L’L , lieu de recherche et d’accompagnement pour la jeune création («bruxelloise» serais-je tenté d’ajouter) étonne par ses productions. Présent dans le Off avec deux de ses autres « bébés », L’L se révèle être une nouvelle dynamique dans le paysage théâtral.
«Petit-déjeuner orageux un soir de carnaval» fait partie de ces spectacles dont on ne peut raconter le contenu sans ôter le mystère planant autour de ce titre à rallonge, dont j’avoue avoir du mal à me souvenir. Il est évident que les deux compères, Eno Krojanker et Hervé Piron, auteurs de cette farce, ont décidé de se jouer de nous bien avant le début de leur représentation et ce, dès la lecture de leur titre. C’est bel et bien réussi puisqu’il n’a rien avoir avec ce que l’on voit…
Réunis sur le plateau, ils vont, durant 1h20, se mettre en abîme l’un et l’autre pour faire de ce moment partagé une nouvelle structure théâtrale. Répondant aux ordres d’un «admirateur secret» qui a décidé de les mettre en jeu parce qu’il les connaît mieux qu’eux-mêmes ne se connaissent, Eno et Hervé vont se jouer d’eux-mêmes, tout en se jouant du public. Nous sommes embarqués dans leur histoire, de notre plein gré (oui, oui, c’est cela avoir le choix!) pour suivre ce jeu de massacre entre amis.
L’amitié sincère, entre ces deux comédiens, placée au coeur du spectacle, devient irréelle quand elle est fiction et les pousse à se retrancher derrière des rôles que chacun tiendra jusqu’au bout, quitte à blesser l’autre, à l’avilir. Mais, chut, le mystère doit planer, bien que la fin me laisse justement sur ma faim !
Eno et Hervé, deux amis qui nous veulent du bien… Quoique…Laurent Bourbousson
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Crédit Photo : Tdes Doms« Petit-déjeuner orageux un soir de carnaval » de et par Eno Krojanker et Hervé Piron au Théâtre des Doms à Avignon jusqu’au 27 juillet; relâche le 21. A 20h30.
Depuis l’élection de Nicolas Sarkozy, la religion a fait une entrée fracassante dans la sphère publique, politique et géopolitique. Ingrid Bétancourt alimente, sans le vouloir, la fragilité de notre société laïque en faisant l’apologie, à chaque interview, de son catholicisme. Dans ce contexte, « Ordet » (la parole) écrit par le pasteur Kaj Munk, mise en scène par Arthur Nauzyciel et traduite par Marie Darrieussecq, résonne tout particulièrement. Une ?uvre sur les croyants et leur rapport à Dieu qui tombe décidément mal. À moins que le théâtre fasse des miracles alors que je me sens saturé de religiosité. Je peux compter sur Arthur Nauzyciel qui déclare dans le document distribué à l’entrée du Cloître des Carmes : « Il serait réducteur de ne voir là qu’une pièce sur la religion. Elle ne nous interroge pas uniquement dans notre rapport à Dieu. Mais sur le doute, sur le désir ou la nécessité de croire. C’est intéressant aujourd’hui, alors qu’on amalgame « laïcité » et « athéisme », ou « religieux » et « intégriste ». Dire « je suis croyant » suffit pour être soupçonné de fondamentalisme. On confond la spiritualité et le dogme. On a peur d’aborder ces questions. Ce qui m’intéresse, c’est comment vivre ». Avec ces quelques mots, Arthur Nauzyciel aide à ne pas réduire. Homme éclaireur, sa mise en scène est éclairante, éblouissante.
Le décor frappe d’entrée : planches noires brillantes (on dirait le sol d’un duplex chic), structure métallique tranchante (est-ce un morceau de glace, un abri, une église?), immense tenture représentant un paysage de Fjords. Cette modernité contraste avec le contexte de l’époque (la pièce a été écrite en 1925 puis reprise au cinéma en 1954 par Carl Theodor Dreye). L’espace quasiment dépouillé m’évoque que nous ne sommes ni dans « un ici et maintenant », encore moins dans une linéarité historique (1925, 1954, 2008) à l’image des costumes, stylisés, entre science-fiction et peau de bête. Assis au premier rang, le décor surplombe.
