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ACCUEIL DES LIEUX CULTURELS HIVERNALES D'AVIGNON PAS CONTENT

Deux programmateurs entrent en campagne. Raté.

À chaque édition, la Scène Nationale de Cavaillon accueille un des spectacles du festival des Hivernales d’Avignon. Mais cette année, d’après la page Facebook de la Scène Nationale, la donne change: «Demain, notre traditionnel RDV avec les Hivernales -> une soirée autour du chorégraphe Saburo Teshigawara. Pas de spectacle, mais 2 films documentaires et un débat sur les politiques culturelles en ces temps d’élections». 
Je m’étonne et répond : «Drôle de rendez-vous quand même! Vous n’avez pas trouvé d’autres chorégraphes pour jouer ce soir-là et pallier l’absence de Saburo Teshigawara (qui, nous dit-on, n’est pas là pour raison budgétaire)?»
La réponse ne se fait pas attendre : «Oui, Saburo Teshigawara n’est pas là pour raison budgétaire. Le spectacle a été annulé très tardivement, car nous avons essayé jusqu’au dernier moment de trouver une solution. Et plutôt que de proposer un “spectacle de remplacement” en urgence, nous avons choisi de présenter quand même le travail de Saburo, qui est aussi vidéaste, sous une autre forme. Et de partager avec nos publics respectifs, au travers de ce cas exemplaire, les difficultés qui sont les nôtres aujourd’hui et d’échanger autour des enjeux culturels pour le moment laissés de côté par la campagne présidentielle.»
Ma réponse: «J’ai l’impression que l’on mélange tout…Je sens le piège:-)(en effet, je m’amuse à faire référence à l’engagement public de Jean-Michel Gremillet, directeur de la Scène, auprès de Jean-Luc Mélenchon)“.

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Je décide de ne pas assister à cette soirée. Laurent Bourbousson s’y rend et témoigne :
«Après le très beau film de Saburo Teshigawara «A boy inside a boy», à l’image bien léchée avec un parti pris esthétique dans lequel je n’ai pas tout saisi, le reportage d’Élisabeth Coronel sur le travail de ce chorégraphe japonais, m’éclaire un peu plus sur ses recherches.
Puis, la lumière se fait.  Peu de retour sur ce que l’on vient de voir. Pas de questions de la part de la salle. Après tout, le reportage fait acte pour l’artiste. Une certaine torpeur a envahi le public d’autant plus que certaines respirations entendues durant la projection attestent que plus d’un a sombré?
Les deux programmateurs entament le «débat» sur la politique culturelle autour d’un axe bien connu (l’absence de moyens pour accueillir des artistes de renommées internationales). Que peuvent bien susciter de telles révélations qui prennent les allures d’un mur des lamentations ?
Quel est donc le but de cette soirée ? Est-ce de nous faire partager le travail du chorégraphe ? Si tel est le cas, pourquoi n’y a-t-il pas d’échanges entre spectateurs sur les deux films ? Est-ce réellement le moment et le lieu pour débattre d’une politique culturelle sachant la faible mobilisation des professionnels eux-mêmes le 24 février dernier, devant les Direction Régionales des Affaires Culturelles pour protester contre les coupes budgétaires?

Ce témoignage corrobore mes craintes du début. Il confirme ce que je pressens depuis si longtemps. Le spectateur n’existe que dans la relation asymétrique avec l’artiste. Vouloir la détourner sur un autre sujet est une prise de pouvoir sur le «sensible» difficilement justifiable. Que deux programmateurs n’aient pas trouvé les moyens de faire venir cet artiste est de leur responsabilité (je n’imagine pas un enseignant stopper son cours et changer la relation pédagogique pour se plaindre des ressources alloués par sa hiérarchie pour enseigner). Ne fallait-il pas alors entreprendre une autre programmation moins coûteuse? Mais je m’égare?
Croire qu’une plainte publique puisse avoir un quelconque effet sur le cours des choses est d’une naïveté désarmante. Leur exposé plaintif n’est que l’une des résultantes du processus de nomination peu démocratique et transparent de ces programmateurs qui ne permet pas d’y associer le citoyen (qui se trouve être parfois spectateur). Si la culture n’a plus les moyens de ses ambitions, c’est qu’elle est justement aux mains de quelques-uns chargés du bien de tous. Or, une vraie politique culturelle serait précisément de définir un contrat «social» entre artistes, publics et professionnels. Quel candidat à la présidentielle le propose aujourd’hui, en dehors des discours plaintifs et souvent corporatistes?
C’est à nous spectateurs et artistes de refuser tout cadre qui, sous prétexte de débattre, ne fait que renforcer des effets d’estrade vains, manipulateurs, et qui nous isolent un peu plus dans nos cases.
Pascal Bély, Le Tadorne.

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HIVERNALES D'AVIGNON

Aux Hivernales d’Avignon, une histoire de filiation.

Le public est invité à prendre place dans la salle d’exposition de la Maison Jean Vilar d’Avignon pour «On Vanishing», pièce créée par le chorégraphe Jonah Bokaer, à l’occasion de la rétrospective de l’artiste Lee Ufan qui s’est tenue l’année dernière à New York. Bien qu’installés de part et d’autre de la salle, nous nous sentons proches, unis par les oeuvres du sculpteur à même le sol, comme pont entre les deux rives.

