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ETRE SPECTATEUR OEUVRES MAJEURES

Ceci est mon papier d’identité.

Il y a ce ministère « de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire ».

Des virgules et un « et ».

Des virgules pour ne pas s’appesantir sur la question et un « et »  pour s’excuser.

Il y a ce ministère de la République, nous et eux.

Virgule, « et ».

Nous, on signe quelques pétitions pour se soulager, on ferme les yeux quand ils balayent nos rues et nettoient nos bureaux.

Nous, virgule, eux.

On prend parfois l’avion pour traverser la méditerranée parce que c’est exotique. On aime bien leur restaurant typique parce que ce n’est pas cher (c’est étrange d’ailleurs qu’il n’y ait pas d’établissement marocain quatre étoiles en France).

On, (entre parenthèses), eux.

On apprécie ces artistes venus de là-bas, si courageux. On leur consacre même des festivals.

On, si, même.

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Depuis 2007, on me cause d’identité nationale. « Soulagé quelque part » chanterait Maxime. Ce n’est pas de moi dont on parle, mais d’eux. Pas d’eux ET moi, mais d’eux. Je me révolte que l’on puisse causer d’EUX ainsi, que l’on enferme l’identité nationale dans une logique d’exclusion. Mais c’est E(UMP)X avec euX. Tant que ce n’est pas de moi.

Moi, j’ai une carte d’identité nationale. 

Moi, je suis né à Moissac, dans le Tarn et Garonne. Circulez, il n’y a rien à voir.

POINT.

Sauf que…Le théâtre remet une virgule, trois petits points de suspension et s’exclame.

Retour paragraphe.

Aligné à gauche, centré, aligné à droite.

C’est aux Bancs Publics  à Marseille, « lieux d’expérimentations culturelles ». Rien qu’avec une telle appellation, sûr que ce n’est pas du Feydeau. C’est « Terra Cognita » de la compagnie « l’Orpheline est une épine dans le pied ». Ça pique.

Eux ET moi.

Ils sont donc quatre comédiens (troublante Julie Kretzchmar, émouvante Sharmila Naudou, époustouflant Eric Houzelot, énigmatique Samir El Hakim) à investir les différentes facettes de ce lien pour qu’une fois, juste une fois, le spectateur puisse ressentir le chaos provoqué par la question de l’identité qui ne se réduit pas à un lieu de naissance. L’identité ce n’est plus eux mais eux et moi. Et ce n’est pas un hasard, si nos quatre éclaireurs incarnent ce lien identitaire à partir de Marseille vers l’Algérie. C’est dans ce « vers » qu’ils nous embarquent. Et ça tangue. Je tremble. Ni une, ni deux, comme dirait Joël Pommerat. Avec ce quatuor, la carte n’est pas le territoire ; l’identité n’est plus une somme d’éléments historiques, sociaux et géographiques. L’identité c’est aussi comment nous parlons à l’autre, comment nous sommes fraternels en dehors d’un lien asymétrique. L’identité, c’est un processus, c’est se nourrir et pas seulement de semoule, même si c’est exotique et qu’il y a des grumeaux.

« Terra cognita » m’embarque parce que des ballons accrochés aux grillages de nos centres de rétention, c’est joli ; que la poésie a encore ses mots à dire,

…parce que le récit d’une employée algérienne dans un taxiphone marseillais pourrait être le mien ;

…parce que Marseille est enchevêtrée avec l’Algérie, que je suis francoeuropéoalgérien d’autant plus que mes parents refusaient de parler à table de la « sale » guerre, mais étaient plus causant sur les « boches »

…parce que les textes de Claude Lévi-Strauss…

« Terra cognita » me fait tanguer parce que c’est eux et moi ;

…parce que trop de blagues racistes se sont moulées dans mon langage, se sont incrustées dans mon regard,

…parce que mes papiers ne valent plus rien tant que j’accepterais qu’un sans papier nettoie ma rue ;

…parce que les mots ont
encore un sens (n’en déplaise à E(UMP)X) et que mon identité, c’est investir le sens des mots

« Terra cognita » me fait trembler parce que ces quatre comédiens prennent tant de risques à nous embarquer là où  nous serions bien restés à quai, sur le Vieux-Port parce que « bonne mèreuhhh »…

« Terra cognita », c’est ma honte. J’ai ri pour m’en libérer.

« Terra cognita », c’est mon espace de flottaison. Car pour le moment, je ne sais plus où toucher terre.

