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PETITE ENFANCE THEATRE MODERNE

À Palerme, le serment du jeu de pommes de Christiane Véricel.

Le théâtre résiste mieux ? Oui, c’est le dernier lieu où des gens vivants ont face à eux des gens vivants” déclare le metteur en scène Claude Régy au journal Libération. Qu’en est-il du théâtre dans les écoles et les collèges? Qu’en est-il à Palerme où la Comagnie Image Aiguë de Christiane Véricel s’est posée pour une semaine afin d’animer des ateliers de théâtre avec les enfants? Quelle résistance leur proposer pour que le temps de l’humain reprenne ses droits face au rouleau compresseur de la vitesse médiatique? Christiane Véricel, quatre comédiens (Sandrine De Rosa, Fréderic Perigaud, Burhan Taskiran, Giacinto Dangelo) et une vidéaste (Muriel Habrard)  s’installent dans la petite salle d’un collège, l’Istitudo Valdez. Ils ont trois heures pour créer un système théâtral.

Deux bandes blanches délimitent la scène entre l’imaginaire et la sphère sociale. Pour les jeunes enfants, la frontière n’est pas aussi simple. L’acteur n’est-il pas souvent talonné par son double? D’emblée, Christiane Véricel travaille cette dualité. Gaspare et Burhan entrent en scène. Gaspare est préoccupé, voir “épouvanté” d’être suivi de si près, précisera Mickaël lors du débriefing. L’enjeu est posé: comment faire face à la peur pour progresser sur le chemin qui mène vers l’acteur? Car sur scène, les enfants ont bien du mal à quitter leur rictus, celui du rire au  coin des lèvres. À croire que l’époque les fait marrer…

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Il faut donc occuper cet espace pour que Gaspare, Gabriella, Frederica, Mickaël, Alexandro, Alessia, Francesco parviennent à tour de rôle à comprendre les processus qui sous-tendent le théâtre: ici, nous ne sommes pas à la télévision! Trois éléments entrent en scène et bouleversent la donne: la pomme, le bonnet et le violon. Le fruit rond et jaune développe tout un imaginaire: matérielle (on croirait une balle) et végétale, elle symbolise la force et la fragilité. L’acteur n’est-il pas fait de cette matière-là? Ce paradoxe autorise bien des audaces: comédiens  professionnels et amateurs jouent avec elle. Fruit de toutes les convoitises (Christiane Véricel précise bien que c’est un objet précieux), l’ambivalence nourrit la dynamique: l’attraper, c’est la fin du jeu, mais c’est une victoire, une prise de pouvoir; la convoiter, c’est laisser du temps au temps pour que la relation s’instaure, pour qu’une dramaturgie se mette en place.

Pour accompagner chacun à être acteur, Christiane intègre le rictus du rire dans le scénario pour le dépasser. Et cela marche! Peu à peu, la pomme entre dans le bonnet, devient une extension du corps: elle provoque des chatouilles quand elle parcourt la peau. Alexandro la saisit, fait danser ses trois poursuivants qui miroitent ce trésor! Crescendo, le théâtre apparaît, le rire se déplace vers la salle même si Christiane Véricel régule le système pour que le clownesque ne soit pas trop envahissant. Elle travaille la voix des enfants, introduit le violon pour accompagner les mouvements du corps et créée peu à peu la troupe où l’enfant a sa place. Le rapport au temps m’interpelle: les enfants sont pressés d’attraper, de prendre, comme si la pomme était un objet de consommation.  De leur côté, les acteurs accélèrent le jeu pour que le cadre théâtral ne leur échappe pas. Il faut toute la précision de Christiane Véricel pour poser le processus: cesser d’être dans le faire pour prendre le temps du lien (“ce qui intéresse le public, c’est la relation entre vous deux”, précise-t-elle).

Les enjeux qui sous-tendent ce travail m’enthousiasment! Qu’attendre aujourd’hui de l’éducation de nos enfants? Pas seulement qu’ils ingurgitent des savoirs, mais qu’ils sachent les relier pour différencient les contextes et communiquer à partir d’eux. Leur créativité en situation de fortes incertitudes sera leur première ressource, leur “trésor”, pour se positionner dans un environnement où ils devront sans cesse articuler le local au global. C’est ainsi que le théâtre devrait devenir une “méta” matière, car jouer avec la pomme, le bonnet et le violon pour créer un système d’interactions, c’est réussir à relier le contenant et le contenu pour communiquer.

À voir ce travail, on prend conscience de sa valeur: plus qu’un atelier, c’est un manifeste pour faire vivre l’Europe au-delà de nos différences. Résister aujourd’hui, serait de fusionner chaque théâtre (la pomme) avec une école (le bonnet) pour impulser une chorégraphie des savoirs d’où l’on entendrait probablement la symphonie d’un Nouveau Monde.

Pascal Bély – www.festivalier.net

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DANSE CULTE OEUVRES MAJEURES

Sacré choeur!

Calmement, mais sûrement, nos pas nous conduisent vers eux. L’événement est d’importance mais nous ne sommes pas tous là. Ailleurs, cela aurait été assurément complet. Pas ici. Et pourtant, nous sommes au Ballet National de Marseille. Rien n’y fait. Obsédés par le foot, les médias font-ils seulement attention à ce qu’il y a de plus fragile et de plus beau dans cette ville?