Les premières notes de la partition de John Cage, interprétées par le violoncelliste Loren Kiyoshi Dempter, fusent et les pensées vont à Merce Cunningham. Cage-Cunningham-Bokaer s’immisce dans cette relation d’autant plus que la pièce pose le postulat de l’héritage et d’une filiation assumés de la danse de Cunningham. Jonah Bokaer prend appui sur ces bases pour les réinterpréter à travers les oeuvres de Lee Ufan. «On Vanishing» est bien plus qu’un solo. Il place le spectateur devant un retable que l’on ouvre et ferme à volonté, laissant apparaître le mystère d’une combinaison mêlant le lieu, l’espace, le temps et le je(u).

Jonah Bokaer se fait sculpteur, modélisant les oeuvres pour inclure le public dans cette spirale. Il se fait le guide de l’exposition ; il est le lien qui nous lie au tout. La nudité de l’espace accentue ses gestes vifs et précis. Il est leur double, il est leur continuité. Les oeuvres de Lee Ufan prennent vie, passant de l’état minéral à une matière organique en mouvement  d’où naît l’instant fragile qui fait vaciller le spectateur dans l’état contemplatif devant une sculpture métamorphosée à volonté.
Des oeuvres au chorégraphe, au violoncelliste présent sur le plateau, le regard capte les variations d’intensité, les vibrations rendues palpables pour nous livrer une lecture globalisante d’une oeuvre d’art qui continue à vivre dans la pensée.

Laurent Bourbousson – Le Tadorne.

«On Vanishing» de Jonah Bokaer est présenté à la maison Jean Vilar, Avignon, dans le cadre du festival Les hivernales jusqu’au 3 mars à 13h00.

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ETRE SPECTATEUR HIVERNALES D'AVIGNON PAS CONTENT

Solos de spectateurs.

Pourquoi s’engager à suivre un festival? Qu’allons-nous y puiser, bousculés, en empathie, si ce n’est de pouvoir jouir de notre ressenti? Le travail de l’artiste revient alors à nous inclure pour stimuler l’échange et déplacer la communication sur le terrain d’une esthétique du sens. Nous recherchons à être galvanisé. À être producteur d’imaginaire. Une fois posé ce postulat, les premières propositions du Festival des Hivernales d’Avignon nous ont laissés de côté, sans plaisir. Nous y avons perdu l’étonnement, jusqu’à disparaître comme spectateur. Une journée mortifère, immergée dans les créations  mutiques de trois chorégraphes prisonniers de la recherche autocentrée de leur plaisir (Gábor Halász, Sumako Koseki, William Petit) . Quant à Catherine Diverrès…
Le travail de Gábor HalászBurn in flames»), autour de la pensée bouddhiste peine à s’imposer. Ce merveilleux danseur a une technique éclatante sans l’ombre d’une émotion. Pourtant, son propos (son lien à la religion) aurait pu nous inclure vers une forme d’altérité (n’est-ce pas d’ailleurs un des fondements du bouddhisme?). Au final, de beaux gestes qui ne nous traversent pas.
Dans «E PUITS?et puis ?», Sumako Koseki se raconte. Et puis? L’émotion a du mal à passer malgré l’insistance à utiliser la musique de Gorecki. Elle danse pour elle-même. L’amateurisme dont elle fait preuve dès qu’il s’agit de prolonger un geste vers le mouvement est à pâlir (oser le flamenco dans le butô frôle la catastrophe). Sa scénographie très soignée (l’un des points forts du spectacle) lui procure manifestement du plaisir. Mais la faiblesse technique et le sens de la proposition finissent par déjouer ce qui aurait pu être une belle découverte.
William Petit et «Beware» nous ont égarés.  Laurent l’avait rencontré lors de son passage au studio des Hivernales le mois dernier. Le plaisir, l’esthétisme, le parti pris de son propos l’avaient touché. Ce soir, William Petit danse pour lui-même, dans une recherche personnelle toute à fait respectable. Mais où nous emmène-t-il ? Les trois musiciens qui l’entourent semblent peiner à s’engager avec lui, d’autant plus qu’ils accumulent les sons sans vraiment créer la partition d’accompagnement du geste. William Petit s’introspecte mais cela ne suffit pas à faire une oeuvre.
Catherine Diverrès est l’une des têtes d’affiche du Festival. Ces deux solos sont esthétiquement très beaux. Mais dans quelle perspective se situe sa recherche autour d’un passé-présent, notamment dans «Ô Sensei» où elle s’inspire de ses voyages au Japon et du temps passé auprès du maitre du butô, Kazuo Ohno. Dans «Stance II», l’interprète Carole Gomes impose par son charisme, mais sa danse ne nous rattrape pas.
Très honnêtement, Catherine Diverrès mérite un autre critique que celle de spectateurs épuisés par une programmation déséquilibrée qui a vu se succéder trop de solos solitaires en une seule journée.
Place à Sylvain Pack pour son beau regard sur un travail qui aurait du nous toucher.
Pascal Bély- Laurent Bourbousson, Des Tadornes.

Catherine Diverrès, Stance majeure.