Pascal Bély – www.festivalier.net

“Terra Cognita”, un projet de Julie Kretzschmar et Guillaume Quiquerez a été joué du 22 au 24 avril aux Bancs Publics à Marseille.

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THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

La blog génération.

Cela fait deux ans qu’ils y travaillent. Quinze adolescents issus de différents quartiers de Marseille ont créés leur collectif, «le(s) pas comme un(s) » pour une pièce de théâtre mise en scène par Karine Fourcy. A quinze, ils inversent les prémices : ce sont eux qui nous regardent à partir de leur vision du monde et de leurs rêves.

Dès le début, je savoure leurs réparties millimétrées qui font mouche. Un vrai régal, digne des meilleurs dialogues d’Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri. Je me reconnais au même âge dans leurs ressentis d’adolescent, à une différence près : leurs parents portent une (trop) lourde responsabilité face à un avenir dont l’horizon se rétrécit comme un écran de téléphone portable. À les entendre, l’ordre, la norme les obsèdent, comme s’ils rejouaient la relation infantilisante imposée par le pouvoir politique actuel ou celle qui génère la souffrance au travail dans les organisations pyramidales.

Mais à côté des parents, il y a le théâtre, espace d’écoute et de projection, à l’image d’un blog grandeur nature ! Nous sommes ce soir des spectateurs-confidents, responsables de la jeunesse d’un pays déboussolé. Sur scène, les portraits individuels se glissent parmi des photos de groupe (magnifiques instants où les corps de ces quinze ados côte à côte dégagent une force créative impressionnante) et des moments gracieux de rêverie accompagnés par une bande-son où Clarika côtoie Gil Scott-Heron. Ces adolescents  semblent avoir grandi avec cette pièce comme en témoigne leur rapport au corps qui évolue jusqu’à esquisser vers la fin une danse libératoire.

Mais il manque une parole « politique » pour ouvrir leur ressenti vers le sociétal, vers nous. Le contexte de la mondialisation est à peine évoqué. Rien de ce qui fait débat dans la société française ne semble les traverser,  d’autant plus que la relation binaire avec leurs parents ne peut englober la complexité des enjeux éducatifs. Où sont donc les autres éducateurs ? L’enseignant ? Inutile de compter sur lui ; caricaturé avec sa blouse blanche, il ne connaît que l’insulte comme seule pratique d’accompagnement. Internet ? Même pas effleuré !
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On finit donc par étouffer dans ce portrait d’une jeunesse enfermée dans une relation parentale verticale. Le regard que nous portons sur le  lien entre l’adolescent et ses parents est politique. Il est aujourd’hui profondément normatif, englué dans le sécuritaire, hyper contrôlant et surtout culpabilisant envers les parents. C’est ce regard que le théâtre aurait pu nous renvoyer et pas seulement la nature de ce lien qui, quelque soit l’époque, se jouera toujours dans le conflit. Il a donc manqué une hauteur de vue pour propulser ce collectif au-delà de la confidence.
Mais reconnaissons cette belle entreprise qui respecte la jeunesse et me donne confiance en elle : sa sensibilité est ma cure de jouvence.

Pascal Bélywww.festivalier.net

«le(s) pas comme un(s) » , dans une mise en scène de Karine Fourcy, joué du 21 au 24 avril 2010 à la Maison de Théâtre à Marseille.

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DANSE CULTE EN COURS DE REFORMATAGE Vidéos

Retour aux sources avec Odile Duboc.

La chorégraphe Odile Duboc n’est plus. Une de ses oeuvres, “Rien ne laisse présager de l’état de l’eau” m’avait bouleversé en 2008. Je me souviens des lumières de Françoise Michel et de l’état « liquide » dans lequel je me trouvais alors…Inoubliable…Cette danse sensible et éclaireuse va me  manquer…

Rarement la rédaction d’un article ne m’a autant impressionné. Intimidé, j’écris à partir de ma confusion, sans trop savoir où j’évolue. “Rien ne laisse présager de l’état de l’eau”, d’Odile Duboc, chorégraphie créée en 2005, est un spectacle pétri d’incertitudes car il interroge nos certitudes. Où va-t-on avec elle, avec eux? Ce titre est une musique qui trotte dans la tête, un air fragile et engagé qui, après une journée de travail épuisante, donne la force de dépasser sa fatigue pour se rendre au Pavillon Noir d’Aix en Provence.
J’y entre, je m’assois et je ne bouge plus. Je reste figé pendant une heure. À leur arrivée, ces dix danseurs sont loin ; je perçois à peine leur visage, mais leur corps s’impose. La scène rouge, légèrement pentue, est l’espace d’une course individuelle où les habits tombent puis changent telle une combinaison de couleurs d’un dessin animé. Ils stoppent. Le groupe, éclaté, fait fusionner les corps avec le sol comme une matière organique qui se mélange à la terre. Mon regard se fond avec eux. Je résiste pour comprendre la mécanique de ce fluide qui se répand. Je contrôle pour figer, pour découper. Il faut lâcher l’intellect sinon rien n’entrera.


