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FESTIVAL D'AVIGNON PAS CONTENT

Au Festival d’Avignon, l’effondrement.

À peine le spectacle «Le maître et Marguerite» du Britannique Simon McBurney a-t-il commencé dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes que je m’inquiète. Comment me concentrer sur la mise en scène alors que les surtitres sont aux deux extrémités du plateau et que je suis au centre? Quelle gymnastique vais-je devoir trouver pour vivre ce spectacle parce que Monsieur McBurney ne veut pas déstabiliser son gigantesque dispositif vidéo? La question serait sans importance pour une pièce facile à «lire». Sauf que «Le maître et Marguerite» est un roman complexe. Écrit par Mikhaïl Boulgakov, il connut plusieurs versions avant d’être définitivement publié peu après sa mort en 1940. Il restera longtemps interdit par le pouvoir soviétique. Et pour cause: ce pamphlet contre le totalitarisme communiste est composé d’incessants allers-retours entre plusieurs contextes. D’abord avec la vie d’un couple où “le maître” est un  écrivain torturé épris d’amour pour Marguerite, femme aimante et courageuse qui affronte la lâcheté du pouvoir. Puis avec un «collectif» d’écrivains revendiquant la liberté, car soumis aux caprices de la censure qui les mèneront vers la mort ou l’internement en hôpital psychiatrique. Et enfin avec Jérusalem à l’époque de Ponce Pilate où celui-ci ressentait un certain «trouble» dans sa relation de pouvoir avec Jésus. Simon McBurney renverse donc la commode de ce roman à tiroirs et m’invite à m’emmêler dans ses noeuds pour les dénouer, me nouer à nouveau et me relier. A ce jeu-là, ce n’est plus une gymnastique, mais une torture qui navigue entre plaisir, fascination et colère.

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Car ce metteur en scène a plusieurs cordes à son arc pour me séduire par un théâtre d’effets qui, telle une piqûre paralysante, me sidère avant que je reprenne conscience de mon regard critique. Il est un incroyable manipulateur qui articule comme par magie les mouvements de seize comédiens avec des décors d’une belle légèreté et des projections vidéos sur le mur de la Cour qui réduisent la distance avec la salle. Tout semble sur roulettes et donne l’étrange impression que chaque élément humain et matériel glisse, vole et qu’il est flambeau pour éviter toute rupture. On s’approche d’une fresque, d’un dessin animé, d’une performance picturale quand les corps nus mettent l’âme à nue, lorsque la crucifixion du Christ répond au désespoir de Marguerite. «Le Maître et Marguerite» est un espace symphonique où chaque acteur est élément d’une partition destinée à élever la conscience pour s’échapper d’un système totalitaire. Je reconnais là sa virtuosité qui m’avait emporté en 2010 au Festival d’Automne avec «Shun-Kin» où son génie de marionnettiste avait fait merveille.

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Je suis rapidement perdu, mais je me laisse porter par les images en 3D d’un Google Mapp de Moscou, par la neige qui balaie le mur, par ses métamorphoses jusqu’à son effondrement (les pierres du Palais nous tomberaient presque dessus). Mais l’ensemble m’éloigne un peu plus du jeu théâtral surtout quand la vidéo se substitue à la danse, quand la musique devient autoritaire. Des longueurs s’installent parce que le sens s’échappe: celui-ci a besoin de dépouillement jusqu’au nu (suffit-il de peindre le corps en bleu de Marguerite pour faire penser à Matisse?). Il requiert un espace mental pour laisser le spectateur interroger ses désirs et non faire diversion en permanence parce que Simon McBurney est à la peine pour s’y retrouver. Peu à peu, je passe mon temps à enlever le feuillage pour repérer une clairière dans une forêt aux multiples dimensions et y ressentir le corps du texte, la chair des corps au croisement de la religion, du pouvoir, de l’amour et de l’art. Peu à peu, le dispositif scénique m’assiège à l’image de la censure soviétique: «c’est ici qu’il faut voir», me gueule Mc Burney. La Cour est son IPAD géant qui finit par me glisser dessus. Ce déluge de moyens est un théâtre qui mobilise la pulsion, la même qui nous conduit dans les pièges posés par le consumérisme le plus abject. Simon McBurney est certes inventif, mais ce qu’il fait passer pour de l’innovation n’est qu’un recyclage d’images digérées par la société de consommation qu’il érige en système de pensée pour voir le beau.

