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FESTIVAL DES ARTS DE BRUXELLES PAS CONTENT

Eszter Salamon, au-delà de l’inimaginable.

Comment une telle production a-t-elle été possible? Comment accepter qu’une artiste de la stature dEszter Salamon se (nous) perde à ce point ? Comment expliquer que le KunstenFestivaldesArts de Bruxelles, le Centre Pompidou de Paris,  l’IRCAM, le festival Tanz im August de Berlin,  les Subsistances de Lyon et tant d’autres n’aient pas clarifié une intention aussi floue, qui n’est pas sans évoquer une esthétique de la relaxation (sic): «Comment peut-on s’extraire de son propre corps ? Pendant combien de temps peut-on rester en dehors de soi-même avant de se perdre définitivement ? TAKES OF THE BODILESS explore une condition difficile à imaginer à moins de l’expérimenter soi-même : un monde sans corps». Mais en même temps, ce projet est séduisant parce qu’il est proposé par une chorégraphe. Or, la danse innove souvent pour créer des formes transdisciplinaires. Mais peut-on imaginer une oeuvre sans corps pour évoquer l’absence de  corps, sauf à refuser la turbulence et privilégier une esthétique de l’image? Comment Eszter Salamon a-t-elle pu nous embarquer dans cette relation binaire de cause à effet ?

Tout commence par une jeune femme qui s’avance face à nous pour raviver l’histoire d’un théâtre qui aurait pris feu. Elle parle en anglais, mais rien n’est surtitré. Il s’agit probablement de poser un contexte censé nous mettre en émoi…S’ensuit un long moment où le public est plongé dans le noir. Immersion classique pour inviter le spectateur à lâcher prise. Ces dix minutes sont interminables. Mais que devrais-je lâcher et pourquoi ? Des textes toujours lus en anglais (ne rien comprendre doit faire partie du processus) sont diffusés alors que des mannequins apparaissent sur scène avant de nous proposer une longue série de figures à base de fumigènes censées représenter cet au-delà. Eszter Salamon semble s’inspirer de l’univers de Roméo Castellucci, mais visiblement rien ne passe. Mon corps ne ressent rien et mes voisins spectateurs s’impatientent calmement. C’est le vide sensoriel, abyssal comme si créer des figures avec de la fumée et une bande-son en quadriphonie pouvait transcender. Eszter Salamon n’est pas William Turner, encore moins Steve Reich.

Il y a de quoi être inquiet par cette génération d’artistes qui assujettissent nos sens à la technique. «Tales of the Bodiless» est une proposition inutile parce qu’elle maltraite le lien du spectateur au corps, sous prétexte d’innover. La danse peut tout explorer (même l’inimaginable) à partir d’un corps savant. À condition d’avoir un propos chorégraphique et confiance dans la capacité du spectateur à se créer un langage dans un espace ouvert où le sens amplifierait sa sensibilité. Mais ici, rien de cela.

Eszter Salomon n’a probablement pas vécu l’expérience proposée par William Forsythe lors du dernier festival de Montpellier Danse. Dans un château gonflable posé sur l’imposante scène du Corum, les spectateurs étaient invités à vivre une expérimentation  (voir la vidéo). Pour certains d’entre nous, il nous a fallu un certain temps pour s’extraire de notre corps «social» et entrer dans un univers, mais avec tout le corps. Pendant quelques minutes, nous fûment nombreux à nous ressentir au-delà.  William Forsythe s’est affranchi des codes classiques de mise en scène et en espace jusqu’à déclarer : “Si j’ai monté White Bouncy Castle, c’est justement parce que la démocratisation de la danse à l’intérieur d’un théâtre me semble impossible.”
De son côté, Eszter Salomon a osé une chorégraphie sans corps, fragilisant la danse pour l’assujettir au néant du spectaculaire.
Pascal Bély, Le Tadorne.
Pour poursuivre, une autre critique sur le site Anaclase.
“Tales of the bodiless” d’Eszter Salamon du 21 au 23 mai 2011 dans le cadre du KunstenFestivalDesArts de Bruxelles.
Ezster Salamon sur le Tadorne:
« Dance ? 1/driftworks » présenté à Montpellier Danse en 2008.
And Then” présenté au KunstenFestivalDesArts en 2007.
 
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FESTIVAL DES ARTS DE BRUXELLES

A nos corps amputés, Bruxelles reconnaissante.

À peine descendu du TGV à Bruxelles,  je me propulse au BronksSurréaliste ? Cela ne fait que commencer. J’entre. Rien pour s’asseoir. Où poser mon sac ? Les spectateurs arrivent peu à peu et finissent par former une assemblée. On se croirait dans la salle d’un musée d’art contemporain sans oeuvres, mais les déplacements du public vous informent où cela se «passe». Un bruit médiatique en quelque sorte amplifié par les crissements des talons d’une femme qui tient par un fil notre ballon de l’enfance. Métaphore de nos utopies à la dérive, sa progression m’émeut particulièrement.

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Je repère un espace où poser mon bagage. Je m’approche. Là, quatre «hommes chevaux» à la queue joliment peignée à l’arrière avec une longue perruque sur la tête sont face au mur. Ils me font sursauter. Avec leur  imperméable noir, ils m’évoquent le chanteur androgyne Antony and the Johnson. Leur présence fantomatique ne cesse de me poursuivre alors que je déambule dans la salle.  Entre allure poétique et comportements décalés, ils sont là pour déranger l’ordre établi, affirmer l’hybridité de l’homme avec l’animal, de la poésie avec le réel.