Le visage de la personne qui va danser apparaît dans la pénombre, déjà ému, en mobilité. Lorsque la lumière s’élargit, les bras et les mains vont chercher dans l’espace, à l’horizontale, la manière d’ouvrir le cercle de notre vision, tout en l’incisant. C’est une longue danse, une épreuve à laquelle va se soumettre le corps fin et musclé de la danseuse, qui va sortir ruisselante, vide et radieuse. À l’aune de périodes éteintes, cette partition physique m’a bouleversé. L’émotion engendrée par la rigueur d’une marche dansée et saccadée, renouant avec le dialogue incompréhensible d’une pythie, frappe de plein fouet le spectateur qu’elle incante, avec qui elle entretient une distance radicale, comme interdite de lui transmettre une quelconque raison, un moindre code. C’est dans cette peine inconnue et universelle, étirant, tremblante, ses os, claquant ses pas sur notre sol commun, qu’elle me demande pourquoi ce sens, cet ordre vain, de mes pieds jusqu’à mon crâne. Un poème de Pasolini accompagne ce contre-courant de la danse moderne. Pièce, peut-être majeure, peut-être manifeste, réponse tardive à Phase d’Anne Teresa de Keersmaeker, j’y interprète un rappel au réel des violences et à l’absurde de notre déclin, avec pour cible une Europe que l’antique surnaturel a désertée, avec comme ressource lointaine le butô qui libère les âmes et enterre toute innocence. 

Ô Sensei”, qui fait suite à cette première pièce, remarquable, secouée par l’orage, ancrée dans les ténèbres. “Ô Sensei” nous présente enfin le magnifique port de Catherine Diverrès elle-même, 53 ans, costume noir, chemise blanche, cheveux courts plaqués, clown gris, Keaton, Beckett, Chaplin, Pina Bausch et surtout Kazuo Ohno, auprès de qui elle s’était rendue pour parfaire sa connaissance d’une nouvelle danse japonaise, née des traumatismes de la guerre. Si Catherine Diverrès cite sans ambiguïté ces références et rejoue quelques séquences phares de la danse postmoderne, elle en choisit les plus fragiles et les nourrit de son immense style. Comment ne le sait-on pas plus, nous qui avons la chance d’avoir cet artiste dans notre pays ? Une danseuse, qui semble, comme les plus grandes, vieillir toujours mieux, dans un véhicule transcendé par l’inventivité formelle, rythmique, symbolique. Les regards qu’elle nous porte, tout aussi variés que les registres chorégraphiques qu’elle explore, peuvent en un instant rompre cette incompréhension, ce chaos traqué puis révélé, nous donnant à retrouver l’humain, même étrange, même fantôme. Le voile tombe, la lumière revient, le poète revient nous voir sans costume, avec un sourire qui ne trahit maintenant plus rien de sa profonde douceur. Nous l’applaudissons, elle nous remercie puis choisit son départ en nous saluant. Je sors, transformé.
Sylvain Pack. http://sylvainpack.blogspot.com

 

Tous les spectacles chroniqués dans ces articles ont été présentés lors du Festival des Hivernales d’Avignon les 25 et 26 février 2012.

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DANSE CULTE ETRE SPECTATEUR

Sur ma table de nuit, la fleur volée à Pina.

Savez-vous d’où vient cette fleur? Sa photo fut postée par Francis Braun sur la page Facebook du Tadorne. Je lui ai demandé de nous raconter son histoire. Mémoire de spectateur…

Pascal Bély

Arthur Plasschaert a travaillé longuement avec Maritie et Gilbert Carpentier à la télévision. Il a été le chorégraphe de Chantal Goya. Dans les années 80, il venait régulièrement avec sa soeur à Saint-Rémy, et nous parlions souvent de music-hall, de théâtre et de danse et même parfois de spectacles dont il était le chorégraphe….J’y allais sur la pointe des pieds, car Chantal Goya et ses lapins ne me passionnaient pas outre mesure.