A la perte du texte, est venue s’ajouter peu à peu la disparation ce qui fait corps entre la scène et moi.

Inqualifiable.

Pascal Bély, Le Tadorne.

« Le Maître et Marguerite » par Simon Mc Burney dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes du 7 au 16 juillet 2012.

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Au Festival d’Avignon, l’ennui comme seule violence.

Die Ring des Saturn” («Les Anneaux de Saturne»), mis en scène par la Britannique Katie Mitchell, tourne essentiellement autour d’une fausse bonne idée. Le spectacle consiste en l’adaptation d’un roman de l’écrivain W. G. Sebald, récit mené à la première personne, plongé dans la conscience du narrateur-personnage sous forme de monologue intérieur. Le texte, sinueux, foisonnant, est de toute beauté, et l’on comprend aisément ce qui a pu pousser la metteuse en scène à l’adapter. Le narrateur évoque son errance le long de la côte anglaise au sud de la ville de Norwich, les réminiscences suscitées par la promenade (Première, Seconde Guerre mondiale, attaque des Hollandais au XVIIe siècle, etc.) mais aussi des considérations sur l’avenir de la planète, rendu incertain par les changements climatiques. Ces diverses pensées se muent en véritable investigation philosophique qui permet à l’auteur de développer sa théorie sur la relativité du temps (le passé est produit par la mémoire. Le futur consiste en nos désirs ou nos craintes. Seul le présent existe, nous dit-il). Elles font également basculer le récit à de nombreuses reprises dans le registre de l’étrange, lorsque la distinction entre réel et imaginaire se brouille pour le narrateur et les lecteurs-spectateurs.

La nature même du texte, abstraite, solennelle, pour ne pas dire austère, rend le pari de la mise en scène particulièrement risqué, tant il est aux antipodes de ce qui relève du spectaculaire. La mélancolie du propos, la monotonie de la prosodie, la quasi-absence de personnages, et surtout, le fait que tout n’est que projection, visuelle ou imaginaire, issue de l’esprit du narrateur (voire de l’auteur) rendent forcément difficile à résoudre la question de l’incarnation. C’est là justement que Katie Mitchell tente de déjouer les attentes. Alors que de nombreux metteurs en scène auraient conçu une mise en scène classique autour d’un comédien qui donnerait corps et voix à celle du narrateur, la Britannique cherche à éviter cette facilité : on trouve avant tout, sur scène, des “acteurs”, davantage que des comédiens. Par acteur, il faut entendre des personnes qui agissent, au sens propre du terme. Au premier plan, se trouvent des musiciens (pianiste, programmatrice), trois lecteurs qui se succèdent à intervalles réguliers pour donner voix au texte, et des “faiseurs de bruits” (parfois les mêmes que les lecteurs) qui tentent de recréer la perception auditive de ce qui est énoncé. Trois grandes images projetées en haut du mur se chargent de diffuser en noir et blanc la vision produite par le texte. Enfin, l’arrière-plan cache une chambre d’hôpital, où un homme (l’auteur? le narrateur?) est alité, immobile, le regard dans le vide. Tel un rideau de théâtre, une porte s’ouvre de temps à autre pour nous révéler cet espace. Le seul comédien n’a pas d’identité clairement définie, même si l’on peut supposer qu’il s’agit de Sebald, et il ne fait, pour ainsi dire, qu’acte de présence.

Par ce dispositif, Katie Mitchell a donc choisi de fragmenter la perception du texte et du monde pour éviter, sans doute, une sorte d’illusion référentielle, justement dénoncée par ce texte même. Le problème est qu’elle la retrouve comme malgré elle. Ce retour du refoulé est même particulièrement violent, hélas, pour le spectateur, la violence prenant ici la forme de l’ennui. L’écrit est omniprésent et pour les non-germanophones, la majeure partie de la pièce consistera à lire une traduction projetée sur deux grands écrans noirs situés aux extrémités de la scène. Lire le texte, donc, mais aussi entendre des bruits d’eau, de pas, de vent, de porte ouverte, fermée, etc., c’est-à-dire l’incarnation la plus littérale, la plus signifiante, la plus réaliste qui soit.