Car ce soir, ” Le(ur) sacre” par Thierry Thieû Niang et Jean-Pierre Moulères est un troublant moment de danse. Ils sont vingt et un séniors engagés dans ce «Sacre du printemps. Tableaux de la Russie païenne en deux parties d’Igor Stravinsky» pour trente-huit minutes enivrantes. La feuille de salle les présente comme des “êtres dansants” pour nous rappeler que nous le sommes tous. Le miracle est probablement là : à les voir parcourir la scène et se métamorphoser, eux c’est nous. Tout de noir vêtus et affublés pour la plupart d’entre eux de perruques dont ils se délesteront progressivement, le «Sacre» va les désacraliser et opérer la métamorphose.

Ici, vieillir c’est se mettre en mouvement autour d’un centre de gravité (symbolisé par un puits de lumière dans lequel nous plongerons tous). Tandis qu’un homme  s’engage dans une course non pas contre, mais avec la montre, le groupe s’approche, s’éloigne du centre comme entraîné par la force du mouvement collectif.  Ils n’ont pas tous le même rythme et pourtant, la tribu n’éclate jamais. Entre l’homme qui court comme un jogger et celui, plus imposant, qui marche doucement pour avancer libre, une évidence s’impose: et si c’était le même homme ? Cette image ne me quitte pas : sur scène, tout se dédouble et je suis l’observateur attentif qui n’en perd pas un de vue pour ressentir le tout. Celui qui court joue ce que la société attend de lui (dénier la vieillesse pour célébrer la performance) tandis que son «double» n’a plus la contrainte d’incarner un rôle social. C’est ce contraste qui « fait » danse et spirale, où le mouvement de chacun produit celui du groupe. Peu à peu, les gestes se font plus relationnels les uns vis-à-vis des autres. Les corps se dévoilent tandis que certains quittent un à un la scène. Elle est seule, seins nus, à rester en piste. Elle nous regarde comme un retour vers la mère, à l’origine du monde. Magnifique humanité!

C’est alors que Thierry Thieû Niang, Stéphanie Auberville et la violoniste Saori Furukawa entreprennent une danse de sept minutes. Je perds l’écho avec « le Sacre ». 

A mon âge, il m’arrive d’être un peu sourd…

Pascal Bély – www.festivalier.net

« Le(ur) Sacre » et « Au Zénith » de Thierry Thieû Niang au Ballet National de Marseille les 10 et 11 décembre 2010.

Crédit photo : ©Marc Strub

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FESTIVAL D'AUTOMNE DE PARIS OEUVRES MAJEURES Vidéos

Avec Raimund Hoghe, notre descen…danse.

Nous voilà rassemblés. Quasiment pas un bruit dans la salle, même pas une toux qui étrangle, quand bien même “cela ne passerait pas”. Avec le chorégraphe allemand Raimund Hoghe, il règne toujours une atmosphère de recueillement, de concentration et d’introspection: sa mise en scène travaille nos lâcher-prises pour puiser dans nos souvenirs le mouvement fondateur à l’origine de notre lien à la danse. Il lui faut donc du temps, trois fois plus qu’à l’accoutumée. Ce soir, il nous gratifie de trois heures autour du chorégraphe  Dominique Bagouet. Mais pas que…

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Je n’ai pas connu Dominique Bagouet, disparu du sida en 1992. Je ne suis pas certain que Raimund Hoghe l’ait approché. Mais pour la création “Si je meurs laissez le balcon ouvert, il a travaillé dès 2009 à partir de vidéos mis à disposition par Montpellier Danse. Où est donc passé ce chorégraphe d’exception dans les programmations actuelles? Pourquoi la danse, à l’instar du théâtre, ne célèbre-t-elle pas ceux qui l’ont porté ? Cet art peut-il se régénérer s’il ne «nomme pas le vide, avant de le remplir» comme le souligne Raimund Hoghe ? La pièce de ce soir, n’est pas seulement une évocation de Dominique Bagouet: c’est aussi l’oeuvre de Hoghe dans les pas d’un autre. Une danse sur la danse. Pour mener à bien ce processus, il guide ses huit danseurs interprètes (tous exceptionnels) vers son cérémonial pour célébrer tout à la fois Dominique Bagouet, sa maladie et les artistes disparus du sida.

Cet enchevêtrement de niveaux de lecture provoque un émerveillement total quand le mouvement est découpé, avec précision seul ou à plusieurs pour magnifier la puissance de Bagouet.  Là où Hoghe pose la toile, ses danseurs sont des pinceaux voltigeurs qui font valser les couleurs jusqu’à parfois nous éclabousser de leurs présences scéniques. L’émotion vous prend à la gorge quand Marion Ballester et Takashi Ueno dansent le désir d’un amour fou et impossible. Emmanuel Eggermont est saisissant lorsqu’il incarne un danseur rock aux ailes fragiles ou quand il parcourt la scène avec son corps désarticulé d’homme en proie aux tourments de la quête du sens.