Huit comédiens, deux familles, dont un pasteur, un médecin, un fou, un père joué par Pascal Gregory, l’un des meneurs les plus magnifiques du jeu. Deux visions du lien à Dieu que ne cesse d’interroger l’un des fils, devenu fou (c’est d’ailleurs mon «garde fou»). Entre dogme affiché par l’une des familles et approche singulière de la religion défendue avec engagement par l’autre (où celle-ci sert l’homme à s’émanciper), la mise en scène d’«Ordet » me donne ma place de spectateur athée, dans un intervalle, où je me glisse en toute liberté. Darrieussecq et Nauzyciel, à l’écoute de leur époque, font sonner les mots d’aujourd’hui et bouger nos corps emprunts de religiosité (quoique l’on en dise !). Il flotte alors une atmosphère de légèreté dans les gradins des spectateurs, comme si nous assistions à une ?uvre populaire, au sens noble du terme. Finalement, Nauzyciel a fait une pièce «laïque», où chacun est libre de ressentir la douleur des Borgen et des Skraedder. Il nous aide à porter un regard profondément empathique sur ces deux familles traversées par la douleur, le doute ; le mouvement des acteurs sur scène (toujours circulaire) n’est pas sans rappeler celui d’une parole fluide, d’une écoute contenue. Ce théâtre contraste avec une société moderne saturée par la communication, mais dont on entend de moins en moins la parole singulière.
Nauzyciel interroge nos croyances quand il expose face au public un cercueil en plexiglas transparent d’où l’on voit le corps de la morte.Dans le rôle du fou (impressionnant XavierGallais qui à force de jouer le devient), il nous interpelle dans notre rapport à l’autre différent et si proche de nous. Au-delà du religieux, comment vivons-nous avec la complexité?
« Ordet » peut-être vu comme l’antichambre de nos angoisses qui ne trouve plus d’écho dans l’espace du sociétal. C’est probablement pour cette raison que le public semblait profondément heureux en quittant le Cloître (étrange coïncidence !).
À la sortie, une question m’effleure : six années, prisonnier dans la jungle. Comment fait-on?
Pascal Bély, www.festivalier.net
“Ordet” de Kaj Munk, mise en scène d’Arthur Nauzyciel a été joué le 6 juillet 2008 au Festival d’Avignon.
Comme des loups, une partie du public manifeste. Noyé sous des applaudissements, «Faune(s)» d’Olivier Dubois provoque un bien joli vacarme. Pour en atténuer la portée, ll nous regarde les points serrés. L’homme est manifestement touché, mais la bête n’est pas à terre. Il sait qu’il a visé juste.
Quatre tableaux majestueux pour se réapproprier « L’après-midi d’un faune » chorégraphié par Vaslav Nijinski. Cela restera comme l’un des moments les plus intenses du Festival. Une heure jubilatoire où Olivier Dubois a réveillé nos sens. Du plaisir à fleur de peau, une métamorphose du danseur, mais aussi du spectateur. Ce n’est pas tant d’aller chercher le mouvement que de ressentir la peau, interface entre le biologique et le sociétal. Cela ne peut laisser indifférent : la peau provoque toujours une réaction épidermique.
Pour nous accompagner, Olivier Dubois s’est associé avec un cinéaste qui sait nous parler d’amour en société. Quinze minutes d’un film majestueux, en noir et blanc, où l’on voit Olivier Dubois pister derrière une grille quatre beaux mecs en train de jouer au tennis. Il transpire de désir et d’amour. Nous aussi. La caméra de Christophe Honoré fait une nouvelle fois des merveilles lorsqu’il retranscrit nos humeurs amoureuses, avec Paris comme grande toile de Bakst. Le faune finit par chanter « Biche, oh ma biche » en humant le t-shirt encore humide de sa proie dans une chambre d’hôtel. « L’après-midi d’un faune » n’est pas seulement réactualisé : il est ancré dans notre époque, celle du triomphe de la solitude, où les sens n’ont peut-être jamais été autant sollicités.
La chorégraphe Dominique Brun entre alors en scène et c’est un Olivier Dubois tacheté de peaux de vache (fruit de mon imagination!) qui interprète la chorégraphie de Vaslav Nijinski. Le public rit comme si le film de Christophe Honoré trouvait son prolongement : nos tennismen semblent encore jouer. La grâce d’Olivier Dubois est troublante : ne serions-nous pas à cet instant précis des rapaces prêts à lui faire la peau ? De chaque côté, le bruit monte des gradins. Alors, pour calmer le jeu…
C’est habillé en chasseur bavarois qu’Olivier Dubois fait trembler les murs du Cloître des Celestins en hurlant sa rage, son cri d’amour. Je me penche vers lui comme le ferait un parent vers son enfant apeuré. Moment d’une profonde sincérité où l’on accueillerait bien cet adulte dans nos bras pour le rassurer. Quand la danse est à ce point charnelle, tripale, viscérale, il n’y a aucun doute : Olivier Dubois est l’un de nos plus grands interprètes.