Outre le fait qu’il est difficile à la fois de lire et d’observer les “faiseurs de bruits” accomplir leur tâche (pourquoi alors les montrer sur scène ?), ce choix réintroduit un rapport au réel d’une grande naïveté. Qu’apporte par exemple le bruit d’une ouverture de canette à la mention de cet épisode dans le texte, si ce n’est l’impression dérisoire d’un dispositif inutile ? À deux reprises, les “faiseurs de bruits” cessent leur activité, se tiennent de profil et entament le même geste : le bras droit se soulève, la main vient masquer le regard. On en vient à se demander s’il ne s’agit pas là d’un signe adressé au public pour qu’il fasse de même. La vidéo n’est pas en reste, qu’elle diffuse des images produites en direct ou tournées auparavant. Ce dispositif visuel, déjà vu mille fois, erre dans les mêmes contradictions que déjà mentionnées: il tente de donner à voir le monde et le texte, filtrés par la poésie de l’image. Mais suffit-il d’un noir et blanc rendu flou par la pluie ou d’un plan fixe sur un regard perdu dans le vide pour faire ?uvre poétique ?

Peut-être aurait-il été plus intéressant de poser de façon scénique la question de l’univers mental du personnage, sans se soucier d’un théâtre à effets de réel. Il ne suffit pas de fragmenter un effet pour le faire disparaître : il faut inventer d’autres formes, d’autres façons de faire sentir l’errance, l’exil, thématiques à l’?uvre aussi bien dans la vie de Katie Mitchell (Britannique vivant à Berlin) et de W. G. Sebald (exilé allemand en Angleterre) que dans leurs productions.

Sylvain Saint-Pierre, Le Tadorne

Katie Mitchell sur le Tadorne:  Au Festival d’Avignon 2011, le théâtre crève l’écran.

“Les anneaux de Saturne” mis en scène de Katie Mitchell au Festival d’Avignon du 8 au 11 juillet 2012.

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Sale temps au Festival d’Avignon.

Le Festival d’Avignon suppose des prises de risques. Elles sont d’autant plus fortes qu’elles sont liées avec le positionnement de «l’artiste associé» qui ne vient généralement pas seul: accompagné de son réseau, le metteur en scène britannique Simon Mc Burney parsème cette année la programmation de propositions d’amis. Une d’entre elles ne franchirait probablement pas les jurys de nos chers programmateurs français. Et pour cause.

«Refuse the Hour» (la négation du temps) du Sud-Africain William Kentridge étonne d’emblée: musiciens et acteurs palabrent pendant que nous prenons place. L’ambiance festive et les costumes colorés m’évoquent immédiatement la chorégraphe Robyn Orlin avant que l’image ne soit chassée par d’autres: celles de l’opéra loufoque «Via Intolleranza II» de Christoph Schlingensief joué en 2010 au KunstenFestivalDesArts de Bruxelles où il s’amusait à comparer l’Europe Culturelle à l’Afrique créative. Une autre image percute: celle de l’installation vidéo de William Kentridge  pour la dOCUMENTA de Kassel qui m’avait particulièrement étonné le mois dernier. Elle y évoquait notre soumission au temps mécanique, celui de nos «urgences» à désirer inconsciemment faire exploser le temps du sens. La plupart des animations vues à Kassel sont intégrées à «Refuse the Hour», commande du Festival d’Avignon. Et puis il y a ce décor totalement fascinant: en levant la tête, un orchestre mécanique à l’envers avec tambours et trompettes trône prêt à faire tomber sur nos têtes une pluie de notes sur nos rêves de partitions. Je pense alors au piano majestueux d’Heiner Goebbels vu à Avignon il y a quelques années.