Mais il arrive parfois que je m’égare dans les rituels trop compassionnels (renforcée par une bande-son travaillée à cet effet) autour  du sida de Dominique Bagouet. Je repense à mes amis disparus alors qu’apparaît et s’efface le corps bossu de Raimund Hoghe ; la tristesse m’envahit quand il enfile une robe de nuit aperçue dans «Café Müller» de Pina Bausch (il a été son dramaturge). Tout se bouscule, je perds le fil et ressens une énorme fatigue:  Bagouet, Pina, Thierry et tous les autres…

Mais il y a Raimund Hoghe. Il y a quatre ans, j’ai croisé sa route au Festival Montpellier Danse. À chacune de nos rencontres, j’ai compris pourquoi la danse était tapie au fond de moi. Il est bossu, mon corps m’a longtemps fait souffrir lorsque j’étais enfant.  Il célèbre les morts du sida quand j’ai dû jeune adulte endurer le corps maculé de tâches de Kaposi de mes amis et entaché du regard des autres. Avec trois cailloux et deux oranges, Raimund Hoghe métamorphose une scène alors qu’enfant je me contentais de peu pour créer un monde plus accueillant. Ce soir, je sais que je remplis le vide, que je suis traversé par mes histoires de corps. Comment faire la part des choses entre Dominique Bagouet, eux, lui et moi ?

La danse tisse des liens, provoque des noeuds et m’emmêle. Raimund Hoghe tire mes ficelles pour m’emmener vers lui et me conduire vers vous.

Pascal Bély -Le Tadorne

« Si je meurs laissez le balcon ouvert » de Raimund Hoghe au Centre Georges Pompidou dans le cadre du Festival d'Automne de Paris du 8 au 11 décembre 2010.

Crédit Photo: Rosa Franck.

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LE GROUPE EN DANSE OEUVRES MAJEURES Vidéos

La danse des partisans.

Étrange télescopage. Ce soir, sur la route qui me mène au théâtre de Nîmes pour la création d’Alain Buffard «Tout va bien», l’émission «du grain à moudre» sur France Culture disserte sur l’art contemporain autour du critique d’art François Chevallier. Dans son dernier livre,  «La société du mépris de soi : de l’Urinoir de Duchamp aux suicidés de France Télécom” l’auteur dénonce une époque sans appétit, ni énergie, un monde de soumission où règne partout le mépris de soi. L’art contemporain a sa part de responsabilité à travers la domination de Duchamp sur Picasso qui signe le triomphe du grand ricanement de l’artiste sur lui-même. Nous sommes donc durablement entrés dans une ère où la séduction du mortifère s’opère au détriment d’un art aux formes signifiantes et consolatrices. Le débat est vif et passionnant même quand le discours «jargonne». Mais je ressens l’enjeu. François Chevallier rappelle que le cirque est un «art qui console, régénère, donne de l’énergie». Et la danse ? Pas un mot. Étrange coïncidence, car “Tout va bien” évoque précisément les processus qui conduisent à  l’asservissement. Plusieurs pensées me percutent tout au long de la représentation : en chorégraphiant l’époque du mépris, la danse n’est-elle pas un art qui ricane au lieu de consoler ?

Alain Buffard et ses huit danseurs-acteurs-chanteurs décrivent avec talent le désastre : nous sommes durablement immergés dans un système répressif et totalitaire. Tout commence à l’éducation où le parent confisque le désir avant qu’il ne le soit par la société  du  spectacle où l’habit fera le moine (où le bon petit soldat, c’est selon). Tout affublés d’un chapeau déformé pour cerveau disponible, de costumes de premier communiant d’où se dévoilent leurs dessous chic et leurs  portes-jarretelles, ils mènent une guerre sans merci contre l’intelligence et le sensible. Le sexe, autrefois émancipateur, est ici soumis aux pressions du désir pornographique d’autant plus que le politique à la main au cul. Plaqués contre le mur, ils sont à la fois bourreaux et victimes. À force d’être acculés, nous enculons.
Les scènes sont crues, mais ne provoquent pas inutilement, car Alain Buffard est avant tout un chorégraphe : le langage du corps prend toujours le dessus. Le tableau où des chemises blanches volent comme des corps exécutés par le totalitarisme ambiant est superbe. Comment ne pas penser aux suicidés de France Telecom que l’on finit par enfouir, cacher, manipuler, pour masquer notre impuissance ? Nous les sacrifions pour notre petit confort moderne enseveli par la bêtise de cette société consumériste. Avec  Alain Buffard, le matérialisme hystérique est à son apogée jusqu’à empêcher tout esprit de révolte. Mais comment en sommes-nous arrivés là alors que les jeunes ne font plus leur service militaire (dégagés de l’apprentissage de la soumission et du maniement des armes)?  Le langage paradoxal (la double contrainte pour reprendre les théories de l’École de Palo Alto) est utilisé dans la sphère publique et privé : en proposant des alternatives illusoires («pour faire plaisir à ta maman, tu veux cette chemise rouge ou cette chemise rouge?»), il rend fou et amplifie les processus de domination. L’art n’est ici que «ricanement» qui anéantit le regard critique (le passage sur la chanson qui tue est troublant): Duchamp aurait-il définitivement gagné ? Alain Buffard peut-il alors nous offrir Picasso? Car, la réponse est là : retrouver le beau, la contemplation, le sensible pour remettre le sens, les sens, au centre de tout. Sans oublier de réparer, de consoler, comme l’avait fait l’Espagnole Angelica Liddell cet été au Festival d’Avignon, lors de scènes inoubliables.
Avec «Tout va bien», (slogan de la propagande gouvernementale), Alain Buffard nous propose un langage chorégraphique débarrassé de ses frasques conceptuelles. Il nous console lui aussi en convoquant l’imaginaire sensible et décapant de Pina Bausch,  en nous envoyant des «salves» à la manière de Maguy Marin, en appelant le fou et les travestis d’Alain Platel. Nous avons tout cela pour riposter. Nos huit guerriers peuvent alors avancer vers nous, chanter la fleur au fusil, déposer les armes.
La danse est plus que jamais politique.
Aux danses citoyens !
Pascal Bély – www.festivalier.net
« Tout va bien » d’Alain Buffard avec Lorenzo de Angelis, Raphaëlle Delaunay, Armelle Dousset, Jean-Claude Nelson, Olivier Normand, Tamar Shelef, Betty Tchomanga, Lise Vermot au Théâtre de Nîmes les 8 et 9 décembre 2010.
Crédit Photo : Marc Domage
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PAS CONTENT