La toile de Bakst s’effondre.La scène finale voit notre bel homme quasiment disparaître sous une tonne de fourrures. Du poil pour signifier la bête humaine qui sommeille en nous. Quatre porte-manteaux tiennent en équilibre (précaire), enveloppés de longues capes en fourrure. Comme un taxidermiste, Olivier Dubois statufie nos quatre joueurs de tennis, et met en jeu l’animal dans l’humain. Nous voilà enfin libérés d’une société qui a tout fait pour chasser l’aspect naturel de l’humain, afin de tenir droit sur nos pattes et éventuellement dans nos bottes.
Avec «Faune(s)», Olivier Dubois définit l’humanisme d’aujourd’hui : celui qui relie le corps et l’esprit, l’animal et le sociétal.Pascal Bély
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Crédit Photo : Christophe Raynaud de Lage. « Faune(s)» d’Olivier Dubois, de Dominique Brun, Sophie Perez, Xavier Boussiron et Christophe Honoréa été joué le 7 juillet 2008 dans le cadre du Festival d’Avignon.
A l’arrivée, le décor évoque une maison de poupée, et l’on pense à la pièce de Thomas Ostermeier « Concert à la carte » présentée en 2004 au Festival d’Avignon. L’intimité entre acteurs et spectateurs est immédiate, vu le crépitement des flashs d’appareils numériques. Avant le début de la représentation, « Sonia » du metteur en scène Letton, Alvis Hermanis, est déjà une attraction. Ce décor est mutique. Mythique. Deux cambrioleurs (exceptionnels Gundars Abolins et Jevgenijs Isajevs) pénètrent dans l’appartement. Ils fouillent maladroitement et tombent sur un pot de confiture. La gourmandise prend le pas et le doigt dans la gelée, nos hommes perdent de leur superbe machiste pour jouer aux enfants. En violant son identité, l’un fait essayer à l’autre une robe puis s’assoit à table pour feuilleter l’album photo de l’absente. Tel un processus de transformation de la pierre en liquide, de l’horloge à la cellule, Sonia se réincarne. Nous sommes dans un décor des années trente, mais la pauvreté de cette femme semble intemporelle. Nous la suivons de la cuisine vers la table puis de nouveau aux fourneaux. Elle fait de beaux gâteaux qu’elle décore comme le plateau d’un théâtre de cabaret. Elle chorégraphie ses talents culinaires alors qu’elle fait danser un poulet, prêt à cuire, une bouteille dans le derrière.
Lorsqu’elle est fatiguée, elle sort sa dizaine de poupées russes qu’elle allonge sur son lit. «L’autre », finit par se goinfrer de ce gâteau et se maculer le visage de crème au chocolat. Muni de ce masque, il s’assoit pour écrire des lettres d’amour fictives à Sonia. Incarné en metteur en scène machiavélique, il lui offre le plus beau rôle de sa vie. Elle se prend au jeu et la voilà amoureuse. Toute une mécanique théâtrale entre poésie et humour se met en place jusqu’à la scène finale, où nos deux compères, retrouvant leur statut de cambrioleur, continuent leur besogne. Le libéralisme sauvage reprend ses droits.
« Sonia » est une oeuvre d’aujourd’hui. Parce qu’elle évoque l’Europe, ces peuples de l’Est qui ont été écartés de ce projet politique pendant les années de plomb du communisme. Dans cette Europe à vingt-sept, le théâtre peut tous nous rapprocher, car « Sonia » parle à chacun de nous. De pureté du sentiment amoureux, de sacrifice, d’obstination. Le théâtre d’Hermanis nous plonge dans nos premiers pas d’enfant alors qu’il n’est question que de vieillesse sur scène. C’est le corps transformé, maculé qui charrie, véhicule notre désir de vie. Le texte accompagne, mais la voix (on parle doucement dans ce théâtre là), est celle du corps.
Avec Hermanis, le moindre mouvement est à la croisée du social et de l’intime. Ce n’est plus le théâtre classique français, encore moins l’approche transdisciplinaire belge.
Le théâtre d’Hermanis, c’est cette broche représentant une colombe blanche que les cambrioleurs posent sur la table avant de partir.
Une utopie venue de l’Est.
Pascal Bély
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“Sonia” de Tatiana Tolstaia, mise en scène d’Alvis Hermanis a été joué le 6 juillet 2008 au Fesitval d’Avignon.
Samedi 5 juillet 2008. Fin du Festival « Montpellier Danse ». Traversée du Rhône puis arrivée à la Carrière de Boulbon. Le paysage est féerique : tout semble vert et à peine consumé par le soleil d’été. Je me laisse bercer par des effluves de senteurs méditerranéennes. Le festival d’Avignon commence par ce spectacle naturel grandiose. Une perspective qui pourrait s’inclure dans «Stifters Dingue», oeuvre du compositeur et metteur en scène allemand Heiner Goebbels présentée à La Chartreuse.