Me voici donc accueilli: reliant ce plateau animé avec de belles références, je suis prêt à me laisser aller pour entrer dans ce concert de mots et de sons nés des dialogues de William Kentridge avec le physicien Peter Galion, le compositeur Philip Miller, la chorégraphe Dada Basilo et la vidéaste Catherine Marburg. Mais je déchante très rapidement. À peine l’acteur s’avance-t-il avec son carnet nous pour faire sa leçon (elle traverse le temps des mythes, celui des colonies, de Paris,…) que je ressens l’impasse de la proposition. L’absence de dramaturgie ne permet pas d’articuler les différents langages (opéra, danse, installation, vidéo), se contentant de les accumuler. Ce qui ne peut-être «joué» sur scène est projeté à partir des vidéos de Kassel. On passe de l’écran à l’orchestre, de l’opéra à la danse, de la performance à la narration par une mécanique de la représentation très vite ennuyeuse: le temps de l’installation de Kassel peine à s’inclure au temps théâtral. Un comble pour une oeuvre censée nous faire réfléchir sur la relativité du temps scientifique qui s’impose à nous dans nos contextes…même au théâtre! William Kentridge «organise» la démonstration tel un «curator» d’une salle d’exposition d’arts pluridisciplinaires sauf que nous sommes assis, sans possibilité de nous mouvoir pour entrer dans le temps de la contemplation, de la divagation, de la danse partagée. Ne fallait-il pas envisager une performance participative avec les spectateurs? Rien n’encourage le rêve pour ressentir l’époque où, enfant, nous nous émerveillions à poser des questions incongrues pour y trouver des réponses imaginaires incomprises des adultes (entendu l’autre jour dans le train : «Dis maman, pourquoi une minute ne fait qu’une minute alors que ça passe trop vite»). De tout cela, je n’ai rien tant «Refuse the Hour» démontre, mais ne «joue» pas. L’oeuvre n’est qu’un cours récréatif à défaut d’être transcendant. Le temps s’allonge tellement que l’ennui n’en finit plus.

Cette proposition est  le fruit de l’orgueil: William Kentridge pense qu’il suffit de traverser les arts pour les imposer sur scène. Sauf que la scène n’est pas là où il croit la dompter.

Pascal Bély, Le Tadorne.

« Refuse de Hour » de William Kentridge au Festival d’Avignon du 7 au 13 juillet 2012.

A la dOCUMENTA de Kassel en Allemagne jusqu’au 16 septembre 2012.

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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES Vidéos

“Tragédie” d’Olivier Dubois. Secoué.

À la sortie du Cloître des Carmes, je m’égare. C’est une sensation étrange tandis qu’à l’intérieur, mon corps vibre.  À la perte des repères spatiaux temporels, s’ajoute une immense joie, celle d’avoir approché de près ce qui fait lien entre les hommes. Je me sens tragiquement heureux, profondément capable.

«Tragédie» d’Olivier Dubois, pièce pour neuf hommes et neuf femmes, perturbe le paysage chorégraphique. Le nombre (à quand remonte une telle proposition groupale?), la nudité (on oublie enfin les stéréotypes sexués), la musique (composée par François Caffene loin du vrombissement habituel en danse contemporaine) déplacent mon regard vers un ailleurs, du détail d’une partie vers une métaphysique du tout. Comme si cette partition dépassait la rencontre entre l’intention du chorégraphe et le désir du danseur. Là où le metteur en scène Roméo Castellucci présent cette année au Festival explore un au-delà pour nous y propulser (plus rien n’est possible avec notre civilisation épuisée), Olivier Dubois part de la conscience du corps qui danse pour créer «l’image», celle qui pourrait faire «humanité» pour chacun d’entre nous. Là où, dans ce même Cloître des Carmes en 2010, l’Espagnole Angelica Liddell faisait saigner son corps intime pour évoquer notre destin commun, Olivier Dubois sculpte le groupe pour qu’émerge la conscience qu’un tout nous sauvera de notre tragédie de n’être qu’homme, entité sociale et sexuée.

D’où nous viennent-ils donc pour qu’une telle force surgisse des profondeurs des coulisses du Cloître des Carmes, séparées de la scène par un rideau de fines lamelles noires, membrane perméable qui relie le vrai au beau. À l’appel de la danse, ils répondent, lentement, entre parade militaire, défilé de morts-vivants et procession fantomatique. Aux battements réguliers d’un tambour, j’entends leurs pas qui brisent mes armures. Cette marche est longue. Leur regard déterminé me bouleverse. Ils nous viennent de loin. J’en suis convaincu. Ils ont traversé l’Histoire et ne sont pas dupes: «Mais qu’avez-vous donc fait là ?» semblent-ils nous dire. Qu’avons-nous fait de notre humanité? Alors ils marchent, apparaissent puis disparaissent. À un, à deux, à plusieurs. C’est une partition pour régler le pas du «propos» et qu’il fasse mien. C’est enivrant: la répétition du mouvement ne vise rien d’autre qu’à questionner le sens de notre présence ce soir, métaphore du désir qu’il faut transcender. Que me dit ce mouvement, au-delà de cet homme, de cette femme? Comment percevoir au-delà du rideau? Notre humanité a besoin de temps pour se laisser approcher. Olivier Dubois n’est pas pressé: point de vidéo pour accélérer; point d’artifices pour faire illusion. Ici, l’humain travaille avec une pureté qui fait frémir.

