La Belgique, toujours elle, est là quand il faut introspecter les terres chaotiques de l’humain. Elle sait souvent nous parler au bon moment et avec la manière. Au festival Off d’Avignon, « Chatroom » d’Enda Walsh par Sylvie de Braekeleer, pièce sur l’adolescence avec en toile de fond les « chats » sur internet, affiche complet. Pas étonnant. Elle répond à un besoin. Notre pays n’écoute plus sa jeunesse, si ce n’est au travers d’un arsenal répressif, ou s’en remettant à l’industrie culturelle chargée de propager les bonnes moeurs commerciales. Dès le début de la pièce, elle en prend d’ailleurs pour son grade à partir d’une scène savoureuse, où deux jeunes filles habillent pour l’hiver Britney Spears : sur internet, on fait aussi oeuvre de sens critique !
Car ceux qui verraient dans « Chatroom» une accusation à charge contre la toile, en seront pour leur frais. Ce qui est en cause, c’est notre approche sur cette tranche de vie, souvent caricaturée, peu étudiée à l’université, gommée des politiques de santé publique. Et pourtant, alors que l’on nous invite à retrouver notre regard d’enfant, il est rare que l’adolescence véhicule un imaginaire positif. La force de cette pièce est de combler ce vide avec six jeunes comédiens (tous exceptionnels) qui, loin de réduire ce qui est complexe, jouent avec générosité et honnêteté un texte ciselé pour le théâtre. On y voit six adolescents pris dans la toile avec leurs bagages déjà lourds, tenter de s’alléger en s’essayant à la manipulation, à sauver ce qui peut l’être, à jouer les grands frères avec distance, à rechercher la bonne cause, à s’engager avec fraternité, à s’affirmer par le pouvoir et s’y brûler.
Les mécanismes de la séduction et de la domination sont approchés avec délicatesse dans un décor qui n’utilise pas les nouvelles technologies pour faire branché, mais qui sert les acteurs. La vidéo prolonge avec succès le jeu théâtral parce qu’elle s’appuie sur une dramaturgie en forme de happening : à 15 ans, on sait faire la différence entre monde réel et virtuel et puiser dans l’enfance les ressorts de l’imaginaire qui construisent un adulte. Sylvie de Braekeleer sait matérialiser un espace virtuel en assumant le propos : un outil, si l’on veut bien s’en donner la peine, peut véhiculer du sens.
« Chatroom » permet de vieillir avec sérénité. Vous y prendrez un sacré coup de jeune.
À la sortie de « Radio Muezzin » du Suisse Stefan Kaegi, le malaise est perceptible parmi les spectateurs. Mais ne l’était-il pas sur scène alors que l’un des acteurs fut pris d’un fou rire contagieux, signe d’un cadre qui ne contient plus mais qui enferme? Comme à son habitude, Stefan Kaegi, issu du collectif Rimini Protokoll nous propose son théâtre documentaire dont il a seul le secret. Pour la troisième fois depuis 2006, il est l’invité du Festival d’Avignon. Cette année, c’est l’Egypte et ses « muezzins », hommes sélectionnés sur concours et dont la mission est d’appeler à la prière. Il y autant de muezzins que de mosquées sauf que l’État Égyptien prévoit une « radiodiffusion systématique ». « Que devient l’aura de cette cérémonie ? », s’interroge Stefan Kaegi. Il a donc invité quatre muezzins et un technicien à monter sur scène pour y raconter leur art, ponctué de témoignages sur leur quotidien, d’appels à la prière et de chants religieux.
Aux corps souvent statiques et lourds des invités (le poids de la religion et l’enjeu d’être en Avignon n’y sont pas étrangers), répond une mise en espace classique et sans créativité de Stefan Kaegi. Suffit-il de projeter des images vidéo de circulation au Caire pour créer le mouvement ? Suffit-il de reproduire l’éclairage des mosquées pour nous immerger ? Suffit-il d’accompagner la présentation des muezzins par un diaporama de photos personnelles pour créer l’intimité ? À toutes ces insuffisances, vient s’ajouter un malaise sur le propos lui-même. Si la métaphore de la mondialisation qui uniformise et fait disparaître le singulier a toute sa place ici, il en est tout autrement du sens implicite qui parcours la pièce. À la frontière de la fiction et du réel, le spectateur joue l’équilibriste, sur un fil, faute d’une mise en scène qui transcende le propos.