Mes premiers liens…
Ils sont quatre à nous attendre. Un quatuor « Inferno » comme le suggérerait Roméo Castellucci : Valérie Dréville, Jean-François Sivadier, Gaël Baron et Nicolas Bouchaud réunis pour la circonstance par Paul Claudel et «Le partage de midi». Quatre figures qui ont jalonné mon parcours de spectateur. Avouez que cela intimide. Je n’ose imaginer ce que je vais écrire à l’issue de la représentation…
Ils n’ont pas de metteur en scène : la place est libre et seule leur interdépendance peut créer le mouvement. À peine le festival commencé, je le ressens ouvert, à l’image de ce décor impressionnant : un plateau en bois, posé sur des rails qui mènent vers la falaise. Un paysage tout à la fois désertique et nourri de va-et-vient, de quais de gare, et de voyages lointains. Un décor pour se décentrer de ces quatre monstres, pour ressentir l’exil vers la Chine de Ysé et de son mari Ciz, accompagné de son amant Almaric et de sa passion secrète, Mesa. Pour introduire le premier acte sur le bateau où les quatre personnages jouent au chat et à la souris , Bouchaud et Sivadier se poussent l’un contre l’autre pour avoir la place. Joli clin d’oeil pour ceux qui s’amusaient déjà de les voir s’entretuer sur scène. En évacuant d’emblée leur démon (et le nôtre finalement), le théâtre reprend ses droits.
Je n’aime pas Paul Claudel: cette langue compliquée m’isole plus qu’elle me relie. Mais Nicolas Bouchaud en amant puis futur mari, m’aide à me remettre sur les « rails » : son jeu est si limpide que, quel que soit l’auteur (ici Claudel, hier Brecht), c’est du Nicolas Bouchaud. Valérie Dréville (épatante) veille à ce qu’il n’envahisse pas Claudel et arrive subtilement à jouer de ses faiblesses, notamment quand elle complote avec lui.
Dès le premier acte, le quatuor est là, tissent ses liens et chacun est une poulie de ce bateau de l’exil. Plus tard, alors que la torpeur me gagne (le texte de Claudel, toujours lui), nos protagonistes s’essaient à une danse majestueuse (joli clin d’oeil à l’édition 2005 du Festival d’Avignon où certains s’interrogeaient encore de l’articulation entre le théâtre et le corps !). Dans le deuxième acte, alors que les amants se retrouvent dans un cimetière, le décor devient féerique, où chaque tombe est une lumière : doit-on y voir l’influence (inconsciente ?) de Roméo Castellucci, l’autre artiste associé de l’édition 2008 du Festival? Peu à peu, tous ensemble, ils incarnent leur personnage en se fondant dans le décor, en déployant l’espace de l’imaginaire du spectateur, en symbolisant ce théâtre qui se décentre du texte pour mieux le servir par un jeu du corps (on ne le répétera jamais assez, ce « Partage du midi » est dansant).
Mais la dynamique s’essoufle. Je regrette amèrement la dernière scène alors que Ysé et Mesa s’apprêtent à mourir. Le bateau du premier acte revient, mais en modèle réduit. Le son, plutôt que de restituer l’explosion à venir, fait un vacarme qui noie l’intensité de la situation. À mesure que la fin approche, ce bateau devient naufrage d’une mise en scène qui tue toute possibilité pour le spectateur d’en ressentir l’effroi. Voilà Valérie Dreville et Jean-François Sivadier, tels des voleurs, reprendre ce qu’ils nous ont donné. Alors qu’ils vont mourir, je suis déjà loin.
Au final, le passionné de théâtre est déçu. L’amateur de dérives artistiques est comblé pendant que le blogueur s’angoisse à devoir articuler les deux. Mais n’est-ce pas la fonction du théâtre, celle de nous mettre dans un intervalle pour y développer notre créativité.
À n’en pas douter, Valérie Dréville est l’autre artiste associée du Festival. A bien y repenser, ce «Partage du midi » est en soi un festival. Imparfait. Comme Avignon.
Pascal Bély
www.festivalier.net Crédit Photo : Christophe Raynaud de Lage.“Le partage de Midi ” de Paul Claudel joué par Valérie Dréville, Nicolas Bouchaud, Jean-François Sivadier, Gaël Baron, assistés par Charlotte Claments a été joué le 5 juillet 2008 dans le cadre du Festival d’Avignon. A voir jusqu’au 26 juillet.