Là où tant de propositions chorégraphiques me tombent dessus telle une incantation vers le désespoir, «Tragédie» honore l’histoire de la danse et nous offre une vision éclairée de notre destin commun (comment ne pas voir de derrière les rideaux, les âmes de Maguy Marin et de Pina Bausch chorégraphier les corps évanescents pour qu’ils surgissent sur le plateau, telles des âmes en peine d’un regard). Il y a cette belle lumière musicale qui fait apparaître des statues grecques posées dans un musée qu’il faut dépoussiérer. Elles s’y égarent et provoquent la tempête en sculptant le groupe de leurs déplacements horizontaux. Et miracle: la danse se fait horizon! Le groupe est corps tandis que tous ses mouvements donnent à chacun la conscience d’un sentiment d’appartenance au choeur. Celui-ci se confronte à son destin: se dépasser ou disparaître sous le poids des guerres fratricides. Le collectif repart au combat et ne lâche rien: il lui faut se libérer des empêchements moraux, religieux pour entendre autrement la souffrance et la métamorphoser vers des possibles utopies…

Olivier Dubois suggère alors qu’aux rapports normés entre homme et femme se substitue une humanité féminine capable d’affronter avec force sa survie. Il libère la créativité lors d’une transe où chacun puise dans l’énergie tellurique du groupe sa part d’humanité. De mon siège, je transe avec chacun. Traversé par le rock, musique des âmes en fusion, je m’approche, je tape des pieds, je tends mes bras. Je suis littéralement aspiré par un trou noir où une jeune femme aux rondeurs de paysage marin m’invite à rejoindre les profondeurs…D’où surgira la procession d’une humanité blessée à jamais par la Shoah. Car c’est ma tragédie.

Ma force.

Notre lumière.

Pascal Bély, Le Tadorne.

«Tragédie » d’Olivier Dubois au Festival d’Avignon du 23 au 28 juillet 2012.

Olivier Dubois sur le Tadorne:

La révolution « Rouge » d’Olivier Dubois revitalise la danse.

Au Festival d’Avignon : épidermiquement, Olivier Dubois.

«Révolution» d’Olivier Dubois : Boléro en marche pour onze fois une.

Olivier Dubois, cet empêcheur de tourner en rond.

Une journée avec Le Tadorne au Festival d’Avignon : la mise à nu.

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FESTIVAL MONTPELLIER DANSE

Bouchra, Radhouane, et Hooman.

Cette année le Festival Montpellier Danse ne crée pas le vent de réactivité que j’avais connu l’année dernière, alors qu’il accueillait des artistes israéliens. Par contre, la programmation 2012 offre un regard intime sur le monde arabe et oriental.

En premier lieu, j’ai découvert  Bouchra Ouizguen et ses trois partenaires dans «Ha !». Leur représentation du quotidien de la femme à travers une voix masculine a bousculé les genres. J’ai vibré dans les secousses des gestes répétitifs de travailleuses acharnées; j’ai amorti les coups de reins dans les ébats forcés; j’ai souffert dans leur accouchement vers la liberté de bouger, de s’exprimer, de penser; j’ai souri, les yeux brillants, partageant leur plaisir vers de libres mouvements. Ce qui nous semble naturel dans notre pays se transforme en combat. Leur force collective m’a nourri jusqu’à partager leur dynamique.