Un jour,  il a évoqué certains chorégraphes. Il en parlait avec beaucoup de discernement, de rigueur et d’impartialité. Sa connaissance de la danse ne me laissait pas indifférent et j’étais persuadé que parmi ses choix, certains devaient être passionnants. J’en connaissais certains, et d’autres m’étaient totalement inconnus. C’est en juin 1980, qu’il me conseille d’aller voir ABSOLUMENT un spectacle d’une chorégraphe allemande au Théâtre Municipal d’Avignon pendant le Festival. Ce nom m’était inconnu comme à beaucoup d’autres à cette époque-là. Il me dit d’un ton professoral: «va voir PINA BAUSCH et tu verras !».
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J’ai  hésité à suivre son conseil. Mais vu son insistance et sa conviction à défendre cette danseuse, je pris des places au Bureau du Festival. Je réservais alors un rang entier pour ma famille et mes amis. Nous étions au 8 ° rang….et ce fut LA Révélation.
Pour retracer l’événement, il faut se souvenir…Ce fut en 80, un nouveau départ, une nouvelle démarche pour la direction du Festival…Un bouleversement pour moi aussi, mais également pour de nombreux spectateurs :
“La nouvelle génération du théâtre comme de la danse faisait une entrée en force : Daniel Mesguich (Le Roi Lear), Jean-Pierre Vincent (Les Dernières nouvelles de la peste de Bernard Chartreux), Georges Lavaudant (Les Céphéïdes de Jean-Christophe Bailly), Jérôme Deschamps (Les Blouses), Manfred Karge et Matthias Langhoff (La Cerisaie, Le Prince de Hombourg), Philippe Caubère (La Danse du diable), Pina Bausch (Kontakthof, Walzer, Nelken), Jean-Claude Gallotta (Daphnis et Chloé, Yves P), Maguy Marin, etc.”(Dixit le Festival d’Avignon).
Pina avait conquis les festivaliers sauf, bien entendu certains, qui outrés, scandalisés ou heurtés  avaient quitté la salle en hurlant….
D’abord au Théâtre municipal, EIN STUCK VON...” dansé, orchestré, dirigé, amené avec surprise par une dame, longiligne, cigarette au bec, cheveux longs, maigreur terrible, une dame sortie de Wuppertal, du noir profond de la  lugubre Allemagne, une ombre sortie d’une mine de charbon, une ombre allemande sortie de toutes les Tragédies, une dame sublime dans sa rigueur, dans le geste de ses bras, dans l’abime de son regard.
Pina, Pina, Pina…il fallait l’appeler par son prénom…ainsi elle entrait chez les spectateurs, comme le membre essentiel de notre famille, un gourou, un emblème, la chef de file d’autres spectacles…avant elle, après elle, tout allait, à présent devenir différent.
Notre enthousiasme fut immense. Nous mimions même les farandoles des comédiens qui passaient dans les rangs et faisaient semblant d’offrir du thé aux spectateurs étonnés et ravis. A qui voulait l’entendre, j’affirmais : «il y a un avant et un après Pina». Tout allait changer.
Ein Stuck von” ; “Kontakthof” ; “Café Muller“;  “Bandonéon” ; “Nelken“…
Puis cette fleur, et ses ?illets que j’ai volés sur le Plateau de la scène du Palais des Papes…Mais je m’en foutais, je devais les avoir; quitte à me faire attraper, j’étais devenu l’enfant, celui qui bravait l’interdit. Je les  voulais, je les ai volées et depuis je les aie.
Je les aime bien ces  fleurs….elles n’ont  jamais fané depuis, car c’est évident, c’est l’éternité et c’est peut-être la magie de Pina…
Francis Braun, Le Tadorne.

Alors, d’où vient cette fleur? Vos réponses en commentaires, ci-dessous.

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LA MUSIQUE EST DANSE LE GROUPE EN DANSE OEUVRES MAJEURES Vidéos

Emanuel Gat à Paris du 2 au 6 avril 2013.

Ce soir, j’ai envie de ressentir le groupe. Certains chorégraphes sont uniques à nous donner leur visée du collectif, au-delà des discours lénifiants des entraineurs sportifs ou des images massives véhiculées par les médias. Mon besoin est d’autant plus fort que les solos de danse se multiplient depuis quelques temps sur les scènes de France.

Alors que les outils de communication nous isolent un peu plus, il nous faut retrouver la vision du groupe, entité psychique où l’individu participe au tout. Nous pouvons nous appuyer sur Emanuel Gat et sa création chorégraphique et musicale, «Brilliant Corners». Ils sont dix. Trois femmes, cinq hommes aux couleurs du monde, comme dans une publicité pour Benetton. Dix pour explorer la musique (plutôt compliquée) composée par Emanuel Gat («constituée de centaine d’extraits musicaux tirés de sources diverses qui sont ensuite soumis à un lent processus de manipulations, d’interactions et d’influence réciproque»). Autant dire que cela fait du bien quand elle s’arrête. Car le propos artistique est honnêtement ailleurs: dans cette phrase extraite de la feuille de salle, nous pourrions aisément substituer le mot «danse» à «musique» tant le travail chorégraphique d’Emanuel Gat est extraordinaire.

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Rarement, je n’ai ressenti, avec une telle précision, la complexité des mouvements vers le collectif. Il y a cette mise en espace, symbolisé par un carré lumineux, où les corps apparaissent et disparaissent sans que pour autant la danse ne s’arrête dès qu’un danseur est plongé dans le noir. Par ce jeu d’ombres et de lumières, elle donne son épaisseur au groupe où l’espace est son contenant. À les voir alignés contre le mur pendant les solos ou les duos, je comprends vite que cette posture fait partie du jeu : ils observent ce qu’il se danse pour mieux revenir et amplifier le propos. Celui-ci est limpide: la diversité est le moteur du groupe, vecteur du sens. Chacun explore jusqu’au bout une fraction de mouvement et provoque le déplacement d’un vol d’hirondelles. A l’image des communautés sur internet, le groupe se déplace pour amplifier la relation horizontale et s’approprier de nouveaux territoires. Le collectif relie les fragments et avance jusqu’à produire la lumière du spectacle ! Magnifique !

À les voir s’engager dans de multiples mouvements et gestes, ils mettent en jeu mes désirs de danse. Je vais et je viens sur leur territoire qui devient peu à peu le mien. D’autant plus, qu’ils n’imposent jamais : le mouvement de l’un vise toujours l’unité. Il se nourrit d’arrêts (pour sculpter l’inconscient groupal), voire de quelques fractures pour respirer.  Dans «Brilliant Corners», je me sens libre. Comme eux. Dans le respect du geste, d’où qu’il vienne. Et l’unisson, n’est pas fusion, encore moins la communion. Quand ils se resserrent les uns contre les autres, je ressens la force des valeurs de solidarité, où la créativité fait cohésion, où la confiance est affaire de fond et de forme. D’autant plus qu’ils doivent muter dans un  espace musical qui fragmente plus qui ne relit. Je perçois parfois qu’ils expérimentent comme si Emanuel Gat leur disait: «Je garde votre tentative, même inaboutie. Mais qu’importe, elle participe au cheminement».

