Le Théâtre hongrois de Cluj, basé en Roumanie, présente une oeuvre forte, exigeante, dans la salle du chapitre au Théâtre des Halles. “Naître à Jamais” est une histoire de survie. Survivre après les camps de concentration, survivre aux autres, à ses souvenirs, à soi. Sur fond de Shoah, András Visky raconte l’histoire de l’homme sans nom, à l’identité non reconnue, incarne le « nous », les innocents de Guantanamo, Florence Cassez emprisonnée au Mexique.
“Naître à jamais” résonne dans le monde contemporain que nous construisons, comme si l’histoire se répétait.
La découverte du théâtre hongrois vous emmènera dans des contrées non encore explorées. La barrière de la langue s’efface derrière la danse, la gestuelle, le chant et la prière de ces corps fantômes. Ils ne sont que l’ombre d’eux-mêmes, âmes errantes pour trouver un coupable à leur tragique destin.
“Naître à jamais” est une oeuvre qui donne à réfléchir sur la condition des peuples, sur ce que nous laissons en héritage, sur la place de la religion dans notre rapport au monde, sur ce que nous sommes et surtout pourquoi nous en sommes arrivés là.
Un théâtre pour panser les plaies, penser nos plaies.
Laurent Bourbousson – www.festivalier.net
“Naître à jamais” de Andras Visky au Théâtre des Halles en Avignon. Jusqu’au 30 juillet 2009.
Maguy Marin est au rendez-vous, avec tous ses danseurs. L’École d’Art affiche complet pour cette rencontre inoubliable. Alors que la dernière représentation de «Description d’un combat» dans le Festival d’Avignon approche, le public présent fait preuve d’un beau regard critique. Une heure d’échanges qui permet à Maguy Marin et à son collectif de se poser, d’écouter, loin de Paris et des grandes métropoles.
C’est précisément du public dont il est question dès le départ. « Comment expliquer la violence de certains spectateurs pendant ou à l’issue des représentations ? ». Ces comportements ont longtemps « abasourdi » Maguy Marin : « pourquoi cela déchaîne-t-il du terrible ? ». Il se trouve que le public se ressent « expert » en danse et ce statut lui donne de l’assurance. « Le prix du billet lui procure des droits ». Il y a donc « une responsabilité partagée entre artistes – public- directeurs de salle dans cette violence qu’il nous faut travailler ». Une spectatrice avance une autre hypothèse : « Le jour où je me suis demandé « quand est-ce que cela commence » à propos d’Umwlet, j’ai commencé à m’interroger. Vous n’êtes jamais sur le consensus et cela nous oblige à changer de regard ». Or, c’est ce changement qui provoque la tension, la rage. Il en est un autre, tout aussi brutal : « Aujourd’hui, le problème, c’est le cloisonnement. Pourtant, ce qui relie les disciplines, c’est l’Acteur. À Avignon, on apprend tout cela et c’est Pina Bausch qui a commencé cet apprentissage ».
Pourtant, le public et les institutions continuent à cloisonner. C’est une autre sauvagerie. En réponse, Maguy Marin précise : « Il est important que des artistes, des techniciens du jeu, s’emparent d’une parole qu’une norme empêche de prendre dont celle qui est de permettre à des acteurs étrangers, danseurs de surcroît, de s’emparer d’un texte français classique ! ». Un spectateur ajoute : « Le public doit cesser de mettre les artistes dans des fonctions. Le combat d’aujourd’hui, c’est lutter contre la spécialisation ».
La force de « Description d’un combat » est d’être au-dessus des cases et de procurer une force étonnante : « La façon dont vous traitez les images fait son effet à long terme. Cette ?uvre est un enchevêtrement de mots et d’images qui m’aide à voir les images de guerre et de combat » ; « Je pourrais en parler autant qu’il a duré…C’est un chant funèbre pour tous les morts et toutes les guerres » ; « La lumière amplifie le sens comme si elle prenait la parole. Nous sommes dans le cheminement avec vous ».