C’est alors qu’ils s’avancent, deux par deux. L’un soutient l’autre qui finit par se liquéfier pour tomber à terre. Le mouvement se répète. Je glisse. Mon regard fuit, fixe, balaye, malaxe comme cette matière qu’Odile Duboc réinvente, telle une plasticienne. Une légèreté m’envahit. C’est magnifique comme un tableau de la renaissance; sublime quand ils cheminent hésitants, habités d’une force collective, échappés d’une scène de “May B de Maguy Marin. Progressivement, avec peu de mouvements, Odile Duboc transforme le corps en oeuvre d’art, aidée par les jeux de lumière emprunts de religiosité de Françoise Michel. Elle multiplie les petits espaces où les couples sont statues, où le groupe se sculpte pour se mettre en dynamique. L’immobilité devient alors un fluide corporel qui se propage au collectif. Magnifique. C’est ainsi que je change de territoire, où la scène est le liquide amniotique de mon imaginaire, où les hommes dansent comme des centaures, où l’animalité et l’humanité fusionnent et finissent par fluidifier mon regard alors que je voulais conceptualiser. Avec cette oeuvre, les affects sont à distance et me permet d’interroger mon rapport au corps.
Le talent d’Odile Duboc est de nous plonger dans les valeurs collectives du groupe comme espace du corps signifiant. Il n’y a rien de révolutionnaire dans le propos, mais cette interpellation est une cure de jouvence. Au cas où nous aurions oublié que le corps n’est pas une marchandise.
Même si cela coule de source.

Pascal Bély
www.festivalier.net

“Rien ne laisse présager de l’état de l’eau” d’Odile Duboc a été joué le 28 février 2008 au Pavillon Noir d’Aix en Provence.

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AUTOUR DE MONTPELLIER DANSE CULTE

« Branle-bas » et pétards mouillés à Montpellier.

Le chorégraphe sud-africain Steven Cohen est de retour en France. Il est l’invité pour deux soirées, du Centre Chorégraphique National de Montpellier. Depuis sa dernière création « Golgotha » vue lors du dernier festival d’Automne de Paris,  il est mon « pédé papillon ». Juif, homo, blanc, il porte ce soir des chaussures à très hauts talons et une robe « arc en ciel ». Ses grands cils illuminent son visage orné d’un maquillage fait d’étoiles filantes. Il nous offre une « performance » et deux films.

En levant la tête, on l’entend arriver. Il danse sur la voûte de verre qui relie les ailes du bâtiment. Nous devons presque nous coucher dans le hall d’entrée, yeux rivés vers le ciel. Il est notre danseur étoile. Sur la pointe des pieds, il regarde la ville, mais il est emmuré, encerclé par l’Agora, future « cité internationale de la danse ». Montpellier n’est pas Vienne, capitale où il provoqua ses habitants en 2007 alors qu’il nettoyait le sol avec une énorme brosse à dents et un diamant dans le cul (en mémoire aux juifs humiliés par les Viennois qui pendant la seconde guerre mondiale devaient lustrer  les trottoirs et les rues avec cet outil minuscule). À Montpellier, Steven n’ira pas au-delà du Centre. À croire qu’une fois arrivée en France, sa danse n’est plus politique. Il est au coeur d’une institution qui, ce soir, le maintient en ses murs (Au CCN, la politique est dans le petit livret distribué à l’entrée où l’on peut y lire cinq lettres adressées à Brice Hortefeux, ministre à l’époque de l’immigration et de l’identité nationale.)