Sur scène, un groupuscule identitaire.

C’est délicat d’évoquer l’identité au théâtre. Ce sont souvent des artistes sensibles, minutieux, habités par un propos, qui s’emparent de la question. Je me souviens encore de «Loin» du chorégraphe Rachid Ouramdane qui m’avait procuré des sensations étranges et contrastées. À partir de son récit familial fait d’exils et de déportations, il avait réussi à créer une histoire universelle qui pouvait parler à chacun de nous. Les vidéos, les sons et les mouvements rendaient poétique ce processus qui vous arrache à quelqu’un, à une filiation, à un territoire et finit par vous fragmenter. Spectacle inoubliable.

Il me revient l’?uvre du chorégraphe Raimund Hoghe qui avec le Congolais Faustin Linyekula, incarnait le lien chaotique entre corps du nord et silhouette du sud. «Sans titre» était une ode à la recherche identitaire à partir d’une danse qui supporte les stigmates de nos blessures pour tendre vers une relation apaisée avec ceux qui les ont provoquées. Ici aussi, une rage silencieuse et profondément poétique.
À côté, le spectacle «pluridisciplinaire»,  “Nour“, proposé par le collectif GdRA fait contraste. Même si le metteur en scène et acteur Christophe Rulhes rappelle que «l’identité, ça flotte» (jusqu’à appuyer son propos par une vidéo prise d’un bateau où l’on voit la terre s’éloigner?), l’?uvre présentée ce soir au Théâtre d’Arles ne tangue pas : elle nous coule. Tout à commencé vers 19h. Alors que «Nour» évoque l’histoire de Nour El Yacoubi née en France en 1983, d’origine algéro-marocaine et arabo-berbère, le théâtre n’a rien trouvé de mieux que de faire venir des femmes d’origine maghrébine pour proposer aux spectateurs des plats exotiques. Au coeur d’un lieu de culture, elles n’échappent pas à leur destin : les fourneaux…L’identité se résume à une fonction, à un cliché. Rageant.
Mais cela n’a rien d’étonnant. Car dans «Nour», la question identitaire ne s’écoute pas, ne se poétise pas (à moins que gueuler dans un micro soit un acte poétique et protestataire en soi). Elle sert de prétexte pour démontrer la palette des pratiques artistiques du GdRA : chant, musique, images documentaires, texte, cirque et danse. Il y en a pour tous les goûts. Et pour personne (alors même que les acteurs arborent un sweet à capuche rouge où est inscrit le mot «Personne»?). On affiche à défaut d’incarner. L’histoire de Nour aurait pu rejoindre la nôtre compte tenu des enjeux historiques qui nous relient (mais ils sont totalement escamotés tant la démarche est égocentrée).
Ici, l’identité se réduit à des symboles vestimentaires (jusqu’à en faire un musée?le clou du spectacle !) où l’habit fait le moine (sic).
Ici l’identité n’est pas un processus chaotique : c’est du mouvement fabriqué et mécanique à partir d’un trampoline, parce qu’il y en a toujours un dans les spectacles du GdRA.
Ici, la parole de Nour, de sa famille et de ses amis est au service de l’artiste. Un des acteurs (Julien Cassier) n’hésite pas à doubler un témoignage si bien que l’on n’écoute plus : on n’entend que lui. Les mots sont sans cesse malmenés (soit par la voix quand ça hurle, soit par la vidéo où ils défilent dans un générique) comme accaparés par ce collectif qui à force d’en changer la forme, déforme le fond comme si ce processus pouvait transcender.
Ici, l’identité est une question «spectaculaire» (visible quand un témoin en fait des tonnes autour de Mickael Jackson, car elle ressent probablement les intentions des artistes). Or, l’identité n’a rien à voir avec les ressorts du spectacle à moins de tendre vers le communautarisme et les bons sentiments.
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Au final, le regard de ce collectif vers l’immigré est condescendant. Ils fouillent le passé, mais ne l’écoutent pas. Les clichés s’accumulent, car ce n’est pas le fond qui importe. C’est la forme. À l’image de ce passage où à partir de son trampoline, le circassien Julien Cassier piétine la vidéo du visage de la grand-mère de Nour. Le rythme de la performance impose son tempo au temps de la rencontre.Tout un symbole.
Entre Nour et nous, il y a eux.
Eux, c’est la bande : bande sonore, bande annonce, bande dessinée, bande vidéo, bande passante ?
Puis la bande finit par devenir un groupuscule.
Il me terrorise à force de braquer sur moi les armes de la communication de l
a société du spectacle.
Pascal Bély – www.festivalier.net
“Nour” du collectif GdRA au Théâtre d’Arles le 7 décembre 2010.
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PETITE ENFANCE

Le gris de joie.

Le ciel est gris. C’est dimanche. Peu à peu, ils arrivent. Un, deux, puis trente bébés avec leurs parents! Il y aussi des adultes handicapés avec leur encadrement. Le théâtre jeune public rassemble : il fait du bruit et m’enchante. C’est la société avant le spectacle. L’avenir est là : dans ce lien entre artistes et éducateurs où l’on pense déjà le spectateur en mouvement. Ici, notre responsabilité  est partagée autour du tout-petit. Parce qu’ils sont au théâtre, je ressens les parents plus guidant, où accompagner n’est plus seulement surveiller.

Je veille bien à me placer en haut des gradins pour me faire tout petit. La comédienne Thérèse Angebault arrive avec son tablier de jardinier tout gris, trois valises de toutes les tailles et un perchoir. Trois fois rien pour en faire tout un monde. D’où vient-elle ? Je l’imagine «échappée» d’une troupe qui, le temps d’une pause, joue pour les bébés afin de ne laisser personne au bord de la route. Ils sont comme ça les artistes : alors que tout semble s’effondrer, ils sont toujours présents pour remettre du sens là où nous clivons et uniformisons.

Entre le noir et le blanc, il y a donc le gris, couleur des couleurs, celle qui rassemble, celle où le possible ouvre l’imaginaire. Pendant trente minutes, elle transforme sa petite scène en espace rupestre, sorte de caverne éclairée, à l’abri du bruit et des néons de la société consumériste. Chaque valise est un plateau de théâtre, un tableau, un film, une pièce d’art contemporain. Tour à tour magicienne et voyageuse, elle convoque le sable, le vent, le tissu, la plume, les sons et créée un nouvel espace urbain, où l’artistique fait les chemins, les ponts pour ouvrir portes et fenêtres. Je contemple tandis que les bébés ponctuent chaque séquence d’onomatopées qui ne font guère de doute sur leurs ressentis et leurs intentions (regagner la scène pour s’échapper ?). C’est beau, mais on ne peut pas toucher. Juste imaginer…

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Thérèse Angebault utilise toutes les cordes à son arc : à la fois complice, clownesque, hésitante, créative, elle colorise et nous «sensibilise» à la diversité. La couleur se ressent, l’objet se relie à son contexte (la valise perd peu à peu sa fonction première),  chaque «tableau» entraîne un autre, puis un autre pour finir en apothéose où tout est interdépendant! C’est ainsi que le théâtre prend forme, crée l’énergie qui fait tourner un moulinet arc-en-ciel et propulse la comédienne vers les coulisses,  où sa troupe l’attend peut-être.

Petits gris, nous la suivons…
Pascal Bély – www.festivalier.net
« Qui dit gris » de Thérèse Angebault et Isabelle Kessler du 25 au 28 novembre 2010. Théâtre Massalia, Marseiille..

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OEUVRES MAJEURES

C’est un truc chorégraphique ou une variation du ça.

Il est temps pour eux de se poser. De dévoiler leurs dessous. De table et de scène. D’ouvrir leurs boîtes à coucou, leurs malles à jouets, et de sortir leurs doudous. Par fraternité. Par sororité. Pour en pleurer de rire et vivre, in situ, la condition de l’artiste chorégraphique. Ils sont trois : Viviana Moin, Laure Mathis et Arnaud Saury. Il y en a toujours un au centre, deux autour. À tour de rôles. Ainsi vont les artistes : différents, mais groupés.

Viviana Moin vient vers nous. Elle a de jolies formes, de celles qui vous accueillent sans vous écraser. Son corps est un tableau, non sur l’origine du monde, mais sur son avenir : des petits tourbillons rouges de tissu dessinent ses seins dans lesquels le regard se perd. Comme une ode à la créativité. Mais déjà le réel la rattrape : elle nous informe que nous sommes le 27 novembre, date incontournable, qu’elle aurait bien oubliée. Cela fait probablement des mois qu’elle se le répète, qu’elle fait et défait, qu’elle pense cette création pour nous. Elle voudrait sauter cette date, mais nous y sommes. C’est le moment. Sans nous le dire, Viviana a peur. C’est beau un trac sur scène. C’est offert.

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J’ai confiance. Nous voilà maintenant embarqués pour soixante minutes de générosité artistique entre improvisations et maîtrise, sur la place de l’artiste, oubliée des discours politiques et des politiques publiques autour de l’éducation du jeune enfant. De toute façon, ces trois-là n’ont plus rien à perdre. Leur prochaine création est programmée pour de dans sept ans ! Putain, sept ans ! Belle métaphore d’un système qui convoque le public et les artistes sur des durées de plus en plus longues quitte à précariser et uniformiser.

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Mais qu’importe, notre trio se met au boulot en appelant au mythe (ah, la licorne bleue !) pour le transformer et s’en fabriquer un nouveau. Drôle d’époque. Peine perdue, tout va trop vite. C’est casse-gueule. Mieux vaut passer à autre chose. En attendant…On peut toujours causer lors d’une conférence sur l’avenir de l’art contemporain et se positionner en spécialistes. Ils improvisent une table ronde bien carrée, avec une peluche, une poupée et un doudou. Il en sortira tôt ou tard quelque chose. Mais on finit par ne plus savoir de quoi on parle : qu’importe le discours tant qu’on a la place!

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Notre trio continue d’égrainer les possibles pour que le processus de création ait encore une fonction dans un environnement où le temps de l’immédiateté prend le pouvoir. Mais rien ne marche. Quand Arnaud joue avec sa poupée qu’il désarticule dans tous les sens, elle ne répond pas. Il semble ne plus pouvoir penser le mouvement jusqu’au moment où, un squelette en habit de princesse lui donne des ailes.  Alors que ses camarades  le mettent en danger, Arnaud finit par devenir fou jusqu’à sortir de la scène pour courir dans les jardins du 3 Bis F (lieu d’Arts contemporains niché au coeur de l’hôpital psychiatrique d’Aix en Provence). Moment magnifique. Et la poésie dans tout ça ? Laure peut bien lire un poème, mais elle est une enfant surprise dans le noir qui doit dégager. Il faut aller vite, produire toujours plus.

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«Espiral» est une oeuvre drôle, noire et profondément optimiste. Une scène la résume : alors qu’ils s’apprêtent à créer un concert acoustique ( !), Viviana, Laure et Arnaud enfilent un masque. Leurs petits jeux d’enfant permettent de maintenir le lien, coûte que coûte, même si c’est difficile. Ils les  autorisent à toutes les créativités. Avec courage et obstination, la scène est le foutoir de leur chambre d’adolescent. Il y a dans leurs gestes, leurs mots, leurs postures, toute l’ingéniosité de l’enfant dans un corps d’adulte.  Il y a ce désir fou d’un art brut, raté, mais qui véhicule l’essentiel : la fantaisie, le travail à la marge, l’expérimentation pour se fabriquer des mythes. À l’encontre de notre époque qui rationalise tout. Pourtant, le potentiel est là : tout semble si ouvert !

Viviana, Laure et Arnaud font partie de ma fratrie. De ceux qui pensent que l’on ne gagne rien à faire mal au sensible. De ceux qui croient que les chemins de traverse nous mèneront là où enfant nous avions décidés d’aller.
Pascal Bély – www.festivalier.net
« Espiral » de Viviana Moin, Arnaud Saury et Laure Mathis. Les 26 et 27 novembre au 3 bis F d’Aix en Provence dans le cadre du Festival DANSEM.

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Vidéos

Mon cinéma avec Pina.

Le bonheur m’inonde lorsque je repense à ces quarante jeunes danseurs, d’horizons et de cultures si différents. Une danse à l’unisson qui a fait son chemin et ne les quittera plus. «Les rêves dansants», le très beau documentaire sur la création de «Kontakthof»,de Pina Bausch nous plongent au coeur de l’acte créatif et de la difficulté d’être quand on a quinze ans.

Travail douloureux que l’apprentissage du corps, le toucher, le sensible, le cru et le cuit. La danse de Pina Bausch leur offre cet espace avec son lot de questionnements. Rien n’est évident. Et pourtant, avec la vigueur et l’affirmation de soi, chacun trouve sa place dans ce groupe à diverses facettes. Cette belle image donnée à la jeunesse, que l’on dit sacrifiée, mais qui est ici volontaire, poursuivant un objectif commun (celui de la représentation), nous procure des ailes dans le dos.

La filiation, qui leur est donnée de porter (l’acte de danser des pas déjà interprétés par d’autres, notamment par des séniors), leur semble naturelle. Jo Ann Endicot et Bénédicte Billiet (collaboratrices de Pina Bausch) sont là, présentes, l’ouïe et le regard attentifs au moindre geste, à la moindre résistance du jeune corps. Les liens se tissent, une énergie se met en place, un but commun naît et l’implication personnelle de chacun, provoque l’engagement du groupe.
Cet acte dansant se joue de tous les beaux discours. Il replace le jeune, cet être hybride que nous avons du mal à cerner, au c?ur de la cité, tout en l’incluant dans la réflexion et se nourrit de lui.
Une écoute, faire confiance en, dialoguer, lier les êtres. Pina avait compris comment on met en mouvement une société à partir de sa jeunesse et de ses vieux…

…puis un festival de courts, j’y cours

Niché dans le village de Cabrières les Avignon, le festival “Court c’est court”, organisé par l’association Cinambule, offre au public une vision à 360 degrés du monde. Pas de misérabilisme, ni de complaisance, mais une mise en images toujours juste, parfois drôle et dérangeante. Petite sélection.

Une vie” d’Emmanuel Bellegarde est le plus percutant et le plus court (1min 47 secondes pour être précis). Efficace, nécessaire, il interroge notre rapport au marginal, celui que l’on ne voit plus. Marginalisé par qui, par quoi et pourquoi ? Qu’est-ce qui pousse quelqu’un à  ne pas s’inclure, mais plutôt de s’exclure d’une société qui ne cesse de prôner la performance? Quelle est la valeur que l’on porte à l’être humain ? La valeur d’une vie ? Pas si sûr?