Cette «sauvagerie » du public est bien sûr en résonance avec le sujet de la pièce, rappelé par Maguy Marin : « Il y a des hommes qui se sont engagés pour des causes et ont laissé leurs vies. Aujourd’hui, c’est un gâchis, car nous sommes constamment en guerre. La question est de savoir comment nous vivons avec le passé, la mémoire ? Comment transmettons-nous à notre jeunesse ? ». À quoi un spectateur répond : « Le mot qui me revient au sujet de votre pièce, c’est la sauvagerie. Elle est partout, même à la Cour d’honneur où les spectateurs sont prêts à prendre votre place à l’entracte ! En Europe, on se bagarre tout le temps et l’on se parle mal. Maguy Marin est notre miroir à la différence d’un musée qui n’a pas cette fonction. Vous êtes sans arrêt sur l’invention or, celle-ci est rarement recevable. C’est important que le théâtre s’empare de cette boucherie. Vous y arrivez parce que vous êtes un corps vivant à plusieurs têtes ». Le public relie la danse et le théâtre jusqu’à souligner la « très grande dignité des interprètes : ils parlent de l’horreur sans jamais nous éclabousser ».
Alors bien sûr, on aurait pu attendre que Maguy Marin déclare la paix en toute fin du spectacle, mais cela aurait supposé un autre espace, un autre temps, car « la lenteur du spectacle est l’acception de la violence inéluctable du monde. C’est assumé », affirme un spectateur.
Assumons avec Maguy Marin.
Pascal Bély – www.festivalier.net
“Description d’un combat”, par Maguy Marin 8 au 16 juillet 2009 au gymnase Aubanel dans le cadre du Festival d’Avignon.
“L’inéluctable solitude de l’homme, voilà le point de départ de cet étonnant duo“, telle est la présentation de “Seuls, ensemble” de la compagnie Clash 66. A l’issue de cette représentation, ce sera aussi le point d’arrivée pour bon nombre de spectateurs à l’exception du public jeune, enthousiaste, qui acclame ce duo de hip-hop.
L’histoire est celle de la confrontation à l’autre. Elle prend place ici et là-bas, grâce aux techniques de projections sur écran. Le tout a un côté kitsch assez déconcertant. Le savoir-faire de ces deux danseurs de hip hop (Raphaël Hillebrand et Sébastien Ramirez) est au rendez-vous, il n’y a rien à redire.
Mais, mais…
L’écriture dramaturgique est épaisse comme une brindille. C’est un enchaînement de bravoure hip hopienne et l’on finit par lâcher prise. Les prouesses techniques sont là, mais le hip hop, en se déplaçant de la rue au théâtre, se doit d’être exigeant avec lui-même. Il devrait s’affranchir du geste pour aller au-delà. Le discours retenu (la confrontation à l’autre puis l’entraide) aurait mérité un travail de fond pour dépasser les images toutes faites (celles des ombres qui se donnent la main, par exemple).
En s’adressant à la jeunesse, qui est le futur public de danse, les programmateurs doivent faire preuve de plus de discernement. Avec “Seuls, ensemble”, Clash 66 laisse place à une danse sans fondement et valide l’idée que le hip hop n’a plus rien à dire.
Laurent Bourbousson – www.festivalier.net
“Seuls, ensemble”, au Studio des Hivernales, jusqu’au 26 juillet à 15h30. Relâche le 21 juillet.
Nous avons enfin trouvé les mots bleus. Ils ont arrêté le flot de paroles assourdissantes de ce festival. Jean-Quentin Châtelain s’avance vers nous, sur ce ponton métallique, vers cet océan de spectateurs prêt à vivre une expérience poétique inoubliable. Le décor est en soi un poème. À peine les vers de Fernando Pessoa résonnent que son visage, bleu, illumine, tel un phare. Comme avec Maguy Marin dans « Description d’un combat », la lumière amplifie le sens, prend la parole, et rend mystérieux cette poésie éclaireuse.
Cet homme est navire et nous devenons brume. Nous nous apprêtons à renaître, à nous plonger dans ce liquide amniotique de mots, fluidifiés par la voix de l’acteur dont le son rappelle la vague qui s’échoue. L’homme se tient droit pour puiser nos forces et nous emmener au large. Avec lui, nous retrouvons la vue des marins, nous ressentons l’air des pêcheurs, et entendons le bruit des bateaux alors que son râle traverse nos corps. Cet homme sur ce quai mélancolique nous dépossède de nos oripeaux, appareille avec nos désirs de voyages et nous accoste lentement par ses gestes doux pour qu’on apprivoise ses terres inconnues.