Très honnêtement, j’ai quelquefois lâché, notamment lors des solos (un ou deux suffisait), trop démonstratifs. Emanuel Gat a-t-il encore à nous prouver quelque chose? Sa virtuosité suffit alors que résonne le «Nacht und Träume» de Schubert! Ce moment est sublime (à la 5ème minute de la vidéo): le groupe semble occuper la place d’une ville et provoque mon vertige. Je n’ai jamais vu le lien social chorégraphié de cette façon.

Et quand arrive le dernier mouvement, tel un point-virgule déterminé, je sais qu’il me revient de poursuivre la phrase…

Tel un infatigable témoin de danse, je signifie à tous et à chacun que «Brilliant Corners» m’a littéralement bouleversé.

Ils étaient dix. L’horizon est “onzième.
Pascal Bély, Le Tadorne
«Brilliant Corners » d’Emanuel Gat au Pavillon Noir d’Aix en Provence du 22 au 25 février 2012. Au Théâtre de la Ville de Paris du 2 au 6 avril 2013.

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L'IMAGINAIRE AU POUVOIR OEUVRES MAJEURES THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE

Je suis onzième dessous.

Il est 22h50. «Onzième», théâtre surréaliste de François Tanguy est terminé. À peine rentré chez moi, je poste un message sur la page Facebook du Tadorne. Martine Silber, auteure du blog Marsupilamima, compréhensive et enthousiaste sur «Onzième», répond qu’écrire sur la pièce «n’est pas obligatoire, non plus :-)». Je suis rassuré.
Il est 7h du matin. Il me faut jeter sur le papier mes premières impressions. Mais «Onzième»attendra. Il me faut chroniquer sur «Grimmless» de Ricci et Forte vu à Milan le week-end dernier. Le texte en italien m’oblige à me déplacer. J’écris à partir d’images, de ressentis. Après sa publication, l’article fait un carton en Italie et en France. Je suis donc confiant pour «Onzième».

Il est 6h30 du matin. On m’attend à 9h. J’anime un séminaire. Il me faut écrire. C’est un devoir (sic). Mais rien ne vient.

Il est 7h30. C’est toujours aussi confus. Ce théâtre-là ne me donne pas facilement la parole. Mais où m’a-t-il embarqué ? L’oeuvre a bel et bien duré deux heures et vingt minutes, pendant lesquelles je n’ai rien compris à ce que l’on m’a dit. C’est du théâtre, mais les mots sont des gestes, sont une matière que les corps façonnent. François Tanguy avec «Onzième» a désarçonné le public. Quelques spectateurs sont partis. Si peu. La salle s’est accrochée. Manifestement.

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J’ai littéralement plongé dans cet univers à la frontière de la clairière, d’un grenier, d’une place de village, d’un musée de nuit, où apparaissent et disparaissent des personnages d’un temps ancien qui s’interrogent sur la mort, l’amour, l’existence. Des parois entières de décor circulent et créent la profondeur du champ de vision pour un changement permanent de focale afin que rien ne soit à jamais figé. L’humanité est ici en jeu : ces femmes et ses hommes dépassent leur personnage. Ils sont autres. Ils sont l’Opéra. Oui, l’Opéra comme on serait oiseau, paysage, une idée. Ils personnifient l’Opéra, un art qui ne m’a jamais rencontré. Ce soir, il s’adresse et se dresse. L’Opéra, c’est une musique et des mots qui viennent du fond de l’âme. Oui, c’est bien cela, «Onzième» surgit du fond de l’âme. Mais ce n’est pas tout.

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Ce soir, à déplacer tables, chaises, planches et panneaux, William Forsythe s’est invité pour fracturer les mouvements afin que le désir de vie reprenne ses droits.

Ce soir, Maguy Marin convoque l’humanité amputée des valeurs de son histoire, parce que l’homme produit plus qu’il ne pense.

Ce soir, Pina Bausch surgit avec «Café Müller» et nos blessures sont fantômes à force d’avoir été mal p(e)ansées.

«Onzième» n’est rien d’autre qu’un poème chorégraphique au coeur du théâtre. Il vous déplace dans un vide créatif vertigineux.  Il n’y a quasiment plus de mots pour l’évoquer comme si, en dehors de l’expérience, on ne pouvait rien en dire. Il défie les savants du théâtre, provoque les spectateurs sûrs de leur bon droit, mais ravit le cerveau droit, celui qui perçoit les faisceaux d’harmonie.
Chers lectrices et lecteurs, vous n’en saurez pas plus. Plus rien ne vient. Tout est en moi, en jeu.

Cette danse est un rêve.

Pascal Bély, Le Tadorne

«Onzième» de François Tanguy au Théâtre du Bois de L’Aune à Aix-en-Provence du 20 au 23 février 2012.

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PAS CONTENT

L’Italie me botte!