Avec Radhouane el Meddeb dans «Sous leurs pieds, le paradis», j’ai voyagé en Égypte lors d’un concert mythique en 1966 au Caire.  Le chant d’Oum Kalthoum remplit tout l’espace. La musique des «sixties» rejoint la soif d’émancipation du 21ème siècle. Ce chant d’amour résonne jusqu’au bout des phalanges de Radhouane d’où l’on perçoit une forme d’extase. Son corps bien en chair porte la séduction de cette femme et de toutes les femmes; celles de Bouchra, celle des peuples arabes, celles du public. Son corps secoué de bas en haut traverse l’intérieur de nos viscères et de nos pensées. Nous assistons une fois de plus au «mélange des genres» : un homme porte la voix d’une femme avec un port de tête haut. Quel que soit l’artiste, le message d’amour, de révolte est le même. Les écrits réactionnaires et étriqués volent en éclats. Les voiles tombent. Seuls subsistent le corps et la voix transformés par un désir de survie. La force de ces représentations est d’unir hommes et femmes, ensemble. Ils rejoignent ainsi notre soif d’égalité encore absente dans nos sociétés occidentales. Mais j’ai un regret : la salle pour Radhouane El Meddeb est clairsemée. Ce moment méritait une plus large diffusion.

Le lendemain, dans la cour de l’Agora de la Cité de la Danse de Montpellier, un haut-parleur hurle. Les mots claquent contre les piliers de cet espace, vide et vierge comme le terrain laissé par l’après-révolution tunisienne. Le champ est libre. Tout est à reconstruire. Le public est autour de Radhouane qui reprend sa marche, ses vibrations charnelles. La pression monte, tout comme mon effroi, en même temps que la musique. Quel sens a cette représentation? Pour quel public se joue-t-elle? J’ai l’impression de me tromper d’endroit, tant les personnes autour de moi semblent plongées dans l’incompréhension. J’aimerai partager ce moment, dehors, dans des quartiers, des lieux de vie. La récente performance de François Rascalou revient à ma mémoire, ainsi que la surprise de ces habitants touchés par l’expression artistique au détour des galeries marchandes.

Là, dans la clarté  du cloitre, qui est vraiment touché, entre sexagénaires bourgeois et professionnels de la culture…? Je ressens une distance, confirmée par les propos d’une spectatrice autour du buffet d’après spectacle (“Je n’ai pas trouvé que c’était de la révolution dont il parlait.)»

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Quelques jours après, l’iranien Hooman Sharifi nous dévoile son âme. Il tord les corps, déchire le sol, hurle les voix, frappe les pierres, enserre les tissus avant de les jeter, crache lentement comme un enfant qui arrose pour rire, puis, ensuite, penché comme un adulte qui souffre dans son dégoût de vomir. Sa société perd ses fondements, son patrimoine, ses savoirs, sa richesse de la connaissance, son  humanité. Tout le plateau explose sur tous les plans. La vidéo expose des dessins noirs de personnages animalisés traversés d’objets contondants. Je repense à «Persepolis» de Marjane Satrapi. Je suis triste pour cette jeunesse créative sinistrée, mais admirative par cette nouvelle force d’exister à tout prix. Puis, Hooman Sharifi nous propose un feu d’artifice d’images, qui, en se rapprochant, deviennent plus nettes: notre vue globale s’affine pour mieux distinguer les détails de l’horreur. Oui, nous refusons de voir ce noir, cette souffrance si lointaine, mais si proche tout à coup. Le rêve pointe dans le rassemblement des papiers qui transforme les comédiens / danseurs en sorte de grands personnages extraordinaires. Leurs ailes nous emportent. Les paillettes, le métal renforcent la carapace de l’imaginaire. Dans le monstrueux, se révèle le beau, comme dans la noirceur de «La belle et la bête» de Cocteau. Nous sommes dans le surréalisme de l’enfer et du paradis.

Et j’y fouille encore…

Sylvie Lefrere de Ventdart vers le Tadorne.

Bouchra Ouizgen : “Ha!” – Radhouane el Meddeb et Thomas Lebrun : «Sous leurs pieds le paradis” –  Radhouane el Meddeb : ” 14 janvier 2011″  – Hooman Sharifi: ” Then love was found and set the world on fire”.

A Montpellier Danse, Juin/juillet 2012.

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FESTIVAL MONTPELLIER DANSE OEUVRES MAJEURES Vidéos

En avril, au Théâtre de la Ville de Paris: le lien, avec Mathilde.

J’aime découvrir les prises de risque de Mathilde Monnier.

