de sa pièce : « Où va la lumière quand elle s'éteint ? ». C'est selon la note d'intention, « une composition en temps réel?où l'interprète se rend disponible à tout ce qui pourrait arriver, non pas en improvisant librement ni en créant de nouvelles images, mais en rendant possible la révélation de celles-ci. Il n'est pas question pour lui de trouver des solutions, mais plutôt de poser des problèmes aux spectateurs. Dans un cadre défini par les danseurs, le spectateur se doit de trouver des solutions en se créant sa propre histoire, en se faisant sa propre interprétation. Il devient alors interprète, créateur et auteur. Sur scène, les interprètes fonctionnent un peu comme un écran où la solution du spectateur se projette ». Alors, tenté ? Il faut oser. Non ? Sentez-vous l'audace, la prétention, la toute-puissance du chorégraphe qui, tout en m'imposant son cadre, va chercher mes interprétations pour les jouer sur scène ? Seule la psychanalyse peut opérer de tels transferts !! Je souris donc au départ de leurs maladresses et du talent manipulatoire de João Fiadeiro. Je suis  beaucoup plus circonspect quand une jeune fille s'empare d'un micro pour quitter la salle et nous décrire en détail le Centre Chorégraphique de Montpellier (les bureaux, la photocopieuse, ?) pendant que deux danseurs explorent leur univers?si particulier. Il faut un certain culot pour inviter le spectateur à lire au quatrième degré.
N’aurais-je pas mieux fait ce jour-là de:
1) Débrancher le micro alors qu'assis au premier rang, la prise était à mes pieds.
2) Poser la problématique, prélude à une émission à coup sûr passionnante (la pièce est sponsorisée par France Culture): « l'hyper spectateur interprète, créateur et auteur touchera-t-il des droits avec la nouvelle politique économique de Nicolas Sarkosy, hyper président ? »

Pascal Bély
www.festivalier.net

?????? “Gravité” de Fabrice Lambert a été joué le 30 juin 2007 dans le cadre du Festival de Marseille.
?????? « like there's no tomorrow » de Philipp Gehmacher a été joué le 26 juin 2007 dans le cadre du Festival Montpellier Danse.
?????? « Où va la lumière quand elle s'éteint ? » de Joã
o Fiadeiro a été joué le 29 juin 2007 dans le cadre du Festival Montpellier Danse.

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LE GROUPE EN DANSE

Avec «Pasodoble» , Michel Kelemenis entre dans l’arène instituée.