“Que la prudence est triste.”
C’est la phrase emblématique choisie par les occupants du Théâtre Valle de Rome. Depuis la mi-juin 2011, ce théâtre est occupé; il devrait à plus ou moins long terme se transformer en restaurant de luxe et salles de jeux. Cela ne sera pas. Ce qui se passe au Valle Occupato est exemplaire; ce n’est ni une programmation, ni une saison, les intéressés eux-mêmes qualifient leur action. «Nous occupons un théâtre comme des ouvriers occuperaient une usine : coupant flux de production et mettant en place une grève permanente des intermittents, s’interrogeant sur les modalités du travail culturel et de son exploitation, questionnant le champ juridique des droits et des lois. Nous occupons comme des agriculteurs occuperaient leur terre : par la réappropriation des temps et des fruits de notre travail»
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Actuellement, une fondation se fabrique : le Valle Occupato essaie de mixer argent public et sociétaires. Leur site internet teatrovalleoccupato fournit tous les renseignements nécessaires à qui veut les soutenir. Ils revendiquent l’art comme un bien commun.
Cela écrit, le Valle n’est pas le seul exemple: à Catania, en Sicile, des artistes et des habitants de la ville reconstruisent le théâtre Coppola, abandonné depuis des années.  Ils y sont maçons, électriciens, plombiers et autres corps de métiers. À Naples, le musée Madre, musée d’art contemporain a fermé, mais fi de cette fatale série, les occupants du Valle avec des associations et habitants napolitains l’ont rouvert faisant sauter le verrou de l’entrée: ils furent accueillis chaleureusement par le directeur du Madre. Pour poursuivre avec ces belles initiatives les «Chantiers culturels de la Zisa» de Palerme sont réinvestis, il n’y a ni lumière, ni chauffage, des salles de travail totalement délaissées par la mairie, mais beaucoup reste à faire et inventer pour celles et ceux qui début janvier célébrèrent l’occupation symbolique des chantiers de la Zisa. À Milan, à Venise, des actions similaires ont eu lieu.
Mais que se passe-t-il au pays de Berlusconi, de la maffia, de la Dolce Vita, du Bel Canto, des Brigades Rouges, de Pasolini, Nanni Moretti, Pippo Delbono, Emma Dante, Roméo Castellucci, Sabrina Guzzanti. À la radio, l’Italie apparaît comme un laboratoire pour l’Europe : cela veut tout dire et ne rien dire. L’État italien a démissionné depuis une bonne dizaine d’années dans le domaine artistique, culturel, social, éducatif, bref là où les services publics remplissaient une mission qui aujourd’hui bat de l’aile en France. Il y a dix ans ce n’était pas la crise. En Italie c’était une volonté farouche d’en finir avec le progrès, lui qui adoucit la vie, la rend plus supportable malgré les inégalités de salaires et de traitement.
Pourquoi évoquer l’Italie? Aucune prétention d’explication économique ou plutôt comptable dans mes propos ne motive cet article. Alors? C’est le désir et le plaisir de rencontrer des «imprudents», qui n’ont pas honte de se fourvoyer, de se tromper, qui le disent, l’écrivent et le vivent. Ces imprudents ne voulant plus du consensus mou que les mots subventions et rentabilité engendrent; ils ne s’illusionnent plus sur la démocratie même participative, ils savent bien que les assemblées générales ne sont pas la potion miracle d’un fonctionnement collectif. Mais ces imprudents laissent la porte ouverte, squattent des lieux en essayant de ne pas cultiver l’entre-soi, le réseau, dernier avatar de notre système de relations sociales qui nie celles et ceux qui n’en font pas partie (Deleuze n’est plus là pour faire la critique de ce fameux régime rhizomatique).
Et après ? La boucle se refermera sur le regret de ces imprudents Romains : «nous n’avons qu’un regret. Nous ne saurons jamais ce que nous avons raté. En effet l’argent public investi par pure formalité, sans aucun projet précis, sans aucune perspective de développement : c’était bien la proposition artistique de l’administration de la capitale européenne ayant le plus grand patrimoine artistique de l’humanité. »
Élisabeth Ferracci, contributrice de la page Facebook du Tadorne.

Pour aller à la rencontre de ces imprudents, les vignettes d’Aude Lavigne de France Culture.

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HIVERNALES D'AVIGNON

Avant les Hivernales d’Avignon, dans la fabrique des chorégraphes.

Deux rencontres chorégraphiques pour deux propositions qui écloront lors des Hivernales.

Abdou N’gom, hip-hop houra?
Il y a toujours un point de départ dans l’acte de création. Celui d‘Abdou N’gom est dans le regard de l’autre. A l’heure où certains prônent que «toutes les civilisations ne se valent pas», il faut voir dans «Same same» une tentative de décortiquer et de comprendre notre unité dans la différence.
Ce pari un peu fou est né d’une découverte avec le chorégraphe laotien, Olé Kamchala. Invitée lors du festival Fanf Mae Kong au Laos, la compagnie est confrontée à la différence. S’ensuit une envie de partager et de croiser le regard asiatique et occidental sur la condition humaine. «Same same» mêle deux stylistiques et positionne Abdou N’gom comme chorégraphe (avec tous les enjeux que cela représente: s’élever de son sujet pour en maîtriser tous les contours). Avec comme point de départ, le langage du hip-hop, qu’il métamorphose avec la complicité de Ounla Pha Oudom, danseur du Laos.
La force du propos est de revendiquer la différence à partir d’une esthétique assez rare dans le monde du hip-hop. Cette création est à coup sûr un acte politique.
Abdou N’gom est un artiste engagé, un artiste généreux, un artiste sans frontière.