Plus loin, il y a des corps : amputés (là un long pantalon sans tronc ; ici un buste ceinturé sans tête, mais qui produit un larsen à l’approche d’un micro; plus tard, une table avec des jambes où sont posées des bouteilles de champagne). Des corps sacrifiés, où le vêtement fait corps, où la femme objet est à son paroxysme. Troublant, d’autant plus que c’est très beau. Il y a cet homme obèse, prêt à vous exploser à la figure, pour vous dévorer. Il incarne le cannibalisme postmoderne : le corps marchand peut tout manger même une main. Juste retour des choses : après la mal bouffe, la bouffe humaine. Peu à peu, vous voilà pris dans un tourbillon cauchemardesque et enivrant où l’on crée le cérémonial d’un corps  à la découpe (métaphore des greffes), où des perruques en laines de couleurs cachent les visages et leur diversité : l’Europe serait-elle à ce prix ?
Divaguons encore…Alors que les corps d’enfument, comment ne pas y voir un hommage à l’immolation, nouvel art révolutionnaire ?
Tout au long de cette performance, le langage du corps semble entrer par effraction pour sonner la fin de la partie : celle d’une civilisation qui confie le corps intime aux communicants sans poil et sans reproche ;  aux marchands qui, sous prétexte d’assouvir notre soif de consommation, sont prêts à nous transformer en cannibales ; aux professionnels  qui mondanisent, mondialisent l’art à défaut de le politiser.
On peut tout y voir tant cette performance poétise votre sensibilité. Ils sont belges et travaillent actuellement à Berlin, nouvel axe nord-sud. Pour le Kunstenfestival de Bruxelles  en 2012, ils préparent une «vaste production». On y sera pour y placer nos têtes sur leurs corps amputés.
Pascal Bély,« Le Tadorne ».
Miet Warlop, « Art / Collection, trailer Park » du 19 au 24 mai 2011 au Bronks dans le cadre du KunstenFestivalDesArts de Bruxelles.
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FESTIVAL DES ARTS DE BRUXELLES

A Bruxelles, opéra underground, écritures et danses des cavernes.

Qu’allons-nous risquer au théâtre ? C’est probablement l’une des interrogations les plus intimes qu’il soit. Cela va chercher loin tout ça. J’aime le KunstenFestivalDesArts de Bruxelles parce qu’il bouleverse mon désir de théâtre, en me faisant entrer dans un clair-obscur là où je me ressens un peu figé après une saison artistiquement faible dans ma région.

Tout commence par cette Question, au centre de l’oeuvre de René Pollesh. La feuille de salle pose l’enjeu: «Ich schau dir in die augen, gesellschaftlicher verblendungszusammenhang» («je te regarde dans les yeux, lieu d’éblouissement social ! ») est une pièce majeure dans la carrière du metteur en scène berlinois. Aucun doute ne serait donc permis. L’acteur Fabian Hinrichs est seul sur scène et prend soin, dès son arrivée, de démontrer son engagement en finissant en slip. Cette posture provocante ne le quittera pas. Pendant quatre-vingt-dix minutes, il se moque de la relation que nous entretenons avec le théâtre et de notre désir de lien social. Il sidère par son culot et sa façon d’occuper l’espace.  Mais cela ne passe pas : l’hyperactivité de l’acteur ne laisse pas le temps pour comprendre ce qui se joue d’autant plus que la traduction en français est catastrophique. J’observe alors qu’il devrait me parler. Peut-être ce corps turbulent cache-t-il une peur du public que le théâtre de René Pollesh peine à surmonter. La confiance n’y est pas. Obscur.

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Jan Decorte est un autre homme de théâtre, célèbre en Belgique. Lors du Festival d’Avignon en 2005, la rencontre n’avait pas eu lieu avec le public. Six ans plus tard, les Français le retrouvent pour un opéra. Je sais par avance que cet art n’est pas pour moi, qu’il ne m’a jamais «rencontré». Mais avec le Kunsten, j’ai longtemps posé un principe, comme un rituel : ouvrir, accueillir. «The Indian Queen» est donc un opéra d’Henry Purcell qui conte le sort d’une reine indienne, souveraine du Mexique, en guerre contre le héros aztèque Moctezuma. Une “servante” (éblouissante Sigrid Vinks) se tient de côté puis pose un à un des objets sur le devant de la scène avant de les retirer peu à peu pour les confier à l’un des quatre chanteurs.  Ce geste épuré me réconforte : l’histoire m’échappe, mais pas l’Histoire que j’assimile à une  chorégraphie des sens. Elle est un rituel où l’objet symbolique désacralise l’opéra tout en sacralisant la relation amoureuse entre deux amants antagonistes. Elle lui fait perdre sa linéarité pour l’accueillir dans une théâtralité où la musique fait corps avec le coeur (dans tous les sens du terme). Peu à peu, les chanteurs rayonnent comme si Sigrid Vinks leur donnait une puissance de jeu. Alors que la dernière scène s’approche d’une fresque vivante, la couleur du tableau projette vers nous une lumière orangée. Ce théâtre-opéra illumine : la force est en nous pour de nouveau croire aux contes de fées.