Ma migration vers Montpellier Danse touche à sa fin: l’hommage à Dominique Bagouet a illuminé cette édition tandis que le Festival de Marseille célèbre les vingt ans de l’oeuvre de Daniel Larrieu (« Waterproof ») et  le vingtième anniversaire de la compagnie de Michel Kelemenis. Comme un réflexe vital, ces deux rendez-vous se tournent vers le passé pour penser l’avenir d’un art toujours plus fragile. Avec Dominique Bagouet,c’est aussi l’épidémie du sida qui s’est invité dans la programmation (Robyn Orlin, Raimund Hoghe) comme pour mieux rappeler la fonction destructrice et régénérante qu’elle a eue sur la danse.
Ces deux festivals ont permis à trois chorégraphes français de présenter leurs dernières créations. Les ressemblances sont troublantes: Angelin Preljocaj avec «Sonntags Abschied », propose une danse groupale pour le moins enfermente tandis que Mathilde Monnier et son «Tempo 76» choisit une danse collective destructurante (prémonitoire?). Quant à  Michel Kelemenis, il articule le duo avec le groupe dans «Pasodoble». Dans ces trois spectacles, la mise en espace, souvent très raffinée, réjouit le spectateur mais masque la danse comme si ces artistes «institués» s’en remettaient aux formes groupales fermées comme un refuge protecteur. On cherche l’audace, la prise de risque. On ne trouve qu’un monde replié même si les scénographies laissent penser le contraire. Est-ce en lien avec un contexte politique qui enferme progressivement la culture dans un processus de marchandisation ? On peut malgré tout être rassuré sur la viabilité économique de ces oeuvres, appelées à tourner et à assurer la billetterie dans des structures de plus en plus imposantes (cf. les salles qui poussent comme des champignons, tel le Grand Théâtre de Provence d’Aix).
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C’est dans ce contexte que «Pasodoble» de Michel Kelemenis présenté au Théâtre de la Criée de Marseille déçoit alors que sa dernière création, « Aphorismes géométriques » était un chef d’oeuvre. On est d’autant plus frustré qu’un collectif semble s’être constitué autour de cette production : Agatha Ruiz de la Prada, nom prédestiné, s’est particulièrement investie dans la création des costumes ainsi que l’orchestre TM+ (présent dans la fosse) a joué les compositions de Philippe Fénelon créées pour la circonstance.
Nous voilà donc propulsés dans l’arène, lieu par excellence des jeux d’alliance et de coalition. C’est là qu’un duo de danseuses (magnifiques Caroline Blanc et Virginie Lauwerier) se fond au milieu d’un quartet masculin (assez uniforme et très décevant) pour jouer au chat et à la souris (sauf que la bête a un peu grossi, genre taureau très élégant!). Ces rituels sont le plus souvent accompagnés d’une danse sans surprise, comme inspiré d’un ballet classique, avec ses codes collés à l’imaginaire collectif de la corrida. La dramaturgie se perd dans des effets de pure forme où les passages du solo, au duo puis au groupe s’enferment dans des schémas linéaires.
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Pour m’échapper, je me décentre vers les coulisses de l’arène (subtilement séparés par de très fines lamelles de tissu) : il s’y joue l’implicite, ce que l’on ne voit pas sur scène. Je cherche le mouvement qui transcende ce lieu circulaire pour ressentir une force poétique capable de dépasser ces jeux sans importance. Les deux danseuses portent le projet de transformer l’arène en espace élargi (réminiscence des «Aphorismes géométriques»?) tandis que le quartet masculin semble subir, suivre. Le tableau final où la scène est recouverte d’un tissu noir aurait pu ouvrir : il enferme les danseurs dans des envolées qui tombent à plat. Allongés les uns à côté des autres,  les corps semblent ne plus rien avoir à nous dire, prisonnier de ce beau divertissement.
« Pasodoble » est une oeuvre triste. Je n’ai jamais aimé la mise à mort et les coeurs d’Agatha Ruiz de la Prada n’y peuvent rien.
Pascal Bély
www.festivalier.net

 Pasodoble” de Michel Kelemenis a été joué le 30 juin 2007 dans le cadre du Festival de Marseille.

Crédit photo: Mathieu Barret.

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FESTIVAL MONTPELLIER DANSE OEUVRES MAJEURES

Raimund Hoghe, in memoriam.