C’est la faiblesse de Kaegi qui jongle avec les limites pour ne pas s’engager et faire supporter aux amateurs le poids de leurs fragilités. Comment écouter ces hommes qui réduisent la visibilité du féminin à une présence derrière un paravent, femme remplacée ce soir par un matériel d’haltérophilie? Comment entendre ces chants religieux sur la scène d’un théâtre dans un pays laïc ? Comment ne pas réagir quand ces hommes font du prosélytisme comme au bon vieux temps du théâtre catholique en France d’avant 1905 ? Mais le plus troublant, c’est l’utilisation des ficelles d’un théâtre propagandiste, utilisées en leur temps par les socialistes dans les années cinquante : créer la communion entre la salle et les acteurs ; orienter le propos vers des principes moraux ; susciter l’amitié entre acteurs et spectateurs ; mettre l’accent sur la pauvreté des moyens du peuple.
Stefan Kaegi a probablement le souci d’ouvrir le théâtre vers un réel que nous ne voyons plus. Mais il doit éviter absolument de nous cacher la vue sous prétexte de vouloir inventer (ou de réinventer) un théâtre à lui tout seul.
La danse est revenue en force au cours de cette 63ème édition du Festival d’Avignon. Et de quelle manière! L’époustouflant combat de Maguy Marin, la cérémonie majestueuse de Rachid Ouramdane, et le cri intérieur de Nacera Belaza ont marqué les festivaliers. À quoi s’ajoute le bel hommage à Pina Bausch, au coeur de la nuit, dans le jardin du Palais des Papes. Un parterre d’oeillets, crée par son ancien dramaturge et aujourd’hui chorégraphe, Raimund Hoghe, a magnifiquement accompagné un film composé d’extraits de spectacles joués dans la Cour d’Honneur. Un journaliste interviewe Pina Bausch sur la vision de son avenir. Hésitations puis…”le futur est un présent qu’il faut sans cesse réinventer. Avec amour“. L’image immobilise son visage. Une fragilité. Une force.
Le lendemain. 21h30. Il est assis sur sa chaise. Nu. Avec une perruque de longs cheveux blonds et bouclés. Il salue un à un les spectateurs entrants avec un geste frénétique de la main, accompagné d’un cri animal. Nous sommes quelques-uns à lui répondre. Nous rions de son culot. On le prendrait presque dans nos bras. Dans trente minutes, « Un peu de tendresse, bordel de merde ! » du chorégraphe canadien Dave St Pierre va débuter, mais nous y sommes déjà. Dans ce titre, un paradoxe, une injonction, une définition arbitraire de la relation décortiquée pendant une heure cinquante.
Ils sont dix-huit : neuf hommes, neuf femmes. Parité parfaite. Une se distingue du lot : habillée de noir, elle est la maîtresse de cérémonie, un big brother de la communication amoureuse, n’omettant jamais de parler en anglais traduit en français googolisé. Hilarant. Mais le sujet est grave : hommes et femmes seraient dans l’impossibilité de communiquer. Dès les premiers tableaux, le message, dansé par différents couples, est sans appel : nous sommes allés trop loin dans la marchandisation de l’intime, trop vite à étaler nos secrets sur Facebook. La démonstration n’est pas suffisante ?
Neuf anges bouclés, nus, échappés de Bacchus, débarquent sans ménagement pour monter dans les gradins. Ils hurlent, chantent, provoquent. Le public, hilare, ne sait plus où donner de la tête. Pendant qu’une orgie s’organise, les femmes, habillées, se disputent sur scène, s’insultent tout en imitant des actes sexuels. Tout n’est que sauvagerie. Le chahut dure dix minutes. Un bordel. Le nôtre. Comment s’y retrouver ? Chacun se perd dans un cadre qui explose. Pendant ce temps, Big Brother enlève sa culotte et la lèche. Elle se régale. D’autres démonstrations suivront : tout aussi savoureuses et explicites. Nous voulons l’acte d’amour, mais pas la relation qui va avec à moins qu’elle soit un « objet consommable » que nous réclamons, à corps et à cris. Big Brother ne se prive pas de faire le lien avec la relation que nous entretenons avec les artistes: du spectacle, du sang et de la sueur, mais surtout que cela ne nous éclabousse pas.