À la sortie, direction le métro Botanique, caverne des temps modernes. Il accueille le collectif brésilien de Mariano Pensotti pour «Sometimes I think, I can see you». Quatre écrivains, iMac sur les genoux, sont disposés sur les deux quais, aux deux extrémités. Tandis que le métro quadrille leur papier, des écrans géants retranscrivent leurs observations. Au c?ur du lieu le plus désocialisé qu’il soit, ils créent le dialogue. C’est savoureux, profondément poétique. Alors qu’un enfant vêtu de rouge se fait  remarquer, l’une des écrivaines invite un homme en rouge à “s’approcher de son enfance“. À cet instant, tout s’illumine. Puis s’approche un adolescent habillé d’un short militaire qui fixe  l’écran : «pourquoi portes-tu un tel uniforme en temps de paix alors que tu as un si beau sourire ?». Il répond, de sa voie forte et assumée : « parce que c’est la guerre ». Différentes pépites suivront. Alors qu’une rame de métro arrive sur l’autre quai, j’observe les passagers. Et je vois la pellicule du film de ma caverne d’amis babas…

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À peine sorti, direction le beau théâtre des Brigittines pour une oeuvre inclassable, «Eden Central» de Manah Depauw. Cinq acteurs simulent l’avant Adan et Eve pour nous immerger au coeur de notre animalité. La reconstitution est troublante parce qu’elle rapproche nos cavernes d’aujourd’hui de celle d’antan ! Le corps des acteurs transpire de  toute part jusqu’à créer l’illusion : ils sont nos ancêtres. L’utilisation d’un espace scénique minuscule renforce la dimension tribale et autorise toutes les audaces. Le parti pris de « jouer à » est d’autant plus assumé que c’est excessivement drôle. Mais je ne ressens pas le dialogue créé au métro Botanique avec Mariano Pensotti. A vouloir forcer le trait pour sa démonstration finale, Mana Depauw raconte l’histoire là où nous attendrions un langage chorégraphique capable d’aller chercher dans cette animalité des cavernes ce qui ferait poésie aujourd’hui. C’est de cela qu’il s’agit, le reste n’étant qu’agitation joyeuse pour spectateurs tribu-terre...

Pascal Bély – « Le Tadorne ».

Mariano Pensotti, « Sometimes I think, I can see you », station Botanique, metro de Bruxelles du 13 au 22 mai 2011.
Mana Depauw, ?Eden Central? au Théâtre des Brigittines du 11 au 15 mai 2011.
Jan Decorte, « The Indian Queen » au Kaai Theater du 14 au 16 mai 2011.
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ETRE SPECTATEUR FESTIVAL D'AVIGNON

Nos premières offinités pour Avignon.

L’exercice est toujours périlleux : comment présenter en une heure une programmation tout en éveillant le désir et la curiosité? Beau pari pour le collectif de la Manufacture à Avignon qui réussit, par ses choix pluridisciplinaires, à dépasser la frontière entre le festival «In» et «Off». Pas moins de quatre lieux pour croiser l’esprit manufacturé : la Manufacture (intra-muros), la Patinoire (extra-muros), l’Espace 40 (librairie et rencontres en tous genres avec des journalistes, rue Thiers) et le parking du Marché d’Intérêt National (pour vivre des expériences insolites avec la compagnie Appel d’Air pour le premier Drive in de danse !).

La programmation semble s’articuler autour d’un projet à forte dimension sociale. Citons d’abord, trois oeuvres très appréciées et déjà chroniquées par le Tadorne : «  LIFE : RESET/Chronique d’une ville épuisée » de Fabrice Murgia, succès du dernier KunstenFestivalDesArts de Bruxelles et «Les rêves» de Ivan Viripaev du Théâtre de l’Alibi / Centre dramatique itinérant de Corse et “La grammaire des mammifères” de William Pellier. Nous suivrons particulièrement trois autres propositions : «Un homme debout» de Jean-Michel Van Den Eeyden et Jean-Marc Mahy; «Fait(s)divers à la recherche de Jacques B» par La Volige, compagnie de Nicolas Bonneau;  le «Quand m’embrasseras-tu ?» du poète Mahmoud Darwich, par la compagnie Brozzoni. Autant de formes représentatives de la création artistique contemporaine dont le visage polymorphique permet à la programmation de la Manufacture de sonner juste. Son envie de s‘a-grandir légitime une présence à l’année sur le territoire avignonnais. Les projets sont nombreux et innovateurs. À noter celui de la Web Tv qui impliquera des jeunes des quartiers d’Avignon autour des métiers du spectacle vivant (thème retenu pour cette année). Les actions pédagogiques ont aussi leur droit de cité avec les ateliers menés avec la compagnie Appel d’Air autour de la danse contemporaine. À souligner aussi que l’Espace 40 devrait se pérenniser.
Comme pour tout bon festival, la Manufacture aura son espace de rencontre : les AfterNightschots seront très courus comme le sont les soirées au Bar du In.
Pour résumer: une inscription sur le territoire, trois lieux de spectacles, une librairie, un lieu pour se montrer et démontrer, des partenaires tels que Radio Nova et le magazine Mouvement pour des discussions et autres émissions en direct?
Un souffle de contre festival va se lever.
Laurent Bourbousson – www.festivalier.net
Festival de la Manufacture du 8 au 28 juillet dans différents lieux : Manufacture, 2 rue des écoles, Patinoire, Espace 40, 40 rue Thiers, Parking du MIN.
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FESTIVAL DES ARTS DE BRUXELLES LES EXPOSITIONS

Bruxelles dés(art)mée.