Avec un tatami, deux techniciens dispersent une poudre blanche sur des bacs posés au sol. Cela pourrait être une cérémonie mortuaire où l’on répand les cendres de la modernité pour qu’émergent des territoires encore inconnus. En l’absence de comédiens, nous sommes invités à nous immiscer dans un interstice où seul notre imaginaire peut nous conduire vers ce théâtre du mystère et de l’éphémère. Nous sommes ici au croisement du virtuel et de la matière organique, symbolisé par une imposante machine, un peu folle et si fragile, sur une scène maculée de liquides, tapissée de bruits et de couleurs. « Stifters Dinge » d’Heiner Goebbels est une merveille du monde, un spectacle si visuel qu’il ne peut se raconter. Seulement se ressentir, à fleur de peau.
L’eau se mélange petit à petit à la poudre. Une terre inexplorée émerge puis disparait et la nature reprend ses droits jusqu’à guider l’énorme machine de l’artiste allemand vers une épopée fantastique. Cinq pianos, actionnés par des mains invisibles, vont sonoriser ce voyage au coeur de la nouvelle humanité, d’une terre patrie de tous, abri de chacun. Le spectateur scénarise lui-même les changements de décors, de lumières, de matières pour se projeter dans un monde où tant de territoires sont à découvrir si l’on fait confiance à l’artiste, à la technologie, à notre puissance créative, seule ressource inépuisable pour naviguer dans l’imprédictibilité. En soixante-dix minutes, la machine avance vers vous, puis recule et l’on se surprend à redevenir contemplatif dans un théâtre ! Car ces mouvements permanents ne sont pas seulement des effets de décor, mais ils font symboliquement bouger notre corps alors que nous sommes sagement assis, ouvrir notre regard en trois dimensions alors que nous sommes si prêts de ce territoire inaccessible. C’est alors que résonne une interview de Levi-Strauss par Jacques Chancel affirmant qu’il n’y avait plus aucun territoire vierge à découvrir. Vingt après, au Festival d’Avignon, la toute-puissance de l’expert ne peut plus rien contre la force de l’imaginaire. Jubilatoire !
Le voyage continue et l’on finit par perdre toute notion de temps mécanique et d’espace délimité même quand Heiner Goebbels nous raconte sa marche dans une forêt où la glace tombe des arbres gelés. Ici, nulle approche culpabilisante sur notre lien avec la nature, mais au contraire, une réappropriation des bruits, des lumières, des changements de climats et de matières pour façonner notre regard face la complexité : la carte n’est pas le territoire ! Et l’on se surprend à constater qu’il n’y pas d’hommes sur scène, que l’on peut aimer cette musique jouée sans pianiste : sommes-nous au théâtre ou ailleurs dans une communauté virtuelle entre « Myspace » et la Foire du Trône? Des chants traditionnels résonnent du fond de la salle et l’on rêve de se retourner pour découvrir celui qui tient les ficelles de ce monde si bien articulé. Mais il ne doit y avoir personne. Pas d’être divin, mais une énergie venue d’une réappropriation de l’histoire et du devenir de l’humanité pour construire ces nouveaux espaces de communication entre l’homme et la nature. Me voilà habité par une éthique du développement durable. Sublime !
Heiner Goebbels signe là une oeuvre majeure : celle de nous repositionner dans l’évolution d’une humanité qui va puiser sa force dans un nouvel imaginaire.
Pour transmettre aux générations futures les commandes de cette machine post-moderne.
« Stifters Dinge» d’Heiner Goebbelsa été joué le 11 mai 2008 dans le cadre du KunstenFestivalDesArts de Bruxelles et au Festival d’Avignon du 6 au 14 juillet 2008.
Raimund Hoghe est l’artiste « associé » du Festival Montpellier Danse. Invité quasiment chaque année, le public lui réserve un accueil tout à la fois chaleureux et distant. 2008 ne déroge pas à la règle avec deux propositions, aux antipodes l’une de l’autre.
« Boléro Variations » restera l’un des grands moments du Festival. Pendant plus de deux heures, nous sommes guidés pour changer notre système de représentation sur l’une des musiques les plus mythiques du répertoire, le « Boléro » de Ravel avec pour certains, la danse de Béjart en embuscade. Car, que n’ais-je entendu à l’entracte de la part d’un public âgé, souvent nostalgique! « Ce n’est pas de la danse », « enfermons-le ». J’ai donc pris le temps pour expliquer, convaincre, calmer les impatiences de mes voisines remontées à bloc. Car, le langage de Raimund Hoghe paraît si loin des clichés que véhicule encore la danse : celle du mouvement à tout prix, à toute vitesse.
Ici, « Le Boléro » est un album de famille intergénérationnel, une mappemonde qu’Hoghe fait tourner pour l’arrêter avec ses cinq danseurs (tous exceptionnels) avant de repartir. Cette musique lancinante est ici un espace bien plus large qu’il tricote avec d’autres morceaux de sa discothèque personnelle. Le « Boléro » de Raimund Hoghe impressionne par son travail sur l’intervalle, toujours habité, jamais saturé, mais en mouvement continu. À aucun moment, les danseurs ne sont isolés : quand bien même je n’observerais que l’un d’entre eux, je ressens tous les autres. Du groupe à l’individu, ce “Boléro”est l’hymne de l’unisson ! Chaque pas, chaque geste n’est plus une mécanique imperturbable, mais une dynamique où s’étire le sens. Ce n’est plus le temps de l’énergie, mais l’énergie du temps. Comment ne pas être époustouflé par la posture d’écoute dans laquelle nous sommes!
L’apogée de ce « Boléro » survient alors que Lorenzo De Brabandere pose sur l’épaule de Raimund Hoghe un plâtre, comme la caresse de la mère avec son bébé, un retour aux sources du geste dansé. Un autre cérémonial suit, où chacun déposera un tas de cendres coloré, métaphore des fours crématoires, où les corps prostrés reprennent vie. Hymne à la renaissance, à la croyance d’un renouveau même dans l’horreur. Alors qu’une femme se lève de sa chaise pour donner à chacun des vêtements propres (autre geste maternel…sublime), le « Boléro » touche à sa fin. Séparement, chacun gravite autour de lui-même pour délimiter l’espace du corps dansé.
Ils me font tourner la tête. Mon manège à moi, c’est eux.
On aurait tant aimé être ainsi caressé avec «L’après-midi», un solo pour Emmanuel Eggermont, présenté quelques jours plus tard en clôture du festival. Peine perdue, le public n’est pas convié. Le face à face final en dit long sur cette relation quasi fusionnelle entre un chorégraphe et son danseur «fétiche». En écho au corps bossu de Hoghe, répond le corps parfait, statufié, verticalisé d’Eggermont. Il est cet « autre ». Et même si la statue vacille, la distance entre lui et nous est troublante, poussant jusqu’à son paroxysme le culte de la beauté plastique. À deux, ils nous convient à explorer leur territoire tout en veillant bien de le verouiller. J’observe de loin l’intimité de leur relation dont on suppose l’intensité.
Un fait semble certain : la soirée sera sans eux. Le Festival d’Avignon m’attend. Raimund Hoghe n’est pas du voyage cette année.
Pascal Bély – Le Tadorne.
« Boléro Variations» de Raimund Hoghe a été joué le 2 juillet 2008 dans le cadre de Montpellier Danse. "L'après-midi" de Raimund Hoghe a été joué le 5 juillet 2008 dans le cadre du Festival Montpellier Danse
La scène du Théâtre de Gramond est une caisse sombre. Clostrophobe s’abstenir. Elles arrivent, toute de noir dévêtues, en maillot de bain et talons aiguilles pour l’une, bottes pour l’autre. D’emblée, je ressens que tout cela va mal finir. Elles gémissent en retenant leurs larmes avec un gros mouchoir noir. Leur relation est à pleurer : méchantes et sans égard, elles jouent à celle qui pousse l’autre le plus fort. Mathilde Monnier et La Ribot en font des tonnes, l’orage finit par gronder et un bruit assourdissant envahit la salle. On croirait le début de la fin du monde quand elles se jettent sur le sol, maculé de rideaux noirs (de théâtre ?). Je les attendais pour me marrer un peu. Au final, je quitte leur univers quelque peu dépité. Elles ont un sacré problème qui n’est pas le mien. Ou du moins pas encore…
Car si « Gustavia » manque de fluidité dans la mise en scène et paraît non abouti, quelques scènes marquent les esprits peu préparés à voir Mathilde Monnier sur ce registre angoissé, d’autant plus qu’elle nous avait laissé en 2006 avec l’univers déjanté de Philippe Katerine et en 2007 à l’unisson avec « Tempo 76 ». Et même s’il était question à l’époque de notre monde vacillant, Monnier a semble-t-il pris un gros coup sur la tête. Comme en témoigne les dix minutes où La Ribot, une planche à la main (vestige de la croix du Christ ?) tourne autour d’elle-même comme une hélice d’hélicoptère, pour lui en mettre plein la gueule. Violence d’une époque qui la voit se relever et évacuer à deux cette planche maudite. Alors que la Ribot s’emmêle les pinceaux à vouloir nous parler de la mort (l’acteur aurait-il ainsi perdu de sa superbe ?), elles s’essaient à une articulation avec l’art contemporain qui fonctionne à vide, seau sur la tête. La forme disqualifie le sens dans une société toujours plus friande de communication publique (il suffit pour s’en convaincre d’observer les stratégies marketing de nos institutions culturelles !).