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Il danse sur ce « plafond de verre » qui sclérose tant la société française. Son corps colle, se relève, s’élance puis retombe. Mon « pédé papillon » a du plomb dans l’aile. Il peut toujours brûler son tutu, il n’est guère plus allégé, tout au plus, son sexe se transforme-t-il en lance-flamme qu’il agite avec l’énergie de son corps. Quitte à se regarder le nombril, autant descendre plus bas. La magie n’opère pas. Le discours se réduit à d’amusants mouvements qu’un jet d’eau dirigé depuis une fenêtre, anéantit. Mes voisines adolescentes rient, gênées. Je ne leur demande même pas de se taire. Et si Steven Cohen nous renvoyait l’image d’une société française emmurée dont l’endurance n’irait pas plus loin qu’une éjaculation contenue ?

Nous sommes ensuite invités à rejoindre le studio Bagouet pour la diffusion des deux films : le premier sur sa performance à Vienne, le second sur la femme de ménage de ses parents (et qui l’a en partie élevé) où il lui offre un strip-tease pour son dernier jour de travail. Elle a plus de quatre-vingt-cinq ans (voir un extrait dans la vidéo d’Arte).

Entre ces deux écrins militants, nous avons droit à un échange convenu à partir d’explications qui n’en finissent plus. Steven Cohen semble s’ennuyer. On aimerait ne plus entendre ses mots, juste le regarder, s’asseoir en cercle autour de lui, fermer les yeux. Pour que sa danse du déséquilibre et de la provocation, nous redonne le goût de la poésie qui gratte, celle justement qui  pousserait les murs de nos cloisons.

Pascal Bély- www.festivalier.net

Steven Cohen au Centre Chorégraphique National de Montpellier dans le cadre de « Domaines » ; les 7 et 8 avril 2010.

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THEATRE MODERNE

Le théâtre carbonisera-t-il Lina Saneh ?

Dans l’excellent journal de France Culture, Antoine Mercier accueille en direct du Salon du Livre, la philosophe Sylviane Agacinski pour son dernier ouvrage « Corps en miettes ». Elle dénonce l’instrumentalisation croissante du corps des femmes alors que « la procréation pour autrui » progresse. Après « le temps de cerveau disponible » cher à TF1, c’est le corps tout entier qui entre dans un processus de fabrication. Ainsi, le sujet moral s’effacerait au profit d’une séparation de l’âme et du corps. Pris dans cette marchandisation, les pays pauvres formeraient « un prolétariat biologique ».  Cette tendance inquiétante est incarnée par certains chorégraphes qui conceptualisent le corps en tenant à distance les affects du spectateur.

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Quelques jours plus tard, les deux artistes libanais Lina Saneh et Rabih Mroué proposent au 3 bis F  d’Aix en Provence « Appendice ». Alors que son mari est droit derrière son pupitre, Linah Saneh est assise à gauche, en fond de scène. Elle ne dira rien pendant les quarante-cinq minutes de la conférence, tout au plus nous gratifiera-t-elle d’un sourire de Joconde. Sa posture est radicale à l’image de sa détermination.

Tandis qu’il commence sa démonstration, je ne la quitte quasiment jamais des yeux comme si j’étais en résonance avec son combat à moins que je n’entre moi aussi en résistance face à cette forme artistique qui défie le spectateur. Il nous informe, tout en se désolidarisant, que Lina veut à sa mort être incinérée. Mais les religieux libanais ne l’entendent pas de cette oreille (si je peux m’exprimer ainsi). Pour contrer leur autoritarisme, elle envisage de se faire enlever les organes un par un pour disparaître à petit feu…Mais le droit s’en mêle. Rabih Mroué semble presque réjoui de cette issue juridique sauf que Linah persiste. Puisqu’il en est ainsi, elle détournera le droit en transformant son corps en objet artistique, d’autant plus que le projet sera partagé sur Internet, le village global.

Elle prend pour exemple, Orlan, artiste française qui n’a pas hésité à se faire opérer pour se métamorphoser en oeuvre d’art. Le corps de Lina sera donc vendu en miettes aux acquéreurs: là un bras, ici une jambe, jusqu’à épuisement du stock. Tout au long de la conférence, on navigue en eaux troubles  (fiction, réalité ?). Entre le corps voué à la religion et le corps pour autrui dont les dérives sont décrites par Sylviane Agacinski, Lina Saneh offre une troisième voix : le corps de l’artiste qui la (nous) protégerait de l’obscurantisme et de la marchandisation. Le propos est certes très politique, voire radical, presque cynique. Il a le mérite de poser les enjeux du corps marchand avec la complicité implicite de l’artiste.