Dave St Pierre assume son propos, sans fard, ni démagogie : les femmes ne veulent plus jouer à ce jeu-là et quitte à goûter au gâteau de l’amour, autant se vautrer dans un vrai ! Les hommes, englués dans un imaginaire où la femme serait à la fois autoritaire et absente, se perdent dans des jeux puérils où la sexualité est une performance, un langage.
L’ouverture serait-elle à chercher dans une absence de sexe ? Pouvons-nous recréer la relation dans le tendre ? Les dernières scènes éloignent nos anges blonds et chacun, à nouveau civilisé, joue le jeu d’une tendresse ici célébrée. Elle requiert de s’immerger dans un nouveau liquide, celui d’une relation circulaire, où le corps imprégné retrouverait la souplesse du f?tus.
Dave St Pierre, a compris que la danse est l’art de l’intranquille, un espace d’interpellation et qu’elle requiert de la part des danseurs un engagement dans un corps torturant et généreux. Il est un des enfants de Pina Bausch, à qui il semble rendre hommage par cette rangée de chaises, symbole si fort de « Café Müller ».
Et l’on imagine ces dix-huit danseurs fraterniser avec Dominique Mercy, magnifique complice de Pina Bausch, et poursuivre la révolution des oeillets.
Pascal Bély – Le Tadorne
Pour prolonger, le regard de Francis Braun, spectateur éclairé…
On se souvient du célèbre “Pina m’a demandé” au Palais des Papes lorsque ses comédiens racontaient des bribes de leur vie intime ….c’était il ya plus de vingt ans, c’était dans le raffinement, le pudique.
Ce soir , aux Célestins , ses « Enfants » se sont fait l’écho de son passé, comme pour mieux la faire renaître…..ils n’ont pas fait pareil, c’était plus “dit”, ils ont montré ce qu’ils savaient faire, ils ont dansé comme des fous, ils ont montré leurs sexes, leurs perruques et leurs fesses, ils ont montré leurs poils, ont joui, ont aimé, ont détesté, dans le calme, la violence et l’orgie, sans scrupules, libérés, outranciers, jamais grossiers…toujours dignes et maîtres d’eux-mêmes.
Ils ont escaladé les gradins, enjambé les spectateurs en deux fois. La première, habillés année 50 avec des vêtements de tous les jours, la seconde fois complètement nus, en prise directe avec nous, joues contre fesses, sexe contre nez, trou du cul contre tête….l’un d’eux a même mis mes lunettes sur sa bite (soyons crus, on emploie les mots qu’il faut…ils vont bien avec ce genre de “show”).
Un show en traduction simultanée, dans un français traduit au premier degré…très rigolo, grinçant et terriblement incisif.
Les Enfants de Pina Bausch, Dave Saint Pierre et sa troupe nous ont raconté…..ils s’en sont tirés à merveille, ils nous ont nous emmener là où l’ont voulait secrètement aller sous les ordres ironiquement sarcastiques d’une Maîtresse Femme, qui a force de menaces et de manipulations, vient s’effondrer à la fin, gracieusement, mais épuisée.
Ce que ceux de Pina ne disaient pas, ses enfants l’ont dit….l’on montré avec joie et violence, se sont bien amusé. Ils ont dansé, ils sont passé sans complaisance du tragique au dérisoire, du rire aux sanglots…..
Merci a eux que l’on aurait aimé serrer dans nos bras, même trempés qu’ils étaient…ils auraient dû saluer parmi nous, dans les gradins……au milieu de nous…..bonjour la suite!!!!!! Francis Braun
"Un peu de tendresse bordel de merde!" de Dave St Pierre du 21 au 26 juillet 2009 au Festival d'Avignon.
« Lorsque vous regardez mes photographies, vous regardez mes pensées ».
On ne présente plus Duane Michals. Ses jeux espiègles d’images qui allument l’intérêt de quiconque regarde. On trotte dans la rêverie. Je m’illusionne sur la technique du cliché, m’interroge, et ma réflexion me renvoie à Picasso. La ligne donne le ton du sentiment. Picasso travaillait le négatif pour susciter le sentiment. Duane Michals travaille le sentiment dans la matière du négatif. La fascination est bleuffante sur le savoir-faire. On reconnaît la trace de ses imaginaires de la photo qui raconte, à l’instar du cinéma muet , des scènes rêvées et soufflées à nos yeux. On en appelle aux mythes, aux histoires collectives. Il est si ludique de vagabonder sur les murs de l’Archevêché, sur le fil de la philosophie de vie Michals. C’est drôle, grave, tendre et sublimant. J’ai l’impression de regarder l’intimité de l’autre au travers d’un kaléidoscope. Un temps d’antan. Je souris et m’échappe.