A Thierry.
Raimund Hoghe est de retour à Montpellier Danse. Je l’avais quitté en 2004 avec « “Young People, Old Voices” puis en octobre 2005 sur ARTE avec « Cartes postales ». Depuis, je n’ai cessé d’y faire référence dès que j’évoque la danse engagée. Raimund Hoghe transforme sur scène tout ce qu’il touche comme si sa petite taille et sa bosse dans le dos renvoyaient notre vulnérabilité et notre force. La précision de ces gestes, sa lenteur, son lien aux objets dessinent les contours de la danse du poète. Ce soir, « Meinwärts », créé en 1994, bouleverse une fois encore le public du Théâtre de Grammont.
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Dos au public, assis sur une chaise, il attend. Un carré de bougies rouges, au fond et à droite de la scène, illumine déjà sa présence. Une musique symphonique introduit ce premier tableau à jamais gravé : l’immobilité du corps stoppe le temps de nos sociétés modernes. Soudain, un homme arrive et jette sur les bougies de la terre noire pour les éteindre. La violence du geste évoque les cendres des camps d’internement. Par la magie de la poésie, les poussières déposées par l’histoire vont se transformer en œuvre chorégraphique. Raimund Hoghe nous invite ce soir à nous souvenir du ténor juif Joseph Schmidt (1904 –1942) déporté par les nazis ainsi qu’à commémorer les victimes du sida. Ce rapprochement n’a rien de surprenant : il semble mettre au même niveau les discriminations envers les juifs et les homosexuels emportés par la maladie et l’indifférence. Alors qu’il s’accroche nu tel un trapéziste, son corps devient le lien entre ces deux époques. Notre regard sur sa bosse est notre ouverture pour lire horizontalement l’histoire.
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Des airs d’opéra et des chansons populaires interprétés par Joseph Schmidt sont le décor sonore des rituels du souvenir crées et joués par Raimund Hoghe. Des textes de la période nazie, des lettres de malades du sida ponctuent les séquences comme s’il fallait réparer, se ressourcer par l’écrit pour laisser au corps le temps de se régénérer. Il les lit comme une partition de musique, le souffle parfois coupé. Je retiens difficilement une émotion trop longtemps contenue. En effet, Raimund Hoghe redonne à ceux qui ont vécu les débuts difficiles de la lutte contre le sida, un bout de leur histoire. Nous sommes peut-être quelques-uns dans la salle à avoir connu cette époque où distribuer des préservatifs à la sortie des lycées conduisait au poste de police. Qui se souvient encore de la solitude des malades qui,  pour cacher leur maladie, devaient inventer des stratagèmes humiliants ? Quand Raimund Hoghe répand de la terre rouge sur la scène du théâtre tel un semeur de blé, il réhabilite les morts et inscrit dans notre histoire commune, la longue liste des victimes de la barbarie nazie, du sida et le combat de leurs proches. Le sol finit par être parsemée de petites bougies rouges avec chacune une photo : nous comprenons alors que nous avons créé lui et nous, le plus beau mémorial. 
Et lorsque les grandes portes au fond de la scène s’ouvrent sur le jardin du théâtre, un souffle vital envahit la salle. La danse devient simultanément un art fragile et puissant : elle seule peut transformer une poussière de terre en constellation de danseurs et chanteurs étoiles.
Pascal Bély – Le Tadorne
 «Meinwärts» de Raimund Hoghe a été joué le 29juin 2007 dans le cadre du Festival Montpellier Danse.
Crédit photo: Rosa Frank.
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EN COURS DE REFORMATAGE

Généreuse Robyn Orlin à Montpellier Danse.

orlin1.JPGÀ l'entrée du Corum de Montpellier, hôtesses et militants des associations de lutte contre le sida distribuent une sucette. En quelques minutes, le hall fourmille d'étranges humains avec un bâtonnet blanc sortant de la bouche : image surréaliste avant le spectacle de la Sud-Africaine, Robyn Orlin (« We must eat our suckers with the wrappers on? »). Mais gare aux apparences ! L'ambiance dans la salle n'est pas toujours à la fête. L'anxiété est palpable: avec Robyn Orlin, le public est souvent sollicité si bien qu'informée par Montpellier Danse, ma voisine cache ses chaussures sous le siège de peur que les artistes s'en emparent ! La prévention contre le sida est un terrain sensible : comment prévenir avec créativité tout en interpellant chacun sur sa sexualité ?

Pour cela, Robyn Orlin peut compter sur quatorze danseurs ? chanteurs qui disposent tous d'une poubelle en plastique rouge : tout à la fois instrument de musique, elles se métamorphosent en éléments de décor ou plus encore en objet érectile. Elles sont le lien avec le public puisque certains spectateurs sont invités à les prendre dans leur bras. Mais elles sont aussi l'image de l'Afrique, considérée par les Occidentaux comme leur poubelle. Robyn Orlin n'en reste pas là : il lui faut à tout prix créer un interaction quasi charnelle entre le public et ses « performeurs » : la sucette s'invite à nouveau, comme métaphore du rapport sexuel non protégé. Quand l'un d'entre eux offre aux spectateurs du premier rang cet étrange objet du désir, il les reprend pour les lécher avec gourmandise : la clameur du public se fait alors entendre comme une rumeur qui se propage sur la transmission du virus par la salive. Déroutant.
orlin-2.JPGPour dépasser la scène et lui donner de nouvelles dimensions à la hauteur de l'enjeu, une caméra vidéo filme au ras du sol, vers le public, en surplomb du groupe: elle nous renvoie notre propre image, nos préjugés. Elle autorise des angles de vue différents pour permettre le changement de regard sur les malades et la maladie. Magnifique.
Tous ces objets, cette caméra, ces va-et-vient continus entre la salle et la scène envahissent l'espace public pour conférer à « We must eat our suckers with the wrappers on? » les accents d'un manifeste pour préserver l'humanité. Les superbes chants en choeur sont là pour nous rappeler que le sida doit être une préoccupation collective. Les séquences plus intimistes nous plongent au c?ur de notre sexualité, de notre complexité à relier désir et prévention. Robyn Orlin ne juge pas et c'est peut-être pour cette raison qu'elle atteint nos affects. C'est une pièce magnifique où leur destin est le nôtre. C'est une ?uvre intemporelle, car nous n'aurons jamais fini de parler du sida, de ses ravages, mais aussi de cette force vitale qu'il donne. Robyn Orlin est là pour nous le rappeler : le sida n'est pas et ne sera pas une maladie comme les autres. Parce qu'il s'est immiscé dans le corps des artistes, dans notre sexualité, au c?ur d'un continent, créateurs et public doivent s'emparer des théâtres pour le contrer quitte à s'autoriser quelques promiscuités.
Montpellier Danse a fait ce pari fou : transformer le Corum en agora pour que l'indifférence générale à l'égard du sida se métamorphose en ?uvre artistique collective. Debout, le public fait un triomphe à Robyn Orlin et sa troupe.
Debout, on se sent plus fort.