À l’heure du débat sur le niqab en France, sur le corps objet de plus en plus manipulé sur scène faute de propos, « Appendice » est un ovni théâtral qui amuse, mais ne touche pas. En adoptant les codes religieux de la communication (ici le « prêche » du mari, là le corps statufié de la femme), « Appendice » crée une trop grande distance avec le spectateur là où précisément le corps de l’artiste et le corps social auraient pu se rencontrer. Lina Saneh et Rabih Mroué ont de l’avenir alors que le cynisme traverse tant d’oeuvres en France. Quitte à se brûler les ailes.

 

Pascal Bély, www.festivalier.net

“Appendice” de Lina Saneh au 3 bis F d’Aix en Provence les 26 et 27 mars 2010 dans le cadre de la programmation des ATP .

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THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

Joël Pommerat, mineur de fond.

La rencontre avec un artiste ne peut se réduire à un spectacle. Elle requiert du temps, un lien de confiance,  où la somme des propositions créée un univers nourrit de résonances et d’intranquillités. Avec trois de ses dernières créations (“Je tremble 1“, “Le petit Chaperon Rouge” et “Pinocchio“), Joël Pommerat  réussit à me conter le monde avec tant d’empathie qu’il finit pas créer le manque, d’autant plus que nous sommes nombreux à nous sentir désemparés face à la catastrophe sociale qui prend chaque jour plus d’ampleur.

« Cercles/Fictions » était donc attendu. Convié à prendre place autour de la piste du cirque (un dispositif en totale rupture avec ses précédentes scénographies), le public est plongé dans une ambiance feutrée où se joue la tragédie humaine. Un univers de pénombres et de bruits (on y décèle l’orage, les bombes) accueille des histoires où l’on dépeint au vitriol nos misérables conditions. Joël Pommerat tisse les fils d’une kyrielle de personnages et nous immerge dans un imbroglio de saynètes traversées par la servitude et la perte du spirituel. Les situations m’emmènent vers les tréfonds de l’âme. Je me sens pris au piège dans un labyrinthe d’où je n’entrevois aucune sortie. À chaque personnage correspond une époque qui laisse peu de place à l’imaginaire malgré l’utilisation de l’odorama. L’enfermement dans leur vie, dans leur petit espoir, dans leur propre recherche du « soi », joue sur mon corps. Je me recroqueville dans mon univers afin d’échapper à cette fatalité d’où j’essaie de trouver de l’oxygène dans la répétition des noirs (artifices déjà utilisés dans les précédentes créations). Mais rien n’y fait et ma confrontation à la souffrance humaine est sans issue. L’irréversibilité semble être le credo de ces destins juxtaposés qui finissent par me positionner au coeur d’un chaos immense qui ne laisse aucune place à une véritable lumière.

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Tout est noir et brouillard, sans une éclaircie, une échappée, un sentier que l’on se verrait bien prendre avec nos compagnons pour leur montrer que rien n’est perdu, que du chaos peut se lever un meilleur. Joël Pommerat joue l’excès au service d’une mise en scène vaniteuse. Certes, tout est bien léché, calé, réglé, mais le concept (un plateau transformé en cirque) efface le théâtre sociologique avec lequel il nous avait habitués. Mais dans quelle recherche est donc Joël Pommerat pour donner l’impression de nous conter toujours le même discours ?

Laurent Bourboussonwww.festivalier.net

« Cercles/Fictions » de Joël Pommerat a été joué les 31 mars, 1er et 2 avril 2010 à la Scène Nationale de Cavaillon.

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LE GROUPE EN DANSE OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE Vidéos

Le beau dé(ball)age.

Ils sont trois hommes ou quatre, ça dépend des moments. Habillés de noir, couleur du mystère. Ils jonglent avec des balles blanches et font valser des notes de musique imaginaires qui finissent par vous trotter dans la tête. À moins qu’ils ne dansent, car tout glisse sur eux jusqu’à produire l’illusion du mouvement. De toute manière, je n’ai aucune référence à laquelle m’accrocher, si ce n’est le cérémonial d’un concert de piano auquel semble attachée la pianiste, qui lit la partition de ce trio sensible, parfois maladroit, au bord de l’abyme.