Cependant, la lecture n’est pourtant pas aisée. J’entrechoque d’autres lecteurs d’images. On court après l’histoire. Oui les clichés sont petits, on fuit le reflet du verre du cadre. On scrute alors de prés. On se pousse, se sourit pour s’excuser et poursuit l’histoire avant d’être à son tour bousculé. Je me recule et tente de comprendre l’accrochage. Déception. L’espace mural n’est pas très bien pensé. Le confort a été oublié au profit d’une esthétique d’espace. Ou alors avait-on prévu moins de visiteurs ? Mauvais calcul. Je voudrais, car c’est un voeux formulé, avoir ces lectures toutes à moi, une seconde, une minute, en parfaite invitée de cet univers. Et me voici à bagarrer devant une photo, puis une autre plus loin.
On finit par quitter l’exposition, enchanté mais pas conquis.
Diane Fonsegrive – www.festivalier.net
Exposition présentée au Palais de l’Archevêché du 7 juillet au 13 septembre.
Voilà une oeuvre qui provoque de nombreux débats:agacements et enthousiasmes s’entrechoquent. Il en est ainsi des oeuvres complexes. Avec «Yo en el futuro», le jeune cinéaste et metteur en scène argentin Federico León trouble. Même quand on en sort vide, à l’image d’une proposition qui se jouerait en dehors de vous. Mais où a-t-elle bien pu se nicher? Trois enfants, trois adolescents et trois personnes âgées regardent un écran de cinéma, télécommande à l’appui. Ils se ressemblent étrangement et l’on imagine aisément qu’ils sont de la même famille, d’une tribu identique. Un film familial des années 50 tourné par le patriarche (lui-même projeté dans la famille des années 70) finit par être vu sur la scène du théâtre. C’est une mise en abîme sans fin, à l’image d’un miroir dans le miroir. Le cinéma s’invite donc au théâtre : pluridisciplinarité, transdisciplinarité ?
La note d’intention du spectacle pose quelques questions passionnantes:« Que se passe-t-il lorsque des jeunes d’aujourd’hui actent à l’identique, ce que leurs ancêtres ont acté avant eux » ; « Qu’est-ce qui change réellement et qu’est-ce qui se répète ? » ; « Qu’est-ce qui se transforme et qu’est-ce qui s’oublie ? ».
Aux interrogations prometteuses, Federico León ne répond pas (ou si peu). Empêtré dans cet enchevêtrement, il semble préoccupé pour donner du sens à sa mise en scène alors que le film (de toute beauté) transcende à lui seul les générations avec une force incroyable. Le théâtre finit donc par regarder le cinéma, mais ne s’y projette pas. Les corps sur scène se statufient, comme tétanisés en l’absence d’une direction d’acteurs à la hauteur des intentions de l’auteur. Un chorégraphe aurait peut-être pu travailler la dynamique du changement et de la transformation. Mais ici, le théâtre est un écran (de fumée) qui nous isole du film : symboliquement, nous aurions pu protester pour que le rideau se lève!
La scène est autre chose que le prolongement linéaire d’un plan de cinéma : elle donne à voir le « jeu », “l’implicite” dont la transmission des codes culturels. Au lieu de cela, les acteurs passent leur temps dans les coulisses. Federico León ne sait plus quoi nous dire à partir de cet enchevêtrement, parce qu’il ne pose jamais un contexte aux différents cycles vitaux de la famille. Tout semble hors du temps en l’absence d’un propos qui traverserait les époques.
Federico León a fait un très beau film et a réussi à positionner de très attachants spectateurs sur scène. Quant au public, il m’est apparu exclu du théâtre, perdu dans cette articulation.
Que ferons, de ce processus, la future génération de spectateurs ?
Pascal Bély
www.festivalier.net
“Yo en el futuro” de Federico Leon a été au Festival d’Avignon du 20 au 23 juillet 2009.
Wajdi Mouawad, l’artiste associé du 63ème festival d’Avignon, a laissé durablement son emprunte dans l’imaginaire des spectateurs lors d’une nuit à la Cour d’Honneur, où il nous proposa sa trilogie « Littoral », « Incendies », « Forêts ». Il nous manquait la quatrième partie du quatuor qui forme « Le sang des promesses » : « Ciels ». Nous aurions préféré ne jamais l’avoir vue et n’attendre qu’une promesse.