On s’étonne encore : mais pourquoi partir au KunstenFestivaldesArts de Bruxelles ? Je donne toujours la même réponse : le théâtre et le monde s’y enchevêtrent. Loin du climat autocentré français, ce festival propose des aventures artistiques et des rencontres qui enrichissent le regard sur cet ailleurs qui interagit tant avec mon ici et maintenant. Retour sur quelques voyages;;;

Presque chaque année, le Kunsten interroge le passé colonial de la Belgique. Imaginez ce processus entre le Festival d’Avignon et l’Algérie…On attend encore. Rendez-vous est donné dans un centre d’art contemporain («le Wiels») pour la projection de «Spectres», documentaire de Sven Augustijnen. Il revient sur l’assassinat en 1961 de Patrice Lumumba, premier ministre du nouveau Congo indépendant. Ce jour-là, était présent un haut fonctionnaire belge, aujourd’hui auteur d’une thèse d’histoire sur l’évènement. Sven Augustijnen l’accompagne lors d’un récent voyage au Congo. L’immersion dans ce passé encore douloureux est palpitante, car la caméra restitue ce que les mots ne peuvent dire (la Belgique aurait donné son aval à ce meurtre). Elle s’approche des corps pour les théâtraliser jusqu’à créer la tragédie du devoir de mémoire. Alors que l’historien reconstitue, tel un enquêteur judiciaire, la scène de l’exécution de Patrice Lumumba, la caméra nous rend témoin d’un moment unique : loin de faire repentance, cet homme revit l’instant pour être à nouveau traversé et devenir le messager de sa vérité (qui n’est probablement pas historique). Ce document est précieux.

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Direction le Liban. Nous avons déjà approché ce pays avec le théâtre de Wajdi Mouawad, de Darina Al Joundi et les performances de  Lina Saneh et Rabih Mroué. Mais jamais à partir de l’art contemporain. Walid Raad a investit une salle des Halles de Schaerbeek. Quelques tabourets nous attendent tandis qu’est projeté sur un large panneau, le monde global de l’Art Contemporain, au croisement d’un fond de pension pour artistes et d’une entreprise spécialisée dans le renseignement pour l’armée israélienne. Le narrateur (brillant Carlos Chahine) nous raconte une histoire où il tire les fils d’un réseau mondial dans lequel les oeuvres d’art sont traversées par des noeuds de connexion. Très vite, il met en mouvement notre lien à l’art même lorsqu’il s’agit d’évoquer les projets pharaoniques du prochain Guggenheim de Dubaï.

Peu à peu, il nous déplace physiquement dans cet espace pour démontrer comment les matières,  les couleurs, la taille des oeuvres n’existent pas en soi. C’est notre regard, notre lien à l’art qui les font durer tandis que l’histoire, les guerres, peuvent les faire disparaître ou apparaître. Un réseau mondial de connexions peut créer des tendances sur le marché de l’art, mais c’est l’humain, ses hallucinations collectives, ses mémoires vives, ses traces, qui font l’oeuvre et déciderons de sa destinée. L’art ne serait alors qu’une suite d’apparitions, de disparations, telle une évanescence au coeur du mouvement dansé, comme aime à le préciser le chorégraphe Michel Kelemenis. Avec «Scratching on things I could disavow: a history of art in the arab world», Walid Raad fait bouger les lignes; bien au-delà de la toile.

Direction le Mexique pour «El rumor del Incendio» du collectif «Lagartijas tiradas al sol». C’est la déception de ce début de festival tant cette proposition paraît faible artistiquement. Le sujet pouvait se prêter au théâtre : depuis les années 1960, le Mexique est traversé par une guérilla incessante. Pour incarner cette folie meurtrière, trois acteurs se déplacent sur un gazon synthétique pour rejouer des scènes symboliques à partir de jouets et de figurines filmées avec une petite caméra vidéo. Pendant plus de quatre-vingt-dix minutes, l’Histoire n’est qu’une succession d’anecdotes. On cherche vite le sens de ce théâtre-là. Seuls une scène de torture et quelques pas de danse nous tirent de l’ennui. Il faut attendre les cinq dernières minutes pour ressentir la tragédie : la comédienne est la fille d’une des militantes, personnage central des anecdotes. Ce court moment émeut. Je rêve que la pièce puisse enfin débuter. En vain. Ils quittent un à un la scène. Cette jeune génération ne peut probablement pas aller au-delà de l’histoire. Nous ne saurons plus rien d’eux. Sven Augustijnen serait bien inspiré de les accompagner dans leur traversée.

Pascal Bély – « Le Tadorne »

« El rumor del Incendio » par le collectif « Lagartijas tiradas al sol » du 7 au 13 mai 2011 à Bruxelles puis au prochain Festival d'Automne de Paris.
« Spectres », documentaire de Sven Augustijnen au Wiels de Bruxelles jusqu'à la fin juillet 2011.
« Scratching on things I could disavow : a history of art in the arab world » de Walid Raad du 8 au 15 mai 2011 à Bruxelles.
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FESTIVAL DES ARTS DE BRUXELLES LE THEATRE BELGE!

Européens épuisés, mais connectés.

Le KunstenFestivalDesArts de Bruxelles a commencé depuis quelques jours et le spectacle de Fabrice MurgiaLife : reset / chronique d’une ville épuisée») semble avoir marqué certains esprits. Pour s’y rendre, il faut monter les raides escaliers du Théâtre National qui nous conduisent au 3e étage. Un bruit sourd envahit la salle. Dans l’attente, nous crions pour nous faire entendre. L’assemblée des spectateurs et les entrées symbolisent la ville bruyante. D’un coup, le vacarme s’arrête. Un grand mur vidéo nous affronte pour nous plonger, dans un silence quasi religieux, dans le flot incessant de la circulation de la capitale belge. Le corps est en totale symbiose avec l’automobile. L’anonymat le plus absolu.