“The Marina experiment” de Marina Lutz est de loin le film le plus nauséeux qu’il m’ait été donné de voir. Marina expérimente une relation étrange avec son père. Tout au long de sa vie, celui-ci la photographie et l’enregistre. À sa mort, Marina retrouve les bobines et autres photos dans des cartons. D’un savant archivage, de recoupage en recoupage, elle explore sa relation au père  tel qu’il est et/ou tel qu’elle le voit. La suprématie masculine et une forme de lien incestueux colorent ce documentaire. «Lemon incest» résonne alors à mes oreilles. Marina Lutz nous dévoile un coin du canevas sans aller jusqu’au bout de son histoire. Elle dépose son fardeau à nos pieds et nous le fait porter.

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Between dream” d’Iris Olsson est le court le plus mystérieux, le plus onirique, mais totalement rafraîchissant. Imaginez-vous dans un train couchettes, quelque part entre la Russie et l’Estonie, en train de rêver et de dire ces rêves. La nuit est froide, le train peut accueillant et pourtant. Il se passe quelques minutes essentielles à toutes les vies, ces minutes suspendues où tous les possibles deviennent vrais, où toutes les barrières cèdent. Ces minutes partagées avec les occupants du train où je rêve aussi avec eux.

Je me vois danser «Kontakthof» avec les jeunes danseurs que j’avais quittés quelques jours plus tôt. Pour croire, encore.

Laurent Bourbousson -www.festivalier.net

« Les rêves dansants. Sur les pas de Pina », film documentaire d’Anne Linsel. Toujours à l’affiche
Festival Court c’est Court, organisé par l’association Cinambule, s’est déroulé du 18 au 21 novembre 2010, à Cabrières d”Avignon.

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Yan Raballand, chorégraphe hors de prix.

Comment va la danse ? Des journalistes se penchent régulièrement sur la question : entre Daniel Conrod de Télérama qui pense qu’elle peine à se renouveler et Philippe Noisette des Inrocks qui vante sa vitalité, rien n’est tranché. Toujours est-il que l’automne 2010, nous a offert deux manifestations pour évaluer la dynamique.  «Question de Danse» proposée par Michel Kelemenis à Marseille (des chorégraphes présentent un processus de création puis engagent un dialogue avec le public), nous a éclairés avec deux noms sortis du lot (la Portugaise Marlène Freitas et le français Thomas Lebrun ont bouleversés).

Trois semaines plus tard, le concours chorégraphique « (re) connaissance » piloté par la Maison de la Danse de Lyon, le CDC Pacifique de Grenoble et accueilli par le Toboggan à Décines, semble vouloir se positionner comme un événement incontournable pour dénicher les talents malgré un système de diffusion qui paraît traverser une crise très inquiétante. Au total, onze compagnies concourent avec trois prix : deux attribués par un jury de professionnels, un par le public. La danse est un langage qui parle à tous: après avoir délibéré chacun de leur côté, on aurait pu imaginer que spectateurs et professionnels échangent publiquement, en éclaireurs, pour se nourrir les uns des autres et décerner le «prix du partage». La sortie de crise nécessitera d’inventer des systèmes d’interactions qui empruntent des chemins de traverse…
Pour la première soirée (je n’ai pas pu assister à la deuxième), j’ai retenu une proposition. Je fais volontairement l’impasse sur la chorégraphe franco-suisse Perrine Valli, vue et appréciée à Questions de Danse, prochainement à l’affiche du Festival Faits d’Hiver à Paris : sa présence dans ce concours était-elle vraiment justifiée?
Saluons le très beau travail de Yan Raballand qui, avec «Viola», a réuni professionnels et spectateurs lors des applaudissements pour finalement remporter le prix du public (je vous invite à regarder la vidéo où ce jeune chorégraphe parle de son travail).

Quatre  interprètes très «habités»  (Evguénia Chtchelkova, Bérengère Fournier, Jean Camille Goimard, Aurélien Le Glaunec) sur une musique de Walter FähndrichViola II») entreprennent une danse collective d’où se dégage une grâce époustouflante. Je ressens une filiation avec Anne Teresa de Keersmaeker, dans cette façon de répéter un mouvement (souvent ample, gracieux  et circulaire à partir des bras) tout en bousculant notre perception : tout change, parce que rien ne change ! Les moments où les corps basculent comme des statues prêtes à tomber sont sublimes : le déséquilibre de chacun nourrit l’équilibre de tous. Lorsqu’ils s’immobilisent, ils créent le contraste avec le mouvement et le mettent en relief. Saisissant. Je reconnais l’influence du chorégraphe Michel Kelemenis dans ce désir d’entrer dans la musique à partir du mouvement pour amplifier les processus du collectif.
Avec leur petite taille, ces quatre danseurs composent une partition chorégraphique d’une telle légèreté (avec cette étrange impression que le corps pèse deux plumes) qu’elle envoie des vibrations vers la salle délestées d’un propos qu’il faudrait comprendre. Yan Raballand chorégraphie sa vision du lien (on devrait donner cette consigne à tous pour concourir !) et c’est splendide. Avec peu d’espaces, sans envolées lyriques, il réussit une danse qui créée du souffle (au sens propre, comme au figuré) où l’unisson n’est pas une forme, mais bien un processus qui vient traverser le spectateur. C’est élégant, raffiné, précieux. Cette exigence lui permet toutes les audaces. Elle nous guide vers  un futur où la danse touche, quitte à ne plus la comprendre.
Pascal Bély – www.festivalier.net
 