À l’intérieur du bâtiment de Châteaublanc, nous entrons dans un espace d’expérimentation où les spectateurs, au centre, s’assoient sur des tabourets. Ils finissent par former « le jardin des statues ». Nous n’avons plus qu’à pivoter pour suivre la déambulation des acteurs sur sept scènes, telles des bulles d’une bande dessinée sans profondeur. Vidéo et art dramatique se relient dans une forme artistique hybride menacée de réductionnisme aiguë.
Ce dispositif scénique inexploité donne l’étrange impression que les acteurs sont incrustés dans le décor d’un parc d’attractions, à défaut de s’incarner dans un imaginaire théâtral. Nous naviguons entre « Da Vinci Code » (les musées sont décidément des cibles bien utiles), « 24 heures chrono » (des terroristes manipulant la poésie et l’art menacent), et « Plus belle la vie » (quand l’intrigue se relâche). Ainsi, la forme ne soutient plus le fond, mais l’absorbe.
Pour faciliter cette hiérarchisation, Stanislas Nordey occupe le rôle de l’agent Clement Szymanowski et l’espace plus qu’il n’en faudrait. Son corps épouse le décor : lourd, droit, avec appui sur les articulations (genoux, bras). Il déclame le texte comme un mauvais Shakespeare et écrase de son regard mortifère les autres acteurs, réduits au silence à moins qu’ils ne rivalisent maladroitement avec lui. Le jeu de Stanislas Nordey abime la poésie de Wajdi Mouawad. Il incarne ce terrorisme du texte sur le corps dont souffre tant le théâtre français. Ainsi, comme dans les meilleurs moments de « 24 heures chrono », la troupe de comédiens est infiltrée par l’ennemi. L’intensité dramaturgique en pâtit et certains spectateurs sont gagnés d’un rire nerveux, signe d’un malaise qui ne fait que croître. Seule la vidéo (quel paradoxe !) permet à deux acteurs de s’échapper d’une telle main mise (impressionnant Gabriel Arcand et touchant Victor Desjardins dans le rôle du jeune Victor).
Alors que « Ciels » devait clôturer le quatuor commencé avec « Littoral » par « un vagissement inarticulé », nous n’entendons qu’un vacarme, une bombe, posée par ceux qui n’ont pas fini de nous imposer leur jeu terre-à-terre.
Sauf que nous avons tant besoin de relever la tête pour voir d’autres archipels.
Il s’installe au fond des gradins, bafouille quelques mots en français puis se reprend : «je dois parler italien sur recommandation du consulat». Premier accent de vérité. Rires crispés dans la cour du lycée Saint Joseph. Le metteur en scène Pippo Delbono revient au Festival d’Avignon avec «La menzogna» (Le mensonge). Le décor impose une bâtisse au long mur gris avec au centre, une ouverture de porte qui conduit dans le noir. À gauche, des vestiaires d’usine ; à droite, un cimetière avec des caveaux transparents. Au centre, plusieurs petites scènes pour assurer le spectacle et la torture. On pense immédiatement à un camp de concentration; une vision de l’enfer. La vérité ne tarde pas à venir: nous sommes à l’usine, celle de Thyssen-Krupp où en décembre 2007, sept ouvriers sont morts brûlés vifs dans un incendie. L’enquête révélera la vétusté des lieux. En Italie, trois travailleurs meurent chaque jour d’un accident du travail. À défaut d’être triste, Pippo Delbono ressent de la pitié pour toutes ces disparitions comme lors de la mort de son père.
Après un cérémonial magnifique où des ouvriers entrent dans ce four crématoire dont ils ne sortiront jamais, un film est projeté où l’on voit un aumônier italien discourir sur la financiarisation de l’économie. Le discours est implacable. Le ton est donné. Pippo redescend sur scène pour accompagner la démonstration. Au cas où nous n’aurions pas compris. N’est-ce pas la fonction de l’artiste que de descendre dans la cage aux lions ? Habillé d’un costume cravate noir, d’une lampe de poche et d’un appareil photo numérique, il se transforme en Monsieur Loyal cynique, dénonçant « le système » tout en profitant de ses largesses. Il n’oublie pas de nous y inclure en nous mitraillant en permanence. Les flashs sont autant de preuves à charge. Nous en sommes. Malaise.