Pascal Bély
www.festivalier.net



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??? «We must eat our suckers with the wrappers on?» de Robyn Orlin a été joué le 26 juin 2007 dans le cadre du Festival Montpellier Danse.

A lire aussi un autre regard sur le blog “Danse à Montpellier“.
Crédit photo: John Hogg.

 

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FESTIVAL MONTPELLIER DANSE Vidéos

Le maudit gazon de Mathilde Monnier à Montpellier Danse.

La force d’un festival, c’est de tisser des liens invisibles entre les oeuvres. Quitter Christian Rizzo à 20 heures au Chai du Terral pour retrouver Mathilde Monnier à 21 heures au Théâtre de Grammont est une invitation pour le festivalier à chercher une cohérence, tel un jeu de pistes. D’un puissant solo à neuf danseurs, le défi est excitant ! Mais au final, un grand écart, un mal de tête et une profonde déception couronnent mes efforts. Habité par la vision sublime de Rizzo, j’atterris sur le gazon de « Tempo 76 » chez Monnier sans parachute. Inutile de préciser que ce n’est pas sans douleur !


Et pourtant…Avec Mathilde Monnier, je me suis toujours senti en confiance même lors du très controversé « Frères et s?urs » au festival d’Avignon 2005. J’entends et je ressens profondément sa pensée, qui prône continuellement l’ouverture comme mode de communication, la transdisciplinarité comme projet artistique. Pour s’en convaincre, je vous invite à lire « Allitérations », une suite de conversations avec le philosophe Jean-Luc Nancy où elle explique avec justesse et intelligence, sa vision d’une danse exigeante et vivante. Elle y évoque notamment son lien complexe avec l’institution puisqu’elle est directrice du Centre Chorégraphique National de Montpellier. Si bien qu’à l’issue de la représentation de « Tempo 76 », je m’interroge: pourquoi cette danse si normative ? Seul le dernier tableau (qui aurait pu être le premier) me réconcilie : les danseurs démontent plaque par plaque le gazon, font éclater des ballons, aidés par une meute de taupes bien décidées à voir le jour pour jeter vers le public, leur regard interrogatif.

À l’unisson (puisque tel est le thème de cette pièce), le groupe déconstruit, dans le chaos. Mathilde Monnier, nous donne alors toute la puissance de son talent lorsqu’elle est à la marge (souvenez-vous du puissant « 2008 vallée » avec Philippe Katerine ou de l’émouvant «la place du singe » avec Christine Angot). Mais pour déguster le dernier tableau, il m’a fallu ingurgiter les précédents où domine l’impression d’un déjà vu qui nous colle au raz du gazon pendant plus de cinquante minutes. L’unisson dansé par Monnier ressemble à ces formes groupales le plus souvent fusionnelles, qu’elle restitue avec talent, drôlerie, rythme et créativité ! Mais qu’apprenons-nous? Certes, je peux toujours admirer la scénographie d’Annie Tolleter qui n’a pas son pareil pour transformer une scène de théâtre en agora, pour la prolonger au-delà des murs, pour nous donner cette subtile sensation d’un dedans-dehors. Je peux toujours fixer l’un des danseurs, grand et massif (loin des stéréotypes) pour me convaincre que « Tempo 76 » est raffiné en s’appuyant sur la différence. Je tente bien de me laisser aller à ces mouvements où ils apparaissent et disparaissent comme au temps de notre enfance où nous rêvions du groupe comme échappatoire à l’enfermement de la famille. Je peux continuer à vous décrire ces différents moments où l’on sourit avec légèreté, mais où l’on finit tout de même par se demander : pour quoi ? On pourrait y voir une société uniformisée qui, à l’unisson, choisit un projet politique plutôt qu’un autre (suivez mon regard…) et qui se déconstruit à force de ne plus penser. On pourrait…

Mais alors, quel est ce langage chorégraphique pour qu’il me laisse à ce point désemparé, sans élan?