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William Petit, homme d’esprit?
C’est l’histoire d’une équipe, faite de liens artistiques, de passages de témoins, d’échanges et de paroles. C’est le parcours atypique de William Petit, danseur, chercheur sans relâche, avide de rencontres, qui tisse ses liens entre eux et nous.
Après avoir été interprète pour Susan Buirge, Mathilde Monnier, Hervé Robbe, il décide de se poser. Laisser reposer toutes les sédimentations qui constituent son identité de danseur. Il voyage, il rencontre, il se questionne sur l’état du corps. C’est avec un projet construit autour de la transe qu’il officie à Châteauvallon. Sa force est à chercher dans son désir de sortir des cases qui emprisonnent un artiste et son public.
William Petit est un personnage englobant qui nous entraîne dans son univers. Fascinant, on pourrait échanger des heures avec lui. Fasciné par son sujet, il est intarissable.
Sa création «BBB, déambulation métropolitaine» avec les danseurs de l’Opéra de Toulon parle pour lui. Il chamboule les corps de facture classique. Il est le façonneur des gestes, leur laisse apercevoir la mutation de leur matière, une forme de transe en somme. Le lien qu’il déroule entre ses chorégraphies, ses oeuvres d’art plastique et ses installations nous fait ressentir toute la complexité de son art.
Pour sa dernière création, “Beware“, il drague les chemins du chamanisme. Cette religion ancestrale, celle de la force des esprits, présente en Corée, William Petit l’a rencontrée. De ces échanges naît une proposition globalisante qu’il confronte à l’occident. La force des gestes traduit l’esthétisme des rites chamanes tandis que la contrebassiste Rosine Feferman communie avec la matière. De son côté, Pom Bouvier instruit un univers sonore et Carlos Molina auréole le tout avec une proposition plasticienne qui donne une juste résonance à cette communion. Bien plus qu’un solo, “Beware” est un quartet enivrant.
Cette proposition dégage une force spirituelle étonnante. Un retour à la source pour nos âmes, en communion avec  les esprits. Avec l’esprit de William Petit.

Laurent Bourbousson – Le Tadorne.

“Beware”, à découvrir lors du festival Les Hivernales, le dimanche 26 février à 18h00. Chartreuse de Villeneuve-Lès-Avignon.
“Same, same”, à voir le vendredi 2 mars 2012 à 21h00 au Pôle culturel Camille Claudel à Sorgues, dans le cadre du festival de danse Les Hivernales.

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THEATRE MODERNE Vidéos

À Milan, ils ont ouvert ma valise…

Lorsque les artistes ne peuvent venir vers moi, je pars à leur rencontre. Quitte à faire un long voyage. Il est des paysages sur scène qui valent bien d’autres détours. Cap sur Milan pour «Grimmless» par la compagnie Ricci/Forte que j’avais rencontré en 2009 lors du Festival Actoral à Marseille. L’acteur Giuseppe Sartori m’avait à l’époque littéralement époustouflé.

Ce soir, le texte est en italien. Sans la traduction, je ne peux donc pas m’accrocher au sens des mots…
Ce soir, dépouillé, je ne sais plus rien.

Avec eux, je vais jouer ma propre histoire et regarder vers l’enfance, là où s’inventent des univers improbables. Avec eux, je m’ancre dans un ici et maintenant, immergé dans un conte moderne. Sans Grimm?
Ils sont cinq, tous magnifiques. Trois femmes et deux hommes, pour qui vient le temps de poser les valises. Elles sont  de toutes les couleurs, mais l’intérieur est bourré de secrets, de ressources  pour se métamorphoser, d’objets symboliques pour réinterroger le présent à la lecture des désirs de l’enfance.

Projecteurs latéraux, micros, télécommande, lustres protégés dans du plastique: voilà pour la scénographie. Elle donne l’étrange impression d’un théâtre de l’urgence, où chaque acteur est son metteur en scène, où les mots libèrent une parole qui doit se faire entendre (on ne hurle pas, on souffre, nuance). Ici, on déballe, jusqu’à déballer nos décors de théâtre d’enfant où nos baguettes magiques reprennent du service, où nos Barbies dévoilent enfin leur jeu, où la scène est notre cour de récréation quand les coups bas portent haut. La musique populaire de notre radio d’antan revient en boucle parce que le corps se souvient. Il mémorise toutes les marques. Ce soir, leurs corps se démarquent.
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Ce théâtre-là est direct, engagé, profondément charnel. L’expression «foncer dans le lard» prend ici toute sa signification. Nous sommes loin des postures, si envahissantes dans le théâtre contemporain français. Dans «Grimmless», chaque scène créée à la fois la distance et vient vous percuter. N’est-ce pas là, la fonction du conte ? Entre mises en scène picturale et cinématographique, je suis en permanence dans un entre d’eux: ici et là-bas. Je me vois comme spectateur à l’image de ce monsieur, délicatement extirpé de son siège et qui regarde la pièce d’un coin de la scène, sur un petit tabouret, couronne de plastique sur la tête. L’enfant roi, face à sa vie d’adulte. Magnifique.
Et que voit-il de ma place ? Sait-il que je tremble alors qu’elle habille une buche en bois d’un tutu et de ballerines pour la tronçonner quelques minutes plus tard ? Jamais on n’a porté aussi haut mes rêves dansants. Sait-il que je suis au bord de l’effondrement alors qu’ils foncent vers la lumière des projecteurs, baguette magique à la main, valise en arrière. Jamais on n’a filé aussi loin la métaphore de mes désirs de vie contre les choix mortifères que l’on a voulu m’imposer enfant. Sait-il que je n’ai jamais rien vu de si beau alors qu’ils se transforment dans la dernière scène et reviennent aux origines du théâtre, aux origines de la vie. Nous sommes Le Théâtre. Notre vie est un Théâtre de contes et de fées où le corps est une mémoire vive qui ne demande qu’à métamorphoser le cours des choses.
«Grimmless» est un théâtre vivant qui célèbre le vivant. Il requalifie le spectateur en le faisant témoin de son destin, pris dans un mouvement créatif, où nos fractures sont nos béquilles. Avec «Grimmless», le conte s’éloigne de la tyrannie du bien-être pour questionner  notre bien-vivre.
Je me suis donc déplacé à Milan pour y puiser la force de pousser mes valises vers mes théâtres.
Pascal Bély, Le Tadorne
«Grimmless» de Ricci/Forte au Théâtre Elfo Puccini de Milan le 18 février 2012.