La mise en scène crée des archipels où sons et lumières prolongent la poésie de Pessoa : «tout se révèle multiple». Il faut toute l’ingéniosité, voire la malice de Claude Régy (quand le son monte, nous sursautons ; quand la lumière baisse, nous plongeons) pour nous attacher à cet acteur tout en nous déplaçant : ici, le dialogue est à deux, sinon rien. Car la mer charrie tant d’histoires et d’évolutions (de l’enfance à la mort, des bateaux à voiles au paquebot, de l’esclave à l’homme moderne,…) que nous ne pouvons baisser pavillon.
Et nous voilà accrochés à cet acteur qui divague parce qu’un tel voyage n’arrive qu’une seule fois dans une vie.
« Ah, n’importe comment, n’importe où, s’en aller !
Prendre le large, au gré des flots, au gré du danger, au gré de la mer,
Partir vers le Lointain, partir vers le Dehors, vers la Distance Abstraite,
Indéfiniment, par les nuits mystérieuses et profondes,
Emporté, comme la poussière, par les vents, par les tempêtes !
Partir, partir, partir, partir une fois pour toutes !
Tout mon sang rage pour des ailes !
Tout mon corps se jette en avant !
Je grimpe à travers mon imagination en torrents !
Je me renverse, je rugis, je me précipite !…
Explosent en écume mes désirs
Et ma chair est un flot qui cogne contre les rochers ! »
Fernando Pessoa – « Ode Maritime ».
Pascal Bély – www.festivalier.net
“Ode maritime” de Fernando Pessoa mise en scène de Claude Régy, au Festival d’Avignon jusqu’au 25 juillet 2009 à 22h.
Pour atteindre le Studio des Hivernales, il nous faut monter les escaliers comme au bon vieux temps où nous nous cachions dans le grenier pour y soulever la poussière et jouer au docteur. Tout un symbole. L’espace est minuscule pour accueillir « La Vouivre », compagnie pour deux danseurs (Samuel Faccioli et Bérengère Fournier) et un musicien (Gabriel Fabing). Qu’importe la petitesse de l’endroit, l’oeuvre se déploiera ailleurs. C’est certain. Car « Oups + Opus » ose inclure la danse dans un imaginaire cinématographique et sonore et crée une belle fluidité entre des disciplines artistiques au service d’une esthétique et d’un propos intelligent et intelligible. Rien que ça.
Ce spectacle en deux parties sur le couple relie bien plus qu’il ne sépare et c’est au spectateur de faire lui-même les passerelles. Le beau matériau est là, donné avec générosité.
« Oups » commence par ce couple, endimanché, assis sur son canapé. C’est leur espace relationnel dans lequel la danse est une mécanique savoureuse qui tire avec élégance les ficelles de ces deux marionnettes. Ils recherchent l’accord parfait et nous rappellent le temps lointain de nos parents où les convenances sociales et religieuses régissaient la communication ; à moins que leurs mouvements ne soient très actuels dans une société qui standardise tout autant le lien dans cette recherche (épuisante ?) de l’articulation rationelle.
A les voir se chercher en permanence les seins et le sexe avec des airs de ne pas y toucher, on sourit face à une telle naïveté et l’on s’inquiète de la pudibonderie montante de notre société « marketée ». Leur espace est un croisement permanent entre passé et présent et leur temps n’est que celui de l’humain. Est-ce pour cette raison qu’ils nous émeuvent, loin du pathos, mais proche de nous ? Leur danse, profondément charnelle, nous les rend beaux. Malgré leurs habits, il nous plaît de les voir si nus.
« Opus » libère notre couple. Leur scène s’affranchit et se déploie dans un environnement « dématérialisé» peuplé d’oiseaux et de sons (exceptionnel travail de Gabriel Fabing). Ces deux-là nous offrent l’un des espaces les plus ouverts qu’il m’est été donné de voir, où les danseurs s’articulent dans une interdépendance saisissante (moment incroyable où les corps servent d’émetteur radio !), où l’on passe du duo au trio comme métaphore d’une ouverture vitale, où d’une danse quasi fusionnelle, ils s’en émancipent pour laisser le corps oiseau se déployer (magnifique solo de Bérengère vers les derniers instants). Le son de Gabriel Fabing est une toile pour que la place de chacun ne soit plus statue, mais mouvement émancipatoire.