Ce soir, je me retrouve dans ce contexte. La batterie de ma voiture à plat, comment rejoindre le festival Montpellier Danse sans moyen de transport? La personne qui m’accompagne reste pantoise…Mais une véficule rouge surgit du sous-sol. Comme par enchantement, une sympathique conductrice nous dépose devant le Théâtre de Gramont à Montpellier, en se détournant quelques minutes de son chemin…

Pourquoi raconter cela? Parce que cet incident me relit au spectacle de ce soir. Une poussée d’adrénaline pour mieux se caler dans son fauteuil et savourer l’écoulement du temps.

Avec «Twin Paradox», Mathilde Monnier introduit ma pensée dans la douceur de l’été. On aime se lever tôt pour pouvoir profiter de l’éveil de la lumière, de l’éclosion de la nature encore humide de rosée, des vives discussions des ouvriers, du bruit répétitif des machines, des sifflements joyeux des oiseaux, des cigales que j’affectionne tant. Ce soir, les costumes des dix danseurs sont des tapis végétaux, dignes des tableaux impressionnistes. Leurs corps souples révèlent la douce rencontre du couple au petit matin qui s’éveille lentement dans des frôlements imperceptibles. Je me sens extraite du tumulte de ma journée pour rentrer dans une rêverie. Je suis comme ma batterie, épuisée, mais la rencontre improbable, rouge et sympathique me sort de l’anesthésie du blocage. L’énergie et la solidarité sont là où on ne les attend plus. Une véritable métaphore de la vie en mouvement.

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Du binôme professionnel au couple amoureux, la fusion s’y opère. Dans «Twin Paradox», les corps imbriqués des cinq couples qui s’enserrent restent reliés. Dans la distance, ils sont toujours connectés. Ils se tournent, se retournent, s’explorent. La rencontre de l’autre est une longue expérience. D’une complicité initiale découle un cheminement qui dure ici plus d’une heure et quarante minutes. La communication se renforce avec le temps. Être à deux, c’est entrer dans le plaisir et l’aliénation où des jeux de séduction peuvent se transformer en rapport de force, en jeux de pouvoir. Comment une douce relation peut devenir un vent de violence? Être à deux c’est aussi l’énergie de trouver la bonne distance. Celle qu’on se construit soi même. Finalement on est toujours seul…. C’est le paradoxe du couple où la fusion gémellaire finit par se métamorphoser.

Je me sens proche de ces artistes sur scène. Leur corps imprègne chaque minute mon mental jusqu’à rendre mes voisins spectateurs étrangers. C’est la force de la méditation; oublier le contexte environnant pour rentrer loin dans ses pensées. Les gestes secs des danseurs claquent dans l’intérieur de mon corps. Ils résonnent dans mon estomac tendu.

Les danseurs finissent par se séparer. Leurs mains se lâchent; après s’être laissés tomber de nombreuses fois au sol, pour pouvoir mieux se relever ensuite. Les sons qui accompagnent leurs corps sont des conversations en différents langages, extraits de différents voyages: le Japon, l’Allemagne…La communication n’est-elle qu’une succession de voyages dans le vif  de l’instant et dans l’analyse de ce qu’il se joue où toutes les langues se mêlent ?

Mathilde, artiste lointaine, mais pourtant si proche. Je la croise souvent dans la ville ou les différents lieux culturels. J’aime l’élégance qu’elle dégage, la force de caractère derrière ce sourire un peu froid. J’aime retrouver ses créations, comme des rendez-vous d’expériences engagées. Pour moi, son travail est chaque fois plus innovant, où elle puise l’hybridité dans sa relation avec ses différents partenaires. Fin 2013, Mathilde Monnier quittera le Centre Chorégraphique National de Montpellier. Comme dans une relation de couple, elle me manque déjà.

Twin paradox from Karim Zeriahen on Vimeo.

Deux heures de méditation se sont écoulées. Merci Mathilde pour ce temps de pause corporelle nourri d’intenses mouvements intérieurs. J’y ai fouillé comme dans un grenier. Je me sens spectateur “meunier”.

Les ailes de mon moulin tournent.

Sylvie Lefrere – Le Tadorne.

” Twin paradox” de Mathilde Monnierà Montpellier  Danse du 23 au 25 juin 2012.

Photos: Marc Coudrais.

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LE THEATRE BELGE!

Sommes-nous tous des Peeping Tom?

Vendredi 29 juin, 21h, Festival de Marseille.

La foule se presse pour assister à la nouvelle création du collectif Belge Peeping Tom.