Concours “Re”connaissance à Decines (69) les 26 et 27 novembre 2010.
Premier prix du jury: Compagnie Etant Donné – Frédérike Unger et Jérôme Ferron.
Deuxième prix du jury: Ambra Senatore – Compagnie Ambra Senatore.
Prix du public: Compagnie
Contrepoint – Yan Raballand.
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THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE

Le théâtre reprend racine.

Paris, 21 novembre 2010.

Bruine glaciale.

Le metteur en scène Gwenaël Morin nous accueille à l’entrée de la salle du  Théâtre de la Bastille. Tel un chef d’orchestre face à sa troupe, il donne même les trois coups. Sur la scène, un plateau très étroit en bois, genre podium défilé de mode. Puis, un long drap sert de toile de fond où sont inscrits les rôles, les environnements et la direction. Mieux qu’un GPS, c’est une carte mentale ! La fragilité de l’ensemble contraste avec les murs du lieu. Le tout donne l’étrange impression d’un théâtre monté à toute vitesse comme s’il y avait urgence.

Le public composé de jeunes et de plus âgés est réuni pour ce «Bérénice d’après Bérénice de Racine», un classique parmi les classiques. Comment Gwenaël Morin peut-il nous relier?  Ils sont quatre acteurs (Julian Eggerickx, Barbara Jung, Grégoire Monsaingeon, Ulysse Pujo; tous exceptionnels) pour endosser les rôles de cette tragédie où deux hommes (Antiochus et Titus) aiment la même femme, Bérénice, reine de Palestine. L’un doit céder sous la pression des habitants de Rome qui refusent à Titus d’épouser l’étrangère, tandis que l’autre (Antiochus) s’apprête à fuir, ne pouvant rien espérer. À trois, ils forment la toile qui finit par nous saisir pendant que que le quatrième (tour à tour Arsace, Phénice, Paulin et Rutile) joue avec une cymbale pour ponctuer les actes et faire résonner la menace, le danger, la raison et la déraison ! 

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Tout me trouble dans cette adaptation et mise en scène. L’espace scénique d’où des gradins surgit parfois Antiochus tandis que le plateau, très proche des spectateurs, n’utilise pas l’espace disponible. Cette oppression spatiale nous inclut dans la tragédie : serions-nous le peuple de Rome, celui qui refuse aujourd’hui l’étrange et l’étranger ?

Comment ne pas être troublé par les costumes…D’un côté Antiochus et son collant probablement prêté par un danseur de chez Cunningham (!) et son torse nu où, tel un tatouage des temps modernes, est gravé «Hélas». C’est le corps qui parle, comme une tentative de marier la langue de Racine avec le langage du théâtre contemporain. Bien vu, d’autant plus que les autres sont en jeans et que Titus arbore une chemise empruntée au Deschiens, fermée jusqu’au dernier bouton. Le contraste entre les corps biologiques, institués, socialisés est frappant et pour tout dire ennivrant.

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Que penser de cette scène en forme de podium où défilent les passions ? Elle crée le mouvement, provoque les cassures et les ruptures (on y glisse pour finir par se vautrer dans le décor). C’est d’autant plus magnifique, que ce bois est prêt à céderà chaque instantsous les coups de boutoir de l’amour et du pouvoir. Le texte réussit par épouser le processus d’ouverture désiré par Gwenaël Morin : relativement ardu au départ, il se craquelle, se réduit (la durée de la pièce en témoigne, à peine une heure et dix minutes), s’avance lui aussi vers nous jusqu’à la rupture : en coeur, les acteurs interprètent «Da da da ich lieb dich nicht du liebst mich nicht aha aha aha» du groupe Trio, traduction en plus de cinquante langues de « dada » ! Cette rupture n’en est finalement pas une : je la sentais venir ! C’est une pause au cour de la tragédie, un accueil de tous et de chacun pour ne plus avoir peur de ce théâtre-là. Et d’un coup, cette langue de Racine se pare des beaux atouts de la modernité. Nous voilà emportés, sidérés : le texte s’envole, se débarrasse de ses oripeaux et nous fait peuple de Rome et de Palestine, garant de la raison d’État et protecteur de l’amour d’un roi pour sa reine.

Gwenaël Morin a de la hauteur : il s’engage et nous engage. Son théâtre nous rend ce que l’on nous confisque bien trop souvent: la parole.

Pascal Bély – www.festivalier.net

Merci à Elsa Gomis du Festival Mens Alors! et à Martine Silber du blog Marsipulamima pour m’avoir guidé vers Gwenaël Morin.

« Bérénice d’après Bérénice de Racine », adaptation et mise en scène de Gwenaël Morin du 2 au 27 novembre au Théâtre de la Bastille, Paris.

Crédit photo : Pierre Grosbois.