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Tandis que l’actrice-comédienne Olivia Carrère apparaît du fond de son lit rouge sang, le théâtre s’incruste peu à peu. Nue, elle regarde le monde au travers des stores. À cet instant précis, le théâtre fait son cinéma pour filmer théâtralement la solitude d’une jeune femme. Pas un mot ne sera prononcé, tout juste résonneront «Dis quand reviendras-tu?» de Barbara et «The winner takes it all» du groupe Abba. Les premiers tableaux me rappellent «Le concert à la carte» de Franz-Xaver Kroetz, mise en scène par Thomas Ostermeier et présenté au Festival d’Avignon 2004. Mais ici, la solitude est en troisième dimension: le corps en scène, le mal de vivre en film, la quête d’un amour absolu en internet. Face à un tel dispositif, nous sommes probablement aussi seuls qu’elle : notre désir d’une certaine théâtralité doit cohabiter avec des effets scéniques qui nous éloignent peu à peu d’un propos que nous voudrions limpide.

L’atmosphère rappelle “Inland Empire» de David Lynch comme pour renforcer sa descente aux enfers et nous guider vers l’inexplicable : elle préfère son avatar tandis qu’elle déforme son corps; elle s’ouvre vers la toile pour s’enfermer chez elle et finir barricadée alors que la ville capitale grouille d’humains. Fabrice Murgia filme, théâtralise, connecte pour distancier, isoler tout en tissant des liens d’effets et de causes. Nous vivons en direct, ce processus qui paraît inéluctable : le plus petit acte répétitif du quotidien fait sens, le corps ne répond plus au désir de le rendre beau, l’internet est une prison ouverte à partir de connexions infinies avec un homme-lapin, mais qui réduisent et définitisent tout. Effrayant. Nous voilà à distance alors que probablement, nous souffrons d’une solitude imposée par une société qui objective le subjectif, cloisonne l’inséparable. Désirons nous humaniser pour communiquer ? Supportons-nous l’improbable quand internet nous promet l’autre à notre image ? Acceptons-nous le corps biologique alors que le virtuel nous propose un lien amical désincarné ? Toutes ces questions sont superbement portées sur scène, au croisement des esthétiques qui, une par une, symbolise notre rapport au corps, au temps, à la représentation de la réalité. Le sort de cette jeune femme émeut à peine (sauf quand elle chante Abba avec sa belle robe rouge), comme si nous étions trop occupés à ressentir ce qui se joue sur la toile, cette réalité «psychique» dont nous ignorons encore les ressorts.

Fabrice Murgia mouvemente l’interconnexion du théâtre, du cinéma et de l’internet. Il ouvre des possibles pour mettre en scène nos connexions entre virtualité et réalité.

Il nous offre un art théâtral pour éclairer le Nouveau Monde.

Pascal Bély – « Le Tadorne ».
« Life : reset / chronique d’une ville épuisée » de Christophe Murgia au KunstenFestivalDesArts de Bruxelles du 10 au 14 mai 2011. Puis à la Manufacture pendant le Festival d’Avignon 2011.

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L'IMAGINAIRE AU POUVOIR

Tadornes en Turakie : être ou pas du voyage.

Je retrouve ce soir Laurent Bourbousson, contributeur pour le Tadorne, à la Scène Nationale de Cavaillon autour de Michel Laubu et son «Turak Théâtre». Deux escapades dont la première («Les fenêtres éclairées») nous laisse à quai tandis que la deuxième «nouvelles et courtes pierres» voit Laurent s’exiler poétiquement.

La Turakie de Sarkozy ?
Ce plateau est en soi un cadeau pour échapper au discours préalable qui assomme. Composé de briques et de brocs, le décor nous installe dans une atmosphère calfeutrée. Le noir se fait enfin. Ils sont quatre à entrer sur scène pour animer objets, marionnettes et instruments de musique.
Les premières mélopées nous embarquent en «Sarkozie», au coeur de Pôle emploi, projet emblématique d’un pouvoir qui mécanise le lien entre le citoyen et le Service Public. La marionnette est notre peur de chômage, de solitude, et de recherche d’amour. Mais rien n’est figé : le bruit des flots nous arrache à cette folie suicidaire pour nous guider vers son île. La nôtre.

 
La poésie s’y installe pour prendre son autonomie tandis que le rock de Rodolphe Burger et Laurent Vichard nous guitarise.  Cette île est notre part de créativité qui réenchante le monde. La dérive imaginaire nous embarque peu à peu sur cette terre peuplée de pingouins avec des becs en forme de robinet, d’un chat malin et profiteur, de chaises emboîtées et empruntées au «Café Müller» de Pina Bausch. Elles forment une île insubmersible où viennent se poser des mouches membres d’un groupe de rock (petites pépites d’humour assez irrésistibles).
Et puis, vient cet avion qui largue un dictateur (au croisement de la FranceAfrique) pour envahir la Turakie, déjà menacée par la montée des eaux. Progressivement, le jeu s’hystérise au détriment de la poésie comme si Michel Turak avait à prouver que son théâtre est aussi politique. Nous sommes au coeur d’un jeu de rôles où l’on cherche le discours. Notre sensibilité est instrumentalisée pour valider ces métaphores un  peu trop explicites. Michel Laubu crée un univers d’enfant avec des raisonnements d’adulte. Un sentiment de perdition nous gagne alors. Les chemins tracés entraînent confusion et hésitation. Les marionnettes finissent par nous caricaturer.
A ce petit jeu, nous sommes déjà ailleurs. En « Uccellini » avec Isabelle Hervouët; en «Ramodalie» avec la compagnie Ramodal, tous deux rencontré lors d’un festival pour la petite enfance à Nantes en avril dernier…
 
La Turakie des mouettes, crapougnettes et trompettes!
 
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Deuxième voyage. Laurent y va seul. Il y retrouve le grenier de sa grand-mère, qui recèle des milliers de trésors en tout genre. Un Nouveau Monde, un Eldorado. Rien qu’à lui. La Turakie est son imaginaire peuplé de Protoks qui détournent les objets pour leur donner une seconde vie.
Trois  courtes histoires, trois rêves éveillés, trois personnages qui l’embarquent au coeur de cette Turakie composée d’îles où sa sensibilité délimite les frontières, les ponts et les passerelles.
Michel Laubu mariomagnétise tandis que  Frédéric Roudet et Laurent Vichard musicalisent. À trois, ils dégagent l’horizon pour que mouette et crapougnette (un cheval digne de Zorro, mais blanc celui-ci) l’invitent, d’île en île, à découvrir le sensible qui sommeille en lui.
De retour de Turakie, Laurent n’a plus qu’une seule obsession : demander l’asile poétique !
Pascal Bély – Laurent Bourbousson. Les Tadornes de www.festivalier.net
 
« Les fenêtres éclairées » de Michel Laubu du Turak Théâtre à la Scène Nationale de Cavaillon le 3 mai 2011.
Le spectacle « Nouvelles et courtes pierres (Triple solo Périlleux) »  Turak Théâtre a été présenté dans le cadre des Nomades de la Scène Nationale de Cavaillon du 4 au 7 mai 2011.
 
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Gainsbourg-Gallotta-Bashung: chou blanc.

Tandis qu’un collectif de chanteurs rend hommage à Alain Bashung, le chorégraphe Jean-Claude Gallotta poursuit sa tournée avec son spectacle «l’homme à tête de chou» qui met en scène le chanteur avec Serge Gainsbourg. Retour sur cette oeuvre vue lors de sa générale le 11novembre 2009 à Grenoble.

À l’issue de ces soixante-dix minutes, la rencontre entre Alain Bashung et Serge Gainsbourg ne s’est pas opérée. Ni entre les deux artistes, encore moins entre le rock, son utopie, sa fantasmagorique et la danse. Avec ces quatorze danseurs, on est vite saturé. Gainsbourg et Bashung incarnent un rapport extrêmement minutieux au temps : avec eux, il perd sa chronométrie pour s’étirer dans nos imaginaires et nos fantasmes. Ici, quasiment aucun moment mort. On danse beaucoup. Trop. C’est tourbillonnant, avec des grandes envolées de ballets classiques. Il y a peu d’espaces pour respirer comme si le temps du « spectacle » imposait sa loi à cette rencontre particulière entre ces deux artistes, dont finalement nous ne saurons rien. D’autant plus que la bande sonore, chantée par Bashung (à partir de l’album de Gainsbourg « l’homme à  tête de chou »), co-réalisée, orchestrée par Denis Clavaizolle pour prolonger de trente-deux minutes et faire le lien entre les tableaux, agace vite. Trop acidulée, trop souvent lisse où la profondeur du rock de Bashung et les textes d’un « amour à mort » de Gainsbourg se perdent souvent dans un mixage mielleux pour ne pas bouleverser les corps et les oreilles. On peine à reconnaître le génie de Bashung alors qu’il enregistrait à l’époque son dernier opus  « Bleu pétrole ». S’est-il lui aussi égaré dans l’univers de Gainsbourg ? L’élégance de Bashung est une voix qui résonne, mais se noie dans ce collectif bien trop imposant pour lui. D’ailleurs, est-il besoin d’incarner son absence par cette chaise de bureau que les danseurs s’approprient difficilement malgré leur insistance à s’y prosterner comme devant une pierre tombale qui ne dirait pas son nom ?


Sur le fond, on doute tout au long du spectacle de la lecture que fait Jean-Claude Gallotta de l’album de Gainsbourg. Marilou, jeune shampouineuse dont s’éprend un quadragénaire, est symbolisée par la « pin-up ». N’est-ce pas un peu réducteur? Quant à l’amant obsessionnel et jaloux, ses sentiments se perdent le plus souvent dans des mouvements trop fluides. Où sont les cassures, les corps brisés ? La danse colle à une relation érotique où les jeux masturbatoires chantés par Gainsbourg sont pris en main (sic) par Gallotta qui en fait des tonnes. Depuis quand la fonction de la danse est-elle d’illustrer ? Alors que l’homme était profondément subversif, Gallotta normalise trop, jusqu’à l’outrance. La scène où Marilou tient son amant par la braguette est d’une telle vulgarité qu’on peine à reconnaître le poète. L’artiste qui défiait les « bonnes moeurs » imposées par la société gaullienne et pompidolienne, est ici désincarné par des corps longilignes, trop droits, trop élancés à l’image d’une danse moralisatrice, qui institutionnalise ce qui provoquait naguère les logiques instituées.

Il y a pourtant quelques moments d’une belle grâce où les trois hommes se rencontrent: Marylou, nue, poursuivie par son amant, danse le fragile. On entendrait presque son corps pleurer. Plus tard, elle vient face à nous, culotte baissée, guitare en bandoulière : instant somptueux où le rock électrise et symbolise la désespérance d’un amour impossible. Nous n’oublierons pas de sitôt cette scène où les danseurs recouvrent de leur chemise blanche, leur « Marie » assassinée, qu’ils tiennent dans leurs bras. Moments gainsbouriens où la grâce profonde et énigmatique de Bashung se perd enfin dans la poésie des corps.

« L’homme à tête de chou » va donc parcourir la France et peut-être l’Europe. Bashung et Gainsbourg, maintenant entrés au Panthéon de la danse, n’ont plus qu’à attendre que des « Marilou rock’ and râleuses » subvertissent ce ballet moderne.  

« Madame rêve ».

Pascal Bély, Le Tadorne

« L’homme à tête de chou » de Jean-Claude Gallotta au MC2 de Grenoble jusqu’au 14 novembre 2009. Les dates de la tournée ici.

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FESTIVAL MONTPELLIER DANSE OEUVRES MAJEURES Vidéos

« Dansez, dansez, sinon nous sommes perdus »

Il est assis à côté de moi. Costume noir. Impeccable. Il bouge à peine. Raide comme un bâton. Étrange posture avant un spectacle de danse. Je remue sans arrêt. Tendu. Puis un homme arrive sur scène. Tel un chef d’orchestre, il fait lever huit personnes dans le public qui à tour de rôle clament “je me souviens”, en hommage à Georges Perec. Les souvenirs fusent comme des tirs de feu d’artifice. J’ai envie de participer (“je me souviens de mon premier spectacle de danse»). L’homme à côté décline sa poésie en espagnol. Il parle fort. Il faut que ça sorte. La mémoire vive se met en mouvement.

Spectacle vivant.

Spectateur déjà presque debout comme si nous devions nous mettre en jeu : ne rien en attendre, mais entrer dans la danse !

Montpellier Danse nous fait là un beau cadeau : programmer l’oeuvre d’Anna Halprin et Morton Subotnick («Parades and changes, replay in expansion») créée en 1965, censurée pendant 20 ans aux États-Unis et revisitée par la chorégraphe Anne Collod. Une pièce matrice de la danse contemporaine à l’image de cet échafaudage dans lequel dix danseurs se glissent pour transformer la structure métallique en espace quasi végétal. Une oeuvre majeure pour ceux qui se questionnent sur la réforme de notre société et nos façons de penser l’évolution pour sortir d’une vision monolithique du progrès. La chorégraphie d’Anna Halprin résonne particulièrement avec notre contexte : nous sommes saturés de murs, de cités imprenables, d’ossatures en béton, aux mains des techniciens experts qui supportent les parties sans mettre en mouvement le tout. Le peuple n’a plus qu’à taper des pieds et faire entendre le vacarme de sa plainte. Il y en aura toujours pour leur donner l’estrade.

Mais l’enjeu est ailleurs : il nous faut réhumaniser ce que le progrès a compartimenté. C’est ainsi que les danseurs se délestent peu à peu de leur costume (l’habit ne fait-il que le moine?) pour quitter leur petite scène d’un jour, leur posture et créer le mouvement à partir d’une pose poétique. Cela pourrait durer indéfiniment parce que l’accueil, la rencontre se dansent. Ma joie monte crescendo alors qu’un défilé se met en place avec au sol, des objets de notre société consumériste. Les corps s’en saisissent et la métamorphose s’opère : l’humain supporte le poids. L’Oeuvre est en jeu. L’Art, au-delà de tout.
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«Dansez, dansez, sinon nous sommes perdus» affirmait Pina Bausch dans le film de Wim Wenders, «For Pina». Anna Halprin l’a précédé. Alors, ils dansent et s’emparent de toute la machinerie théâtrale pour faire vibrer les pores des murs à partir de «niches» de résistance qui nourrissent le solide par le liquide de la pluridisciplinarité (le cirque s’entremêle à la danse). Ici, la technique (échelle, projecteurs, passerelle) est au service d’une chorégraphie groupale dont le mot d’ordre serait : «mouvementons, mouvementons, sinon nous sommes exclus».  Peu à peu la tension monte parce que ces humains défient la matérialité pour préférer le processus qui crée l’interdépendance. Ils réinventent le «comment» pour sortir de notre hystérie de l’attachement au «quoi». Tout s’articule, tout s’amplifie pourvu que cela soit au profit du vivant : ils peuvent à nouveau revenir vers nous, sans bruit, en rang et se déshabiller sans nous quitter du regard. Le temps de l’humain prend son temps. La nudité spectaculaire et honteuse laisse la place au tableau : je le ressens comme une victoire contre l’oppression du vertical et de la morale, du faire à tout prix, du mot qui dirait tout.
C’est ainsi, qu’en 1965, Anna Halprin (re)définissait la modernité à partir du geste, du positionnement créatif. La dernière scène emporte tout : tandis que le bruit crée le mouvement, les corps font du bruit.
Peu à peu, je me réveille, m’éveille, m’émerveille : la danse est un art total qui nous déshabille pour nous inclure dans la parade du chacun pour tous.
Pascal Bély – Le Tadorne.
A lire aussi le regard de Guy Degeorges d’Un soir ou un autre.
Les photos sont de Jérôme Delatour. A lire son regard sur Images de Danse.
« Parades and changes, replay in expansion » d’Anna Halprin et Morton Subotnick réinterprété par Anne Collod avec Nuno Bizarro, Anne Collod , Yoann Demichelis, Ghyslaine Gau , Ignacio Herrero Lopez, Saskia Hölbling , Chloé Moura, Laurent Pichaud, Fabrice Ramalingom, joué au Théâtre de Grammont dans le cadre de Montpellier Danse le 20 avril 2011.
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PETITE ENFANCE Vidéos

Je me suis fait tout petit…

Il est dans une case. On continue de le cataloguer «théâtre jeune public». Lors du colloque «et puis après, on sera grand» organisé par la Scène Nationale de Cavaillon, le pédopsychiatre Patrick Ben Soussan proposait une tout autre nomination : le théâtre pour les familles. En m’immergeant deux jours dans la première édition du Festival «Petits et grands» à Nantes, j’ai ressenti la puissance de l’enjeu : ce théâtre-là est au-delà des classifications. Il ne peut-être catalogué. Comme l’écrivait en 1907 le metteur en scène Russe Constantin Stanislavski, “le théâtre pour enfants, c’est le théâtre pour adultes, mais en mieux“.
À Nantes, j’ai vu neuf propositions. Quatre ont retenu mon attention parce qu’elles s’engageaient dans un propos artistique incluant petits et grands. Pour les cinq autres, le tout-petit ne s’intéresserait qu’à la femme enceinte, aux bons et aux méchants, au doudou, à la peur de se faire manger par le loup. À ce propos réducteur s’est rajoutée une mise en scène peu dynamique où le jeu d’ombre et de lumière suffirait à créer l’émerveillement. Mais cela n’a pas calmé le besoin d’imaginaire réclamé par ces tout-petits devenus bruyants parce qu’on leur parle neuneu?

Uccellini” de la Compagnie Skappa ! est l’Oeuvre. Au sens propre comme au figuré. La comédienne Isabelle Hervouët a les honneurs du Musée des Beaux-Arts de Nantes qui l’accueille puis prolonge le spectacle par une visite guidée pour les tout-petits et leurs parents autour de deux tableaux : «Tilleul»  de Joan Mitchell et «1974» de Robert Soulage. Mérité. Car ces quarante minutes sont uniques et provoquent dans l’assistance bien des remous : le spectacle dit vivant prend ici toute sa mesure.

Isabelle Hervouët chante : elle est oiseau qui se pose sur notre banc de sable, où la toile est la paroi de la caverne.

À l’origine

D’où nous vient-elle ? Il me plaît de l’imaginer surgir des tableaux accrochés…Face à sa toile de plastique, elle se jette corps et âme dans l’autoportrait. De la terre qui macule ses mains et ses doigts, elle se fait pinceau et sa chair se fait rouleau. Elle chante et parle un drôle de langage : celui de la créativité, celui qui autorise tout. Celui de l’insoumission la plus totale. L’oiseau est libre. D’un univers utérin se dessine peu à peu la vie explosive, où la transformation laisse place à la métamorphose. Ce n’est pas de tout repos, car le geste ne cherche pas le vrai, mais puise sa matière au-delà du réel.
Au commencement était le théâtre.
Elle se projette sur la toile, prolonge son autoportrait par un jeu d’ombres où tout peut s’imaginer.

Cadeau.

Et puis arrive ce moment unique, prodigieux : face à nous, contre la toile, ses mains-pinceaux deviennent des ailes et la voilà qui s’envole tandis que le bleu macule. L’envol de l’imaginaire, là, sous nos yeux. Dans ma chair. Cet envol, au-delà.

Naissance du spectateur.

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Il nous faut bien atterrir. Quelques heures seront nécessaires avant d’entrer dans la caverne où la Compagnie Ramodal nous accueille pour «Au bord de l’autre». Ici, se joue la terre patrie du bien-être où le sable, l’eau, la pierre, le verre, le bois sont les éléments vitaux pour que l’acteur soit un alchimiste. Je n’ai probablement jamais ressenti une telle intensité sur scène : le jeu musical et théâtral rend la matière vivante, presque chair. C’est une chorégraphie qui voit le sable se mettre en mouvement tandis que deux baguettes dessinent des corps dansants et marchant sur l’eau. Le peintre n’est jamais loin pour plonger ses mains dans « le » liquide qui métamorphose la scène en espace de la création. La force de cette proposition est dans le lien qu’elle tisse entre nous et l’art : ce qui fait oeuvre est bien ce que nous en faisons. Le tableau final qui voit deux enfants s’approcher de la scène pour souffler avec l’artiste vers l’oeuvre est un moment poétique exceptionnel : autour du feu créateur, l’art crée l’image où la naissance du spectateur est naissance du sujet. Prodigieux !

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Plus tard, c’est le collectif belge De Spiegel qui nous accueille sous les toits du Château des Ducs de Bretagne. Avec leurs habits blancs et leurs chaussures de couleurs, ils sont toiles et pinceaux pour inventer des volumes sous l’effet de la musique, des cartons et du jeu. «Bramborry» est un jeu savant où deux hommes et une femme jouent à cache-cache avec leurs trompettes de la vie et leurs saxes oh faunes ! Ces félins s’amusent avec les notes tandis que leur décor de carton dessine une partition dont nous serions le chef d’orchestre. L’interactivité est permanente entre la musique, les corps et l’installation picturale de Kveta Pacovska et Elisabeth Schnell. C’est un art total, car tout est habité à l’image de ces petites maisons dans lesquelles nos protagonistes créent des univers sonores et théâtraux. Avec « Bramborry », l’art contemporain se prend au jeu du théâtre. Jouissif.
«Le bal des bébés»  proposé  par le Théâtre de la Guimbarde participe à cette fresque dessinée par les trois compagnies précédentes. Ici, parents et bébés (ils ne marchent pas encore) sont invités à trouver le mouvement qui les (trans
)porte vers l’acte créateur. Deux danseuses et deux musiciens accompagnent pour que cela se fasse en douceur ; pour que les corps entrent dans la danse dans un lâcher-prise salvateur. La toile du peinte, symbolisée par des tissus de couleurs, émerge peu à peu et convie chacun à contribuer. Ici aussi, la caverne est convoquée.

À la fin du bal, alors que les parents forment le cercle, certains bébés plongent au centre dans les tissus et se mettent à crier de joie. Nous voilà spectateurs de notre avenir…
Pascal Bély – Le Tadorne

« Uccellini » de la Compagnie Skappa !
« Le bal des bébés »  par le Théâtre de la Guimbarde
 « Bramborry » par le Théâtre de la Guimbarde ry lr Theater De Spiegel
« Au bord de l’autre » par la Compagnie Ramodal
Au Festival « Petits et Grands » à Nantes du 13 au 17 avril 2011.