C’est la salle Vallier qui accueille cette pièce (à l’origine… une salle de boxe). Il est vrai que ce fut le parcours du combattant pour arriver à obtenir ce ticket tant convoité ! Mais j’ai mon sésame. Je me dirige donc vers ma précieuse place, au premier rang central, détail qui a toute son importance dans ce lieu inadapté et suffocant. Je vais malgré tout passer quatre-vingts minutes avec l’une des compagnies que je suis avec grand intérêt depuis presque dix ans et que je retrouve avec joie, émotion et un peu de nostalgie. Entre Peeping Tom et moi, c’est déjà une vieille histoire, qui date du festival Uzès Danse.

En 2004, ils y présentaient le second volet de leur trilogie : «Le Salon». Je découvrais alors une gestuelle et des artistes hors-normes, une danse généreuse et touchante, un collectif soudé et chaleureux, empli d’une belle humanité. L’année d’après, nous programmions «Le Sous-sol» qui clôturait en beauté cette trilogie sur la famille, la vieillesse et les rapports humains. Quelques années après, et n’ayant pu voir «32 rue Vandenbranden», c’est donc avec un réel enthousiasme que je m’apprêtais à vivre cette nouvelle expérience.

«À louer», leur dernière création, est un thriller chorégraphique, à la fois surréaliste et inquiétant, une sorte de Cluedo dansé mêlant l’univers d’Hitchcock et de Buñuel.

Nous sommes dans le salon de réception d’une maison bourgeoise, un salon vieillissant, étouffant et intrigant. Un gigantesque rideau rouge en arc de cercle entoure cet espace et nous plonge immédiatement dans un huis clos dont nous serons acteurs malgré nous. Dans ce décor angoissant et imposant, une maitresse de maison sortie d’un film d’Almodovar s’entretient avec son valet. Leur relation est étrange. Qui sont-ils ? Un lourd secret semble les unir, voire un triste mensonge. Les autres habitants de cette demeure jouent à cache-cache, des visiteurs arrivent en masse, impossible de les discerner, ils prennent vie entre ces rideaux, dans des pièces invisibles que l’on imagine à perte de vue. On pourrait croire à un vaudeville, les portes claquent, les personnages s’immiscent et sortent par des entrées lumineuses dissimulées derrière ces imposants rideaux, mais il n’en est rien. Ce ballet incessant est comme le fil rouge de notre pensée. Le décor en est le cadre, il se reproduit à l’infini, comme autant de cases de notre cerveau, d’assertions, de distorsions qui modifient l’espace-temps et nous plongent dans un monde parallèle.

Peu à peu je deviens le voyeur qui observe avec empathie tout ce petit milieu, ces jeux de pouvoir, ces rites amoureux, ces déceptions… Je tente de percer les secrets de cette maison : qui est vraiment ce valet aux mouvements déstructurés, que cache ce couple, quelle est la place de cet enfant devenu grand, mais qui cherche encore le regard approbateur de sa mère trop occupée à revivre ses auditions ratées, qui est ce jeune homme sur ce tableau funéraire ? Et cette maîtresse de maison habitée par la tristesse et les souvenirs, que cherche-t-elle ?

Leur danse m’accompagne dans ce questionnement, elle est le lien, elle me porte, leurs mouvements me font voyager dans cette maison, découvrir les recoins cachés, les secrets inavoués, les miens peut-être aussi. Je n’ai plus de repères, le temps s’est arrêté. Je suis prisonnière de cette maison hantée, au bord de la folie. Les flash-back s’enchainent, la virtuosité de ces interprètes est à son apogée. Le souffle court je les observe toujours, ou bien est-ce eux, qui nous observent nous perdre dans ce labyrinthe mental et physique ?

Les figurants reviennent, le salon se peuple, le temps reprend son cours ; je suis perdue, au bord des larmes, le souffle coupé, enfermée dans cette attraction à taille humaine. Ils me regardent avec insistance, comme pour me demander: «Alors, où en es-tu de ta vie ?»

Qu’ai-je perdu, qu’ai-je retrouvé, qu’ai-je cédé ? Je ne le sais pas vraiment. J’ai ressenti le vide, celui avant le grand saut, celui de la vie qui défile et de cette angoisse qu’on ne peut maitriser. L’angoