Le Festival d’Avignon symbolise l’état de notre société. C’est une caisse de résonance et la conférence de presse du 18 mars autour de la présentation de la 63ème édition n’échappe pas à cette isomorphie. Avant d’entendre le directeur Vincent Baudriller, le discours des politiques a souvent consterné. De la pure cuisine politique locale, loin des enjeux de la crise sociale et de la fonction que pourrait y jouer le spectacle vivant. À voir ce mille-feuille (Mairie, Communauté d’Agglomération, Etat, Conseil Régional, Conseil Général) se transformer sous nos yeux en une strate fossilisée, on prend conscience du déficit démocratique dont souffre notre pays, de l’écart grandissant entre le milieu de la culture et ceux qui nous gouvernent.
Le Festival d’Avignon sera donc l’une des rares manifestations où les citoyens vont pouvoir discourir sur l’état du monde sans être pris en flagrant délit d’intelligence. Pour cela, la Direction a choisit d’élargir notre regard sur le théâtre par de multiples articulations avec le cinéma (Amos Gitai avec « la Guerre des fils de la lumière contre les fils des ténèbres », Federico Leon avec « Yo en el Futuro »), avec les nouvelles technologies (Denis Marleau avec « Une fête pour Böris »), et en donnant au récit sa fonction de relier l’intime et le sociétal.
Entre Beyrouth et Montréal, Madagascar et Le Caire, Anvers et Marseille, Varsovie et Buenos Aires, Gand et Haïfa, Nantes et Brazzaville, Séville et Modène, jamais le festival ne m’est apparu aussi cosmopolite, ouvert sur les réalités d’un monde complexe. Pour appréhender la crise globale, le Festival nous offre l’opportunité de développer notre vision globale, en multipliant les angles de vue et les territoires. Ainsi, nous pourrions nous retrouver collectivement dans une “clairière“, espace émergeant qui échappe, d’après Wajdi Mouawad (l’artiste associé), à la maîtrise de l’homme et permet l’art de la conversation.
On commencera probablement par scruter le ciel de la Cour d’Honneur tout au long d’une nuit proposée par Wajdi Mouawad pour l’intégrale de ses trois pièces (« Littoral », « Incendies », « Forêts ») avant de voir la quatrième (« Ciels ») dans l’espace déshumanisé du Parc des Expositions de Chateaublanc. Cette « traversée » donnera l’opportunité à Mouawad de remettre en question ce quatuor. Le public d’Avignon participera à coup sûr à ce processus !
L’intention est-elle la même pour le Marseillais Hubert Colas ? Il présentera sa trilogie (« Mon Képi Blanc », « Chto » et « Le livre d’or de Jan »). Deux furent jouées dans le cadre de l’excellent festival marseillais « Actoral ». C’est certain, Colas rencontrera le public d’Avignon.
À peine intronisé lors de l’édition de 2004, Jan Lauwers nous revient cinq ans plus tard avec lui aussi sa trilogie. Deux pièces sont déjà connues (la magnifique « Chambre d’Isabella » et en réchauffé, l’indigeste « bazard du homard ». On sera attentif à « La maison des cerfs », sa dernière création pour vérifier si Lauwers peut encore nous parler du monde en stimulant notre imaginaire.
Entre intime et sociétal, Pippo Delbono sait créer les passerelles. Avec « La menzogna », j’entends d’avance l’enceinte de la Cour du Lycée Saint-Joseph résonner. Du spectacle vivant. Hurlant.
Tout comme le chorégraphe Rachid Ouramdane qui avec « Des témoins ordinaires » et « Loin » évoquera sur scène la mémoire des exilés et des torturés. Beau partage en perspective. Autres plaies, avec le québécois Christian Lapointe qui avec son « CHS » donnera à voir et à entendre le corps brûlé. Les corps de Nacera Belaza avec “le cri » risquent par contre de provoquer le débat sur la relation particulière qu’elle entretient entre la danse et le public. On n’ose encore imaginer ce que nous prépare Maguy Marin. Mais du débat, du conflit, il y aura et l’on ne se privera pas de faire quelques liens avec le propos percutant que nous promet Jan Fabre avec son « orgie de la tolérance ». Le chorégraphe canadien Dave St-Pierre viendra poser par la suite un baume chorégraphique sur nos plaies ouvertes avec « Un peu de tendresse, bordel de merde ! ».
Vous l’aviez rêvé, le Festival programme le polonais Krzysztof Warlikowski dans la Cour d’Honneur avec « (A)pollonia » pour y dévoiler la complexité de notre humanité à partir d’extraits d’Euripide, Eschyle, Hanna Crall… On nous promet une ?uvre pluridisciplinaire. Ce sera aussi un détour par les Grecs pour Joël Jouanneau avec « Sous l’?il d’?dipe » d’après Sophocle et Euripide, avant que no
us plongions dans l’atmosphère de crise sociale et amoureuse de « Casimir et Caroline » par Johan Simons et Paul Koek dans la Cour d’Honneur.
La crise de civilisation va donc s’incarner cet été. La France ne sera pas en reste avec Jean-Michel Bruyère et « Le préau d’un seul » qui mettra en scène l’outil policier qu’est le camp de rétention. On reviendra avec Thierry Bedard et l’écrivain malgache Jean-Luc Raharimanana sur les massacres de l’armée française à Madagascar en 1947 et sur le caractère inextricable des conflits au Proche-Orient avec Lina Saneh et Rabih Mroué (« Photo-Romance »). Le collectif Rimini Protokoll avec « Radio Muezzin » tentera d’humaniser notre vision sur l’Islam tandis que Christoph Marthaler (futur artiste associé en 2010 avec l’écrivain Olivier Cadiot) posera un regard poétique et provocateur sur une humanité déclassée avec « Butzbach-le-Gros, une colonie durable ».
Cette programmation ouverte nous permettra d’accueillir pour la première fois au Festival Claude Régy et son « Ode Maritime » de Fernando Pessoa, le cinéaste Christophe Honoré et son « Angelo, Tyran de Padoue » de Victor Hugo et le flamenco décapant d’Israel Galvan.
Avec une telle traversée, les mille-feuilles vont souffrir…
Pascal Bély
www.festivalier.net
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