Alors que la lumière s’éteint, alors qu’elle est partie, on regarde Samuel. C’est à lui maintenant de voler, d’aller la chercher, d’imaginer encore et encore de nouveaux espaces pour danser et nous donner, une fois de plus, la force de « relationner » !
Qu’ils nous montrent encore comment on fait…
Pascal Bély – www.festivalier.net
“Oups + Opus” par “La Vouivre” au Studio des Hivernales à 15h30 jusqu’au 26 juillet 2009. Réservation fortement recommandée au 04 90 82 33 12.
La pièce est mineure, peu jouée et pourtant. “Angelo, tyran de Padoue” de Victor Hugo est programmée pour quatorze représentations à l’Opéra d’Avignon jusqu’à la fin du festival. Pour sa première création théâtrale, le cinéaste Christophe Honoré à droit à tous les honneurs, avec FranceTelevisions comme l’un des coproducteurs. Avignon semblait protégé de l’incursion de l’industrie télévisuelle dans la production du spectacle vivant. Cette année, une digue vient de tomber.
Angelo, personnage tyrannique et angoissé, incarné par Martial Di Fonzo Bo a donc une femme (Emmanuelle Devos) et une maîtresse (Clotilde Hesme). Une énigme abracadabrantesque permet aux amants et aux gardes du corps de jouer à cache-cache. Les deux comédiennes peinent à habiter une scène de théâtre, tout au plus seraient-elles plus à l’aise sur un plateau de cinéma. Quant à Martial Di Fonzo Bo, il hésite entre « la cage aux folles » et « Hamlet ».
Christophe Honoré brouille les pistes. Où sommes-nous? Quel sens dégage cette forme artistique hybride où théâtre, 7ème art, télévision s’enchevêtrent? Les effets visuels sont de toute beauté avec ce décor fait d’échafaudages de fer où un habitat sur roulettes se déplace tel un traveling et nous conduit de la cave au septième ciel, ou en enfer. L’imaginaire homosexuel est omniprésent : l’atmosphère suinte l’odeur de sexe des backrooms, les femmes sont ici fatales et fragiles, solidaires dans l’épreuve. Ce parti pris englue la mise en scène dans un jeu proche du soap opéra avec des acteurs qui frôlent souvent l’amateurisme. La télévision s’en contentera. Comme elle sera ravie d’une incursion chantée, déplacée et pour tout dire ridicule : Honoré recycle « les chansons d’amour », son dernier film musical à succès.
Le malaise est profond, car la tyrannie d’Angelo envers ses conquêtes est à peine incarnée, tout au plus caricaturée. Honoré ne dirige pas les acteurs : il les incruste dans le décor, fruit de son imaginaire. Telles des marionnettes, les comédiens semblent jouer leur propre rôle (Devos en Devos, Martial en Martial, …) comme si le « people » prenait le pas sur l’acteur de théâtre (Le Monde dans son édition du 12 juillet s’essaye même au storytelling : « Les ruses de Christophe Honoré pour trouver son casting de rêve »).
La dernière scène où descend un écran plat de cinéma, voire de télévision, signe la toute-puissance de l’image et tyrannise le spectateur : “gens de théâtre, la télévision va vous imposer une esthétique. Il en va de votre survie ». Ainsi, de façon subversive, le théâtre de Christophe Honoré sidère par l’image et inquiète par sa tyrannie rampante. En phase totale avec le projet politique du pouvoir en place qui fait de la télévision le vecteur des esthétiques à la mode et des discours autoritaires.
Pascal Bély – www.festivalier.net
A l’heure où cet article a été écrit, je n’avais pas d’informations précises sur le rôle de FranceTélévisions. La revue Mouvement, en date du 25 juillet, donne quelques précisions.
“Angelo, tyran de Padoue” par Christophe Honoré jusqu’au 27 juillet 2009 dans le cadre du Festival d’Avignon.
Rien de tel pour commencer son périple photographique en Arles que l’Église des Frères Prècheurs : la profondeur du lieu est une intersection idéale pour croiser ma vision et celle de Nan Goldin, commissaire d’expositions.