C’est ainsi que pendant plus d’une heure, la troupe va défiler pour nous faire vivre cette « maison de fous », notre maison commune. Le plus étonnant des paradoxes, c’est qu’avec Pippo Delbono, la folie est une parade émouvante de corps marqués, où le cabaret ressuscite les âmes damnées pour nous expliquer ce que nous savons déjà. Mais alors, pourquoi écrire cet article ? Qu’importe. Pipo Delbono poétise ce que Jan Fabre dégueulait la semaine dernière dans ce même lieu. C’est un système où l’on n’a de cesse d’amuser la galerie par une société du divertissement toujours plus omniprésente, prompte à répudier aussi sec ceux qu’elle a encensé. C’est un système où la seule sortie est d’emprunter le chemin qui mène vers ce trou noir. Qui plus est si vous êtes une femme où l’Eglise vous remet au placard. Ici, point de justice : une fois «inexploitable», vous disparaissez à moins que vous n’aboyiez avec les loups. Et encore. Le système aura toujours raison de votre audace et de vos lâchetés. Dans ce monde globalisé, les artistes tels des anges jouent au chat et à la souris (à l’image du Festival d’Avignon ?) mais finissent par entrer dans le rang parce que la culture a aussi son économie et son système d’exploitation. Tout ceci, Pippo Delbono le danse avec sa troupe inimitable de gueules cassées. Le ton monte souvent, effroyablement, comme s’il suffisait de gueuler pour se faire entendre : est-ce le signe d’impuissance de l’artiste ?
Il faut attendre l’arrivée de Bobo (qui a vécu plus de cinquante ans dans un hôpital psychiatrique) pour que cesse le vacarme. Il a l’expérience des fous et fini par ne plus les voir. Son analphabétisme est sa protection ! Il est la figure du sage et du sauveur. Après avoir vérifié que les morts sont aussi dans les placards, Bobo nous fait don d’une parade inoubliable et s’en va chercher Pippo, nu, à terre. En le priant de se rhabiller, il lui offre la possibilité de se relever alors que le père en son temps est resté à terre. En enfilant les habits du poète, ils s’avancent vers nous pour poétiser le monde. C’est leur vérité face au pouvoir berlusconien et sûrement la nôtre. Avons-nous le choix ?
Pascal Bély – Le Tadorne.
"La menzogna" de Pippo Delbono du 18 au 27 juillet 2009 dans le cadre du Festival d'Avignon. En tournée dans toute la France en 2010 (Marseille, Paris, Bayonne, Sérignan, Caen, Toulouse, Rennes, Strasbourg).
Peut-on rire de la danse ? Oui, mais pas avec n’importe qui. Avec les Chicos Mambo, vous serez en bonne compagnie. D’abord parce que ces quatre danseurs sont des acteurs hors pairs, généreux, engagés, respectueux d’un art que leur comique ne disqualifie jamais. Alors que la chorégraphe Maguy Marin nous invite à prendre la parole même si la norme l’interdit, ces quatre-là s’affranchissent des cloisons avec superbe : l’acteur danse. Tel un jardin des délices, vous passerez de l’enfer au paradis sans même vous en apercevoir parce que ce collectif est au-dessus de tout cela : la danse est avant tout une célébration de la vie.
Vous serez surpris de leur ingéniosité à se transformer pour métamorphoser votre rire en masque apaisant sur vos petites plaies du quotidien. Vous serez rassuré par ce collectif parce qu’il fait bien attention à ne jamais vous perdre : ici un souvenir d’enfance (ah, les majorettes !), là un rêve d’adolescent (devenir danseur), plus loin un secret d’adulte (je ne suis pas celui que vous croyez). Avec leurs trouvailles, ils vous aideront à réécrire votre histoire de danse.
Votre rire sera alors une explosion jubilatoire parce que vous aurez confiance : même quand il s’amuse de la danse contemporaine, il ne la caricature jamais. Vous ressentirez la présence de Zouc, c’est pour dire. Avec des airs de ne pas y toucher, ils relient tous les courants de la danse comme si tout n’était qu’une question d’amour.
Mais ne croyez pas qu’ils soient des enfants de cœur : ces quatre-là ont une histoire dont on devine à peine les chapitres. Ils ont travaillé pour être là. Faire rire pour nous éclairer sur un art fragile demande une culture, un désir d’ouverture, une croyance inébranlable dans le collectif.