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Car « Pan Pot ou modérément chantant » du Collectif Petit Travers est une symphonie pastorale du déséquilibre qui finit par me soulever le coeur et me suspendre. Mais où suis-je pour jouir à ce point face à une telle virtuosité ? D’où me vient cette étrange impression d’être au coeur de la créativité, chaotique et poétique, où le musicien élabore sa partition, où le chorégraphe guide le danseur, où le cinéaste dialogue avec son personnage, où le plasticien touche sa matière ? Avec ces trois-là et leur mannequin en doublure (le tiers régulateur ? L’illusionniste ? Le fantôme ? La mort?), je poétise à partir d’un espace entre la scène et la salle où je projette mes flashs : une danse de Merce Cunningham, une scène de cinéma d’Agnès Varda, un tableau de Robert Delaunay. Il y a cette lumière qui délimite les territoires où chacun peut s’échapper seul, furtivement, pour revenir autrement dans le trio. Telles des virgules, ces échappées solitaires permettent la respiration au coeur d’un langage métaphorique si foisonnant. Elles nous renvoient à la solitude du créateur, à notre part d’humanité, à notre disparition.

Ces trois hommes nous font l’éloge de l’inattendu tant leur virtuosité nous surprend à chaque mouvement comme s’ils jonglaient avec le liquide. Leur danse donne naissance, elle est une explosion jubilatoire qui finit inéluctablement vers « la petite mort ».

Celle de mon lâcher-prise.

De ma renaissance.

De nos fragilités qui, à la sortie du spectacle, forment le choeur des spectateurs enchantés.

Pascal Bély – www.festivalier.net

« Pan Pot ou modérément chantant » du Collectif Petit Travers (Julien Clément, Denis Fargeton, Nicolas Mathis, Aline Piboule) a été joué les 1 et 2 avril 2010 à l’Hexagone, Scène Nationale de Meylan (38)

crédit photo : Philippe Cibille.

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OEUVRES MAJEURES PETITE ENFANCE THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE

Infatigable spectateur.

Nous sommes installés dans une salle, nommée étrangement « bac à traille ». Serrés les uns contre les autres, mamies, parents, enfants, adultes débordent des gradins. À ma droite, une dame de 82 ans me raconte l’histoire du lieu et de ce quartier d’Oullins ; à ma gauche, une grand-mère heureuse de venir avec sa petite fille, « parce que ce n’est pas rose tous les jours ». L’une et l’autre me compressent ; nous en rions. Le théâtre, contre vents et marées, reste l’un des rares espaces où l’on n’a plus peur d’être ensemble. Côte à côte.

Avant la représentation, la metteuse en scène Christiane Véricel  prend la parole. L’air grave, elle rappelle aux enfants une règle d’or : on ne franchit pas la ligne. La recommandation est indispensable à plus d’un titre : le plateau est saupoudré de sucre glace et parsemée de cacahuètes ! Mais surtout, cette ligne fixe une frontière où l’enfant apprend à regarder le spectacle du monde (ici à partir des ogres), à délimiter les espaces qui lui permettront de se socialiser (avec et malgré eux !).

« Les ogres ou le pouvoir rend joyeux et infatigable » peut donc commencer pour une heure de branle-bas de combat entre le ventre, l’esprit et le corps qui danse, autour d’un point central : un habitant sur six ne mange pas à sa faim dans le monde. Christiane Véricel s’engage à ce que la scène traite la question à partir d’un imaginaire bouillonnant qui finit par déborder de créativité tandis que la satire pique sur la langue. Tout le long, le franchissement de la « ligne » résistera à ce big-bang humanitaire.