Mathilde ne va pas fort. Et nous n’avons encore rien vu. La dernière scène, où sur deux tabourets, elles nous offrent une logorrhée sur la femme, avec gestes appuyés pour signifier le degré zéro de la pensée : nous en serions donc là de nos archétypes usées et rabâchées. L’angoisse est palpable. Je ne ris qu’à moitié. « Gustavia », nom de femme, pour faux nom de scène, interpelle sur les nouvelles formes de l’art et leurs représentations. À l’heure de la Sarkozy décadente, elle pointe là où cela fait mal. C’est un acte courageux de la part du Centre Chorégraphique National de Montpellier, dirigé par Mathilde Monnier, que de positionner la danse sur de tels questionnements.
« Gustavia » sonne peut-être un virage dans la carrière de ces chorégraphes aux propositions atypiques. Il n’en reste pas moins que l’on ne peut pas laisser Gustavia seule, avec sa planche et ses tabourets.
La prochaine fois, nous pourrions nous les recevoir sur la tête.
Pascal Bély – www.festivalier.netPs: quelques mois aprés, au Festival d’Automne à Paris, Guy Degeorges d’Un soir ou un autre a cherché la cohérence…
” Gustavia”de Mathilde Monnier et La Ribot été joué le 2 juillet 2008 dans le cadre du Festival Montpellier Danse.
Cela ne peut continuer ainsi. Il est temps pour le Festival de Marseille d’arrêter la gabegie et de passer à autre chose. Chronique d’une mort annoncée pour renaître autrement…« Zeitung », chorégraphie d’Anne Teresa de Keersmaeker, est au programme de ce dimanche soir. Cette année, le festival nous donne rendez-vous au Hangard J 15 du Port Autonome, inaccessible en voiture! Deux possibilités pour s’y rendre : le bus ou le bateau. Métaphore d’une divagation possible entre terre et mer, je me prête à l’exercice, comptant sur cet espace pour lâcher-prise et découvrir peut-être un nouveau champ artistique. 19h30. Le bateau amarré au Vieux-Port embarque les passagers – spectateurs. Quarante minutes d’une traversée qui symbolise l’intention de ce festival, son rapport à la ville et son projet politique. À peine avons-nous quitté notre port d’attache, qu’un homme au micro évoque le passé du Vieux-Port, le présent et le futur du Port Autonome de Marseille, inscrit dans l’ensemble « Euroméditérannée ». Il n’en faudrait pas beaucoup pour que l’on salue le bilan de Jean-Claude Gaudin.
Arrivé à quai, je m’étonne : des transats, des tapis posés à terre et des barrières pour délimiter l’espace, vigile en embuscade. Avec des amis, nous prenons notre pique-nique. Je suis stupéfait d’être parqué ainsi. J’y vois une métaphore : une fois de plus, le public est déconnecté de la ville. Je suis dans une réserve d’Indiens et le projet culturel de Sarkozy trouve ici sa traduction : marginaliser, isoler les amateurs d’art, réduire leur possibilité d’interactions pour progressivement réserver le spectacle vivant à une élite de « bobos ».
Mais ce n’est rien à côté de ce qui nous attend à l’intérieur du hangar : c’est un déluge de communication à la gloire du Port Autonome de Marseille (qui doit bien avoir besoin de redorer son blason alors qu’il perd chaque année sa place dans le palmarès des ports européens). L’aménagement a coûté manifestement de l’argent pour au final donner des conditions d’accueil inacceptables pour les artistes et le public. Plus de 35° à l’intérieur, bruits métalliques incessants, public indiscipliné. L’espace est inapproprié : doit-on une fois encore rappeler à Apolline Quintrand, directrice du Festival, que la danse est un art fragile. Qu’importe. Chaque année, elle reproduit le même schéma : c’est la communication d’entreprise qui impose la relation entre l’oeuvre, son environnement et le public. Celui-ci de plus en plus indiscipliné consomme de la culture (après tout, c’est le seul positionnement qui lui est proposé). L’art n’est qu’un faire-valoir pour promouvoir un micro territoire et des intérêts exclusivement économiques. Je n’ai quasiment rien vu de « Zeitung », écrasé par la chaleur, dérangé constamment par le bruit, démoralisé par tant d’irrespect. Quelques jours plus tard, le même scénario se répète : le public est convoqué à l’autre bout de la ville au Théâtre Nono (à une heure du centre). Le spectacle prévu à 22h, commence avec 30 minutes de retard pour attendre le public pris dans les bouchons ! Mais je devine la suite pour 2009: Apoline Quintrand nous baladera à nouveau pour en rajouter sur le « sens » caché de ces vagabondages et regretter les espaces passés qu’elle a elle-même imposés. Sauf que cette fois-ci, cela se fera sans moi. À