Plus que jamais nous avons besoin de ces acrobates parce que la danse mérite son cabaret, pour qu’on y célèbre l’orgie de la tolérance.
François Chaignaud et Cecilia Bengolea sont appréciés des Festivals. Après Uzès Danse où ils ont dernièrement présenté « Self and Others » d’Alain Buffard, ils seront à l’affiche de la 30ème édition de Montpellier Danse en 2010 (répondront-ils au souhait de son directeur, Jean-Paul Montanari qui, en les programmant ,souhaite renouveler la danse contemporaine ?). En attendant, ils doivent se contenter de la « 25ème heure » lors du Festival d’Avignon, c’est-à-dire une programmation à minuit, à l’Ecole d’Art.
Ce couple avait déjà fait parler de lui en 2008 avec « Pâquerette » en faisant le plein d’audience à Berlin et Paris ainsi que sur les blogs. Leurs « stratégies de pénétration » avaient pourtant provoqué un débat un peu mou parmi les spectateurs et la critique, faute d’un propos suffisamment fort et lisible. Même si « l’introduction d’un godemiché ne fait pas encore une danse », j’avais applaudi leur audace. Leur deuxième proposition, « Sylphides », présentée ce soir, est un concept. Saluons le projet novateur de ce duo qui se nomme « concepteur » plutôt que « chorégraphe », pour « fabriquer » de la danse. Si les mots ont un sens, rendons hommage à cette autocritique.
Qu’attendre d’un concepteur si ce n’est qu’il nous propose des formes moins esthétisantes, porteuses de sens et de vision ? Or, « Sylphides » n’est qu’une très belle esthétique du corps. Difficile donc d’évoquer ce concept sans entrer dans une description un peu laborieuse. Ici, le corps est aérien puis perd toutes ses articulations, avant de devenir quasiment liquide. Par une étrange alchimie, il se transforme jusqu’à se métamorphoser en forme dansante sur un air de Madonna. L’ambiance est totalement mortifère (la série « Six feet under » aurait-elle inspiré ?) et l’on sourit lorsque nos trois danseurs, en état de larve, cherchent une issue de secours. Le corps est dansé de l’intérieur, mais il ne véhicule que sa propre image. C’est elle qui fait sens et confère au propos une pauvreté déconcertante. J’observe une « recherche », je recherche une « poétique « et me voilà positionné comme évaluateur d’un concept (il en serait sûrement tout autrement dans un espace d’art contemporain). Conceptuellement, « Sylphides » se regarde, mais sa programmation dans un festival qui nous a proposé en son temps les plus grands chorégraphes est en soi un aveu d’échec.
Cette esthétique a de quoi inquiéter au moment où le corps est traversé par la fureur du monde.
Pascal Bély – www.festivalier.net
« Sylphides» de Cecilia Bengolea et François Chaignaud a été joué les 18 et 19 juillet 2009 au Festival d’Avignon.
Il est 1h du matin. Je quitte la Cour d’Honneur bien avant la fin de la représentation d’« (A)pollonia » de Krzysztof Warlikowski. En y entrant à 22h, je n’étais pas prêt. Bruno Bouvet de « La Croix » ressent le désarroi de certains festivaliers dont je suis: « Comment retrouver la Cour d’Honneur après l’avoir laissée sur le souvenir inoubliable de l’épopée nocturne de Wajdi Mouawad… ?». Avec élégance, il précise : « L’émotion unique de ces onze heures et demie de théâtre ressurgit régulièrement dans les conversations des festivaliers, comme s’ils voulaient prolonger le sentiment rare d’une communion théâtrale, public et artistes unis dans la même (folle) aventure ».
De son côté, René Solis de Libération ne s’embarrasse pas de cet aspect et pose immédiatement l’enjeu : «(A)pollonia» est une épreuve: « Attention, danger. Peut-être faudrait-il installer un panneau à l’entrée de la cour d’honneur. Pas parce que le spectacle de Krzysztof Warlikowski est long (4 h 30). Mais car il exige une attention permanente. (A)pollonia nous balance en terrain miné, et jamais sûr du chemin à emprunter. Si le thème a de quoi «faire peur» – Juifs, Polonais, guerre, Shoah – le traitement rassure encore moins, qui manie le paradoxe et trouve dans l’inconfort moral une ligne de conduite ».