À leur arrivée, les six enfants comédiens marchent sur des cacahuètes  et produisent des bruits de craquements comme un sol qui se fendille, métaphore de la sécheresse, mais aussi d’un tremblement de terre. Avec ce sol blanc parsemé de modestes  « Fabacées », je pense à Haïti. Cela ne me quittera pas comme si l’énergie créatrice de ces « ogres » était en empathie avec ce peuple pour qui « l’union fait la force ». Avec quatre comédiens adultes, l’ensemble de la troupe joue pour sa survie à la recherche de l’aliment qui se régénère dans un lien à la culture : à aucun moment, il n’est déconnecté de la nourriture intellectuelle (du savoir, de l’art, du jeu). Ce choix enchante parce qu’il relie en permanence le corps biologique au corps social, le citoyen à l’artiste. La cacahuète est le caillou du petit poucet ; la mandarine est une touche de peinture qui gicle sur la toile à moins qu’elle ne soit le nez du clown qu’on finit par avaler ;  le biscuit, une oeuvre d’art contemporain ;  le poulet est le corps du danseur écartelé par le mouvement. Mais ne nous y trompons pas : l’art, comme la nourriture, entraîne l’humain à utiliser toutes les ficelles du pouvoir et de la manipulation apprises très tôt tandis que les adultes, assurés par leurs savoirs, continuent leurs enfantillages « affamants » au service de stratégies « infamantes » qui réduisent la culture au divertissement.
Nous sommes donc au coeur d’une  oeuvre complexe, car ces « ogres » joyeux et roublards, déplacent les frontières en jouant des hiérarchies (entre ceux qui savent et ceux qui ont faim, ceux qui mangent et les ignorants). Ils tracent des nouveaux territoires où la recherche de la nourriture devient un art vital qui nécessite de se parler autrement, de dessiner les contours d’une autre éducation, plus seulement basée sur l’acquisition de savoirs descendants et de règles rigides qui paralysent la créativité.
Nos dix comédiens, tous engagés (mention particulière aux enfants, sidérants dont Luca d’Haussy) réussissent le pari un peu fou de jouer notre condition humaine à partir d’une question dont nous ne connaissons trop les réponses : pourquoi sommes-nous donc incompétents à résoudre la faim dans le monde ? Christiane Véricel s’amuse de nos faiblesses et de nos vanités, mais avec un regard profondément fraternel qui la conduit à nous nourrir plus qu’il n’en faut ! On aurait aimé quelques pauses pour digérer (juste un peu plus de liant et de respirations silencieuses!) mais le temps de l’urgence de l’artiste n’est pas celui du spectateur-citoyen.
Loin d’apporter ses réponses, elle provoque une turbulence qui fait de nous des ogres affamés, solidaires et joyeux. Le théâtre est infatigable à nous « rendre la tendresse humaine » (Louis Jouvet). Celle-là même qui nourrit son monde.
Pascal Bély, Le Tadorne
« Les ogres ou le pouvoir rend joyeux et infatigable »de Christiane Véricel a été joué du 26 au 31 mars à Oullins (69).
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THEATRE MODERNE

En « subsistance », un chef d’oeuvre.

C’est un spectacle unique, au croisement de tant d’influences (Roméo Castellucci, Wajdi Mouawad, Pipo Delbono, Bruce Gladwin) qu’il dessine la fresque de l’étonnant spectateur qui, après tant de voyages et de migrations depuis 2005 (date de création de ce blog), se pose aux Subsistances de Lyon,  pour accueillir. Je ne connais pas Angela Laurier. Ni la contorsion, discipline de cirque. Je découvre son frère, Dominique, schizophrène, qui l’accompagne sur scène. Je ressens peu à peu la présence d’un groupe de rock, jouant derrière un voile qui, par un éclairage subtil, se dévoile. Ici, tout n’est que dévoilement, car l’humain est fragile et a besoin de temps pour changer son regard. Cette scène, est une caverne, une grotte, où Angela et Dominique créent leur langage rupestre  et construisent des passages qu’éclaire mon émerveillement, où ma sidération ouvre ce que je m’apprêtais à fermer, par facilité et peur d’y entrer. « J’aimerais pouvoir rire » est une oeuvre indispensable parce qu’elle est une rencontre. Fraternelle.

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Tout commence par une séquence « inquiétante » :  un voile blanc fait des vagues rondes par l’effet d’une soufflerie (serait-ce le souffle vital du théâtre ?). Angéla Laurier apparaît peu à peu à partir d’une lumière, celle de sa renaissance : au sommet de son art, son corps contorsionné, se révèle, matière humaine, qu’elle libère de la « performance » afin de pouvoir projeter son histoire familiale sur la scène. Du blanc, elle passe au noir, au plateau éclairé, au voile qui se fait toile de cinéma pour y visionner les films de famille. Et ça défile. Toute petite avec son tutu ; adolescente sur des barres parallèles ;  puis avec ses huit frères et soeurs, les voilà regroupés du plus petit au plus grand  et forment la pyramide. Ils se ressemblent tous. Dominique se détache. Pourquoi lui ? Pourquoi porte-t-il sur ses épaules l’équilibre de la famille, à croire qu’il protège aussi Angela de ne pas tomber de ses barres? Visage d’enfant et lunettes d’adultes. Jeune homme sur sa moto et regard noir pour aller au-delà de la focale. Pendant ce temps, le rock amplifie, électrise, par des hauts et des basses et finit pas nous faire entendre le déséquilibre familial.  