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THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

Hubert Colas ne fait pas peur.

«La France a peur». C’était en février 1976, lors d’un journal télévisé. Trente-cinq après, la peur est toujours d’actualité, sournoise, invisible, envahissante. Elle traverse notre intimité, arbitre les liens sociaux, nourrit les dogmes politiques. J’étais en attente qu’un artiste s’empare explicitement de ce processus. Avec “STOP ou Tout est bruit pour qui a peur*” , l’auteur et metteur en scène Hubert Colas fait une tentative courageuse, mais trop à distance à l’image d’une théorie qui ne s’incluerait pas dans un processus réflexif.

Ils sont trois, cinq, sept: tout dépend de l’ampleur de la contagion. Le premier tableau est une scène en mousse où les corps ne savent plus où ils vont. Entre vidéosurveillance et stratégies de mise au pas, les déplacements et la lumière posent un contexte très pesant sur des acteurs aveuglés. Leur danse est une fuite pour ne pas vivre la relation : l’autre différent est une menace. On se scrute, on s’évalue. On fait groupe : «Si nous ne changeons pas de bord, nous sommes tous prêts à chavirer». Le texte m’échappe un peu d’autant plus qu’il me parait désincarné. Les acteurs en ont-ils peur? Je les (re)connais pour les avoir appréciés ailleurs. D’où me vient cette désagréable impression que leur «personnage» est emprunté à d’autres mises en scène (Claire Delaporte est troublante à rejouer «les 12 soeurs slovaques» de Sonia Chiambretto) ?

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Le deuxième tableau est probablement le plus convaincant. L’espace est plus ouvert pour y poser de grands canapés qui forment un appartement dont les murs cloisonnent les liens. Hubert Colas démontre comment la peur traverse les relations intimes et sociales, amplifiées par une caste médiatique qui en fait son fond de commerce. Le doute s’immisce partout et la peur de l’étranger (troublant Agustin Vasquez Corbalan) développe une société paranoïaque qui va chercher dans les ressorts psychologiques de chacun ce qui relève du vivre ensemble. Quant au tableau final, comment ne pas y voir un hommage appuyé aux scénographies de la chorégraphe Maguy Marin. Comme dans « Salves», sa dernière création, les corps apparaissent et disparaissent derrière des pans de murs. La société défile et se défile. Les déplacements me font penser aux jeux du chat et de la souris auxquels se prêtent les touristes dans leMémorial aux Juifs assassinés d’Europe du centre de Berlin. Les insultes fusent («tape-lui dessus») tandis qu’une phrase («il n’y pas pas de morale») signe la déchéance d’une civilisation (si chère à Claude Guéant). La peur est un théâtre?

Par son cheminement (l’intime, le social, la société), l’ensemble se tient, mais ne me percute pas. Hubert Colas fait l’économie d’une narration jusqu’à ne donner aucune identité aux acteurs. La peur est donc un processus qui semble échapper à notre conscience: elle structure l’inconscient groupal et fait «politique». Cette approche nous épargne les faits, relatés quotidiennement par les médias, et qui nous empêchent précisément de réfléchir à ce qu’il se joue. Hubert Colas ne tombe pas dans ce piège. Mais le texte peine à se hisser au niveau des processus : il donne l’impression d’être abstrait, sans chair (à l’exception notable d’une scène délirante où une femme délivre une injonction paradoxale à son mari). La peur finit par n’être que des mots. A plusieurs moments, j’ai pensé que cette oeuvre pouvait transcender le texte tant la scénographie charrie son lot de signifiants et de symboles, porté à certains moments par une chorégraphie du sensible.

Le metteur en scène a eu probablement peur de l’auteur (à moins que cela ne soit l’inverse). Qu’il sache que je n’ai pas eu peur d’écrire cet article. Juste un peu gêné de ne pas avoir été ému pour l’écrire.

Pascal Bély, Le Tadorne.

“STOP ou Tout est bruit pour qui a peur*” d’Hubert Colas au Théâtre du Merlan de Marseille du 10 au 16 février 2012.