A l’entrée, l’endroit surprend par le vide. Rien. La projection va débuter. J’avance, le regard alentour. C’est en haut que cela se passe, au coeur de la nef, habillée pour la circonstance en temple de l’image. Salle obscure pour pêcheurs.
J’accède à la hauteur et domine en contre bas. Un mannequin, allongé les yeux ouverts, le torse dénudé semble perdu au coeur de la rédemption. Le photorama commence sur trois écrans qui nous affrontent. NOUS SERONS TOUS JUGES. Les images de peintures médiévales défilent, crient, décrient notre faute à chacun: nous sommes tous coupables. Et Nan Goldin de nous parler de sa descente dans l’enfer, de sa vie cruellement si réelle dans la douleur, de savoir que de toute manière tout est écrit, que l’on ne peut échapper à son propre dérapage. Tout est là sur de la pellicule couleur. Et d’autres encore, âmes en quête de normalité dans ces lieux de réadaptation où la désintox se veut frapper la réalité des douleurs. Nan Goldin shoote sa dimension pour symboliser le shoot que la vie lui a administré. Un refuge en extase.
Nous serons tous jugés. Nous aurons tous une Nan Goldin qui entrera dans nos existences, nous faisant étouffer les petits bonheurs pour signifier les grands malheurs. Celui de perdre un être cher. Car il s’agit bien de la perte ici, perte dans l’amour, perte de repères, perte de soi, perte de la perte.
On dit que tout suicide tue plus d’une personne.
Ma mère dit aux policiers : Dites aux enfants que c’était un accident. Qui essayait-elle de protéger ? Ce fut le moment de clarté qui décida ma vie, ma rupture avec ma famille, j’avais 11 ans. La tyrannie du révisionnisme même à l’instant de la plus grande angoisse. Banlieue résidentielle. Que les voisins ne l’apprennent pas. Ou même les enfants. Réécrivez l’histoire immédiatement avant qu’elle ne soit écrite.
Nan Goldin, 2004
Et je suis sortie au soleil, heureuse de respirer. Simplement de respirer.
Deux regards de spectateurs…éclairés par une nuit de théâtre avec Wajdi Mouawad.
7h40. Les oiseaux affolés crient dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes. C’est une fête au coeur de leur migration. Le public ovationne. Cela n’en finit pas. Depuis combien de temps la Cour n’avait-elle pas résonné, déraisonné ainsi ? Wajdi Mouawad rejoint sa belle troupe sur scène. L’homme est touché. Il entre dans l’histoire du Festival d’Avignon.
Comment un tel miracle a-t-il pu se produire ? Comment onze heures après, sommes-nous encore là, décomposés de bonheur, regards illuminés et couverts des sédiments déposés par nos imaginaires incendiés. Trois oeuvres ont fait leur travail. Nous avons fait la traversée. Ensemble. Car ce théâtre ne nous a jamais isolé, mais englobé dans un « vivre ensemble », une mémoire vive, une nation de spectateurs. Ce « nous » s’est construit tout au long de la nuit : à la troupe de comédiens sur scène répondait l’assemblée des femmes et des hommes venus le temps d’une nuit, se retrouver, dans la cour, «abattre ce mur», pousser les cloisons, pour un festin orgiaque de théâtre !
Le voyage du fils (exceptionnel Emmanuel Schwartz) pour enterrer son père dans sa terre natale (« Littoral »,), le périple de Jeanne et Simon, jumeaux, pour écrire l’histoire de leur mère décédée (« Incendies »,) l’enquête de Loup sur ses origines («Forêts») : autant de destinées qui finissent par se relier à la nôtre. Combien de deuils impossibles à faire, d’origines non élucidées, de chagrins enfouis parmi les spectateurs ? Pour créer un théâtre humaniste, il faut nous traverser et ne pas nous prendre de haut. Mouawad le sait. Pour cela, La Cour d’Honneur est priée de perdre de sa superbe : il l’habille de sons à l’aide d’un long rideau de lamelles qui, par léger mistral, produit une caresse auditive. Ce soir, point de décor imposant, tout n’est que chaises, murs lacérés, lumières horizontales, tables de bois, petit et grand cahier : avec peu, on fait beaucoup ! Ces objets portent encore l’empreinte des corps des ancêtres et des jeux de l’enfance. Son théâtre suinte ; sa scène transpire : le liquide est partout. Du vivant. Même les mots s’humanisent par cette palette d’accents qui jouent avec le Français comme autant de sonorités métissées au coeur de nos histoires enchevêtrées.