Arrive alors cet instant qui nous suspend : Dominique parle, face à la caméra. Il a 33 ans et se sait malade. Son visage, à peine éclairé, nous plonge dans un entre d’eux : entre fiction et réalité, entre vidéo et autoportrait à la Van Gogh. Le voile qui fait toile se fait membrane du corps familial et nous invite à entrer. Ça tangue déjà. Je me contorsionne sur mon fauteuil. Angela et Dominique apparaissent. Son corps porte les stigmates de l’institution psychiatrique. Assis tous deux sur une chaise empruntée à Pina Bausch, Angela se lève et la fait grincer. Alerte. L’art va les métamorphoser. Angela danse ; il regarde. Elle regarde ; il danse. Prodigieux mouvements où l’on combat la folie qui sépare, où l’on encercle pour que plus rien ne leur échappe. Angela donne tout, s’engage pour que la force de son art se love dans le corps de son frère. Elle va jusqu’à devenir son modèle pour qu’il la peigne à travers une toile de verre. La danse est un art pictural. Elle s’incruste dans la vidéo de son frère où la fumée de sa cigarette créée l’univers Gainsbourien: la danse fait son cinéma et Dominique est beau comme James Dean.

Par la force de l’art, nous nous laissons guider par le « fou » et nous finissons comme Angela : Dominique nous porte.

Pascal Bély – www.festivalier.net

“J’aimerais pouvoir rire” d’Angela Laurier a été joué aux Subsistances à Lyon du 26 au 28 mars 2010.

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La “nouvelle vague” new-yorkaise.

Le collectif Big Dance Theater fondé à New-York à profité d’une résidence à Lyon pour concevoir le projet fou d’une adaptation du magnifique «Cléo de 5 à 7», film culte d’Agnès Varda. Grand bien leur a pris d’oser ! Leur proposition est superbe, inventive, lumineuse et rend un bel hommage à la nouvelle vague.

La créativité d’Annie-B Parson, de Paul Lazar et du vidéaste Jeff Larson, mêle avec bonheur, théâtre, danse et vidéo et finit par nous entraîner dans un univers à « la nuit américaine ». Agnès est à la scène et on vogue en vagues, douces, jusqu’à Demy, auquel on en vient à penser inévitablement. Mélange de folies sages et de drogues toutes douces qui embrument suavement le filtre blanc des Demoiselles fumé en « loucedé » par le Monsieur Dame des Parapluies. Cherbourg, Rochefort et Paris se font plages de Bretagne en voyage de Lyon à New York et la boîte à chapeaux se fait pleine de malice. La boucle se boucle, Varda et Demy font 1 et 1 à 2 ; le 5 à 7 de Cléo se nimbe d’un aujourd’hui aux couleurs encore vives d’un hier.

Des panneaux virevoltants masquent à peine le ballet des parapluies et, de tapisseries sans âge, se font écrans de nos nuits blanches à interroger la vie, la mort et l’amour. On découvre/redécouvre la magie et la force de l’oeuvre initiale qui, à travers son simple script, à pu éveiller des images qui ne trahissent en rien celles que l’on pourrait avoir en mémoire, voir même au contraire les ravivent et les portent au présent. Le format resserré (de deux heures on passe à une) semble témoigner d’un « air du temps » où la mort et l’amour n’ont plus de langueurs à prendre, où il n’y aurait qu’au regard des arbres et au frisson des feuilles que l’on s’arrêterait pour mesurer l’essentiel de l’instant à vivre pour, un peu, le prolonger.

Cléo, ici rock star surannée, nous offre le miroir de nos vanités et nous replonge dans la nécessité de nous entendre mortels pour « savoir » vivre le présent. Que ceux qui n’ont pas vu le(s) film(s) se rassurent : la troupe ne l’a (les a) pas vu non plus ! Un hier sans images peut faire un aujourd’hui autour de ce qui nous relie. La vie, la mort et l’amour sont transgénérationnels et l’on ne cesse, Mousses, Demoiselles, Monsieur ou Madame (…Dame), d’ouvrir des parapluies de crainte que ça nous tombe dessus. « Comme Toujours, Here I Stand » nous offre la force joyeuse d’une tuile, rose et/ou bleu, qui bruisse et frissonne au vent de l’envie d’aimer.

Et… comme hier…, comme toujours… là nous restons humains dans nos fragiles…Big Danse Theatre s’habille de Varda pour nous le (re)dire…et c’est bon? !

Bernard Gaurier – www.festivalier.net

« Comme Toujours, Here I Stand »par le Big Dance Theater a été joé les 5 et 6 mars 2010 aux Antipodes à Brest.