Ce n’est pas tant le thème qui inquiète (nous avons vu d’autres en Avignon) mais bien l’inconfort dans lequel Warlikowski nous plonge. L’attention réclamée est au dessus de bien des forces. Le mistral glacial ce soir là, la visibilité réduite dès que l’on dépasse le 10ème rang, la multiplication des sources (la vidéo, deux scènes de théâtre, un concert rock, deux décors mobiles, le surtitrage) ont eu raison des meilleures volontés. A moins d’avoir une culture classique, d’être placé au centre et d’être préparé en lisant trente minutes avant la foisonnante feuille de salle distribuée à l’entrée. Ce que reconnaît René Solis : « La dispersion découle de la multiplication des sources ».
L’agencement de différents textes contemporains dont le récit d’Hanna Krall sur Apollonia Machzynska – Swiatek (mère de famille qui a été exécutée par les Nazis après que son père qui l’a caché ait refusé de se dénoncer) avec des anciens (tirés de la tragédie Grecque avec le sacrifice d’Iphigénie et Alceste) ont pour commencement une pièce de Rabindranath Tagore, « Le bureau de poste », incarnée par deux marionnettes (jouée en 1942 dans un orphelinat du ghetto de Varsovie où enfants et personnels furent gazés à Treblinka). Le spectateur est immédiatement sidéré par la beauté de l’acte artistique de Warlikowski. La suite glace la Cour quand vient se mêler des extraits des « Bienveillantes » de Jonathan Littel incarnés par Agamemnon.
Dans son article, René Solis décrit les différents tableaux. S’il salue le prologue (« pas l’once de pathos »), sa critique se complique à vouloir nous expliquer la suite comme s’il était gagné lui aussi par « l’incertitude » de l’écriture de Warlikowski puis revient sur le processus: « La force des acteurs n’empêche pas qu’on lâche le fil, dans une forêt de références cryptées. L’obscurité avant l’aveuglante lumière de la deuxième partie ».
Or, plus de la moitié des spectateurs se sont perdus ce soir-là dans cette forêt, sans clef de décryptage. À la résonance personnelle, est venu se substituer l’écho entre les époques qu’offre l’imposante scène de la Cour. Nous sommes donc quelques-uns à pointer un problème d’échelle : Warlikowski a privilégié le temps historique au détriment d’un temps de l’humain, seulement suggéré par la musique mélancolique jouée avant l’entracte par un orchestre rock. Dit autrement, Bruno Bouvet trouve que « ce montage impressionnant, présenté sur la scène en une suite de tableaux, laisse l’impression mitigée des oeuvres que l’on ne parvient pas totalement à cerner, faute d’en embrasser toute la cohérence. Warlikowski entraîne le spectateur dans une réflexion aussi personnelle que foisonnante, nourrie de multiples références et inscrite dans l’histoire de la Pologne, mais rechigne à en donner les clés ».
Les deux critiques terminent leur propos en saluant l’audace de Warlikowski. Pour René Solis, « il brouille les cartes, pointe où cela fait mal – le présent, la guerre israélo-palestinienne -, mais ne mélange ni ne justifie rien, porté par une colère qui risque tout » tandis que Bruno Bouvet est plus lyrique comme transporté par l’hybridité artistique de Warlikowski : « Avait-on jamais entendu Agamemnon lire un discours sur l’arithmétique guerrière, tiré des Bienveillantes ? Avait-on jamais entendu Clytemnestre lire un fragment de La Mère, le conte d’Andersen ? Et surtout, avait-on jamais assisté à la transformation de la cour d’honneur en salle de rock, grâce aux intermèdes d’une chanteuse énergique, portée par un orchestre très en verve ? »
Je reste convaincu d’être passé à côté d’une oeuvre majeure qui s’apaisera dans une salle de théâtre. La démesure de la Cour a freiné cet élan comme si ce lieu historique et symbolique produisait différentes hiérarchies (ceux qui savent et les autres ; ceux qui sont bien placés et l’arrière banc) alors qu'(A)pollonia mérite un espace plus démocratique, plus ouvert et pour tout dire, plus accessible.
Pascal Bély – www.festivalier.net “(A)pollonia” de Krzysztof Warlikowski a été joué les 16, 17, 18 et 19 juillet 2009 dans la Cour du Palis des Papes en Avignon
Photo: Christophe Raynaud de Lage.