Ici, l’homme travaille, ne renonce jamais face au poids de la transmission : on s’émancipe pour ancrer l’histoire dans un futur à réinventer : cela en est presque magique. Avec Mouawad, les liens sont si tissés qu’ils vous accueillent pour soulager vos peurs et vos pleurs : ressentir sa mère trop tôt disparue, imaginer la grand-mère que l’on n’a pas connue, retrouver le frère, le jumeau, pour se rassurer et calmer sa violence. Et l’on traverse les terres (dans le désert, au loin, dans la forêt de France, pays des contes et des légendes) pour aller vers la mer ; et l’on traverse les corps décomposés, statufiés et dansés.
De ces terres arpentées et labourées, nait le jardin des délices.
Mouawad fait d’une scène le tableau du peintre, la focale du photographe. Tout n’est que visions inanimées que l’artiste «mouvemente». Ses arts florissants nous redonnent de l’unité, recollent les morceaux : cela va chercher loin tout ça.
Loup, Nawal, Wilfrid… J’ai fait votre connaissance le temps d’une nuit. Une rencontre issue de l’écriture de Wadji Mouawad . Une journée s’est écoulée, et pourtant, je vous entends encore, je vous vois encore, je vis avec vous encore.
Douze heures. Il a suffi de douze heures de représentation dans le lieu magique de la cour d’honneur, pour être ému. C’est dans un élan naturel que je me suis levé pour vous applaudir au petit matin. La couverture, qui a recouvert mes jambes durant la représentation, est tombée à terre, comme ses corps torturés, en mal d’existence, chahutés par la remarquable écriture de son auteur.
Je vous ai scruté du regard de spectateur que je suis. En entrant dans l’enceinte du palais des papes, j’étais un, en ressortant, j’étais un autre. Oui, car l’écriture de Wadji Mouawad bouleverse, met en lumière la véritable nature humaine. Il s’agit d’un théâtre de l’humain, fait de chairs, de sentiments, d’amour.
L’année dernière, vous m’aviez fait exploser l’idée du cadre identitaire que je me représentais avec votre pièce « Seuls ». Aujourd’hui, vous m’avez ouvert les yeux sur notre condition humaine et je vous en remercie.
C’est à l’unisson que le public vous a regardé, c’est à l’unisson que nous vous disons bravo.
Il y a foule de spectateurs à l’École d’Art pour la rencontre avec Jan Fabre. Comme un besoin de confrontation (pacifique). Une heure d’échanges polis avec un public qui a fait son « travail » avec cet artiste flamand hors du commun. Le metteur en scène, chorégraphe et plasticien semble assagi, comme s’il faisait son dernier tour de piste en Avignon.
Son « Orgie de la tolérance» fait quasiment l’unanimité à l’exception de quelques journalistes (Nouvel Observateur) et blogueurs (Images de Danse,Tadorne, Un soir ou un autre). Et ce n’est pas le moindre des paradoxes. Le public présent ce matin questionne ce succès : « Alors que « Je suis sang » ou « l’histoire des larmes » nous interpellaient dans notre intimité, votre dernier spectacle nous touche beaucoup moins parce que situé au niveau sociétal. N’est-ce pas pour cela que nous sommes tous d’accord ?». Est-ce pour cette raison qu’une connivence a été ressentie lors du salut final entre la salle et les danseurs ? Une spectatrice ose souligner que le public était « conquis, acquis d’avance » et qu’elle n’est pas «choqué par cette farce obscène ». On a même droit à cette remarque savoureuse : « Auparavant, j’étais scotché par votre obscénité. Aujourd’hui, je suis emporté par le groupe ! ». Mais «pourquoi utilisez-vous le premier degré pour nous faire passer le message ? ». « N’y a-t-il pas conflit entre « dénoncer un système et y être dedans » renchérit un spectateur.
A toutes ces observations et questions, Jan Fabre n’esquive pas.