moins qu’une nouvelle direction soit donnée à ce festival. Treize années après sa création, il n’a pas trouvé sa place sur la scène culturelle française et internationale. Il ne fédère pas sur la ville, car quasiment inconnu de la population. Son projet est faible au regard des courants artistiques émergents qui traversent le spectacle vivant. Plus proche d’une approche bourgeoise de l’art, il suit le mouvement plus qu’il ne le précède. Le Festival pourrait être un outil de maillage entre toutes les structures culturelles de la ville : créer de nouvelles reliances entre les acteurs professionnels et le public (faciliter des liens plus transversaux), promouvoir de jeunes talents locaux, diminuer les charges de fonctionnement (en diffusant les spectacles dans les salles déjà existantes) et accompagner des formes artistiques pour investir dans l’économie de l’intelligence. Faire en sorte que la programmation ne soit plus aux mains d’une seule équipe monolithique dans ses origines sociales, mais une co-construction entre plusieurs partenaires issus des quartiers de la ville. L’idée est de doter Marseille d’un Festival qui relie les territoires plutôt que de les isoler à partir d’oeuvres artistiques qui travaillent le lien entre couches sociales. Cela préparerait Marseille à affronter les défis majeurs de la globalisation. Tout un programme pour être à la hauteur en 2013 dans le cas où Marseille serait capitale européenne de la culture. Si rien n’est fait, le Festival disparaîtra de lui-même, faute d’un projet global. Les valeurs marchandes qu’il promeut l’isoleront dans la sphère de la communication d’entreprise qui, jusqu’à preuve du contraire, n’a jamais produit du sens et éclairé la société. La parole est maintenant aux artistes qui, pour reprendre les propos du philosophe Bernard Stiegler dans la revue Mouvement, doivent « participer à l’avenir du pays» : «Il faut cesser d’opposer la technologie, l’industrie et la modernité à la culture… Il faut se battre pour que la culture vienne au coeur de la lutte économique…Je me bats beaucoup pour la renaissance des figures de l’amateur. Nous nous sommes habitués à avoir des publics de consommateurs : que le public consomme nos produits, et nous voilà satisfaits…Mais ce public, on a perdu toute relation avec lui, et c’est pourquoi ce n’est pas un véritable public. »
Cette année, Montpellier Danse accompagne le public à intégrer les processus de déconstruction dans son rapport à l’art. Après l’extraordinaire « Heterotopia» de William Forsythe, c’est au tour de l’allemand Xavier Le Roy avec « More Mouvements Für Lachenmann » de s’appuyer sur des formes déconstruites. Sauf qu’ici, tout est à distance, le public est sagement assis, et je m’amuse à chercher le propos qui transcende une telle performance. Car, cela en est une. Quatre guitaristes, un quatuor à cordes transforme une musique contemporaine fragmentée en mouvements chorégraphiques à partir des bras et des expressions du visage. Chaque geste est écrit sur une partition et la séquence finale nous fait écouter la sonorité de cette danse alors qu’ils n’ont plus d’instruments.
Tout le cérémonial des concerts classiques est ainsi détourné pour que le son s’inscrive dans un interstice entre le corps et l’instrument. À partir de quatre tableaux distincts, Xavier Le Roy nous guide à entendre autrement, à voir différemment l’articulation entre la danse et la musique. Le burlesque émerge parfois quand un fragment musical trouve un prolongement inhabituel dans le mouvement, ou lorsque le silence et l’immobilité s’incrustent dans la partition pour nous inclure. J’observe, je scrute, j’écoute comme si l’on me soumettait un nouvel espace dont il faudrait d’abord comprendre les codes pour entrer. À l’image d’un savoir d’expert ou scientifique, « More Mouvements Für Lachenmann » m’impressionne, mais ne résonne pas. À court de ressentis comme levier d’écriture, je peine à écrire, à retranscrire une vision d’ensemble comme s’il ne suffisait plus de me présenter un nouveau langage, aussi beau soit-il, pour que je sois touché.
Il en est ainsi d’un spectateur encore sonné par « Heterotopia » et qui veut bien entendre la déconstruction s’il elle n’utilise pas les mêmes espaces de représentation que la construction linéaire.
Laissons le temps à Xavier Le Roy d’inclure la complexité dans ses liens avec le public.Pascal Bély – www.festivalier.net
« More Mouvements Für Lachenmann » de Xavier Le Roy a été joué le 1er juillet 2008 dans le cadre du Festival Montpellier Danse.