« Tempo 76 » signe peut-être une inclinaison dans la danse de Mathilde Monnier. À l’unisson, nous crions  notre peur : « Non,  elle aussi ??».

Pascal Bély
www.festivalier.net

«Tempo 76» de Mathilde Monnier a été joué les 25, 26 et 27 juin2007 dans le cadre du Festival Montpellier Danse.

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EN COURS DE REFORMATAGE

Les sublimes « Talons Aiguilles » de Christian Rizzo à Montpellier Danse.

rizzo.JPGJe l'attends. Après le Festival d'Avignon en 2005 où il fit scandale, Christian Rizzo est de retour et offre à Montpellier Danse sa dernière création, « B.c, Janvier 1545, Fontainebleau ». Ce titre, toujours plus énigmatique, est à l'image de sa danse : ailleurs. Ce chorégraphe est unique tant ses projets ne correspondent à aucun courant, à aucune génération. Il est poète.
Imaginez?Une scène blanche avec des figures en tissu et mousse qui pendent du plafond (animaux génétiquement modifiés, reliques du grenier transformées par l'air du temps ?). Elle arrive, en talons aiguilles argentés (si fins qu'ils “transperceraient le c?ur des filles” dirait Gainsbourg) : c'est Julie Guibert, danseuse exceptionnelle par sa beauté et sa grâce. Un homme, coiffé d'une tête de lapin, est présent tel un élément du décor qui se déplacerait à mesure des transformations de l'?uvre. La danse devient avec Christian Rizzo une calligraphie, où l'espace trouve ses profondeurs et sa surface par le jeu des lumières et l'ombre des mouvements. Une heure extraordinaire. A vous couper le souffle.
Elle est là, toute de noir vêtu, peau blanche telle une encre posée sur la feuille vierge de l'écrivain. Ses gestes, lents, précis, articulés et non saccadés me plongent ailleurs comme hypnotisé. Parfois, le corps n'a plus de tête, ni de pieds : il est une forme, à l'image du sens que prendraient les mots couchés sur la page. Elle avance, comme dans une Église, pour s'approcher de l'objet, de sa quête d'absolu. L'homme à la tête de lapin la suit ou la précède pour lui ouvrir de nouveaux espaces que sa danse, toujours plus complexe, réclame. Je la suis des yeux et je ressens avec empathie la solitude de cette femme : elle seule peut arpenter cet espace comme le ferait un patient avec son psychanalyste pour déconstruire et reconstruire.
Mais ce corps, cette plume, cette note de solfège sont aussi un étendard contre tous les obscurantismes. Je l'entends crier en silence pendant qu'elle s'émancipe à mesure que les objets du plasticien Rizzo disparaissent.
Alors que l'homme à la tête de lapin tire les ficelles (au sens propre comme au figuré) pour mieux s'éclipser, cette danse calligraphique arrive à son point d'orgue : assise, les fins talons aiguilles de la femme en noir projettent sur les murs de la lumière. La danse est alors faisceau, constellation d'étoiles, cosmique. Le solo, par sa fonction introspective, crée un nouveau lien avec le spectateur et le guide à conceptualiser, même si seul Christian Rizzo a les clefs pour le faire.
Mais qu'importe, je suis dedans et dehors, je vois pour ne plus rien voir. Ses talons n'ont pas fini de me transpercer.


Pascal Bély
www.festivalier.net


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??? « B.c, Janvier 1545, Fontainebleau » de Christian Rizzo a été joué le 25 juin 2007 dans le cadre du Festival Montpellier Danse.

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A lire aussi un autre regard sur le blog “Danse à Montpellier“.

Crédit photo: Christian Rizzo.