Oui, « Orgie de la tolérance » est une oeuvre qui nous positionne sur le collectif, car « l’extrême droite flamande doit savoir de quel bois je me chauffe d’où l’utilisation du premier degré ».
Oui, il est dans le système et se dénonce lui-même dans la scène de chasse.
Il se justifie sur l’obscénité en faisant remarquer que « la télé l’est bien plus », que les «publicités sur les numéros roses » sont des « services très mauvais » (sic), où les « orgasmes sont exagérés » d’où les « olympiades d’orgasmes » joués sur scène. Sa critique vise également le monde de la mode qui nous fait habiller en gangster et nous impose une idéologie de droite sur le beau.
Soit. Mais je ne saisis toujours pas au cours de ce débat, la fonction de cette démonstration connue de tous, car comme le souligne une spectatrice, “nous savons que la libido médiatisée vise à canaliser toute l’énergie qui pourrait exploser».
Alors, j’ose une hypothèse : le consensus autour d’« Orgie de la tolérance » ne vise-t-il pas à revenir sur « l’orgie » de violences qui a suivi l’édition 2005 du Festival où il était l’artiste associé ? Jan Fabre revient sur ce qui a fait débat cette année-là. Subtilement. En soulignant d’abord que 2005 a ouvert la porte à des artistes. Que pour lui, il n’y a pas de hiérarchie entre le corps et les mots ; « ils s’influencent mutuellement », « alors qu’en France, le texte hiérarchise ». Dans sa troupe, composée de « performeurs du 21ème siècle », les arts se croisent et s’enrichissent. Avec une pointe d’humour, il souligne « qu’il est aussi un auteur à texte ». Fier de son collectif, Fabre s’appuie sur lui pour s’inscrire dans la tradition de la peinture flamande, où la subversion est une philosophie, un mode de survie.
Il termine par cette phrase, en forme de salut final : « la danse est toujours une célébration de la vie ». Chapeau l’artiste.
L’entrepôt, lieu de la compagnie « Mises en scène » (Avignon), propose deux spectacles destinés au jeune public, opposés mais stimulants.
« La balle rouge et Quatuor » offre une vision toute en finesse des rapports amoureux. Théâtre d’objet, les formes géométriques en mousse incarnent les protagonistes d’une aventure amoureuse qui lie un homme, une femme et un enfant.
L’histoire (la rencontre, l’amour, la naissance de l’enfant, la séparation) invite un quatuor d’instruments à cordes pour un voyage poétique. Nos yeux émerveillés, de l’enfant redevenu, laissent ces objets nous envahir et leur donnent une fonction de parole. Puissance de la métaphore ! « La balle rouge et quatuor » est une ode à la poésie et aux échanges humains.
Il en est autrement pour « une vendeuse d’allumettes », d’après H.C. Andersen.
Plongée dans un monde ultracontemporain, notre vendeuse d’allumettes prend les traits d’une sans domicile fixe. À la veille de Noël, elle erre dans une zone commerciale. Son campement, perdu au milieu de nulle part, se résume à son frigo, ses sacs plastiques et ses oranges.
Parabole de notre société, « L’Escabelle-Cie théâtrale »(Lorraine), convie les enfants, et les adultes, à réfléchir sur la condition des hommes et femmes que nous croisons sur les trottoirs ou au détour d’une rue. Notre vendeuse d’allumettes invente son monde pour faire face à l’absence de regard d’autrui. Elle revêt ses plus belles bottes faites de sacs plastiques Lidl, s’invite au restaurant, cuit son sac qui prend des allures de poulet. Elle combat ses propres démons (la faim, le froid et l’exclusion dont elle est victime) en véritable héroïne de manga et voudrait juste que nous la regardions comme une petite fille.
Nous la regardons tous. Nous regardons ce que la société fait de nous. Nous regardons ses traits s’éteindrent peu à peu. La vendeuse d’allumettes tue le père Noël, avant qu’il ne la tue. Elle laisse mourir le symbole de l’hyper consommation avant de s’éteindre et nous laisse notre sentiment de culpabilité.
A mettre entre toutes les mains à partir de 8 ans.
Laurent Bourbousson. www.festivalier.net
La balle rouge, du 10 au 24 juillet, à 10h30.
Une vendeuse d’allumettes, du 10 au 19 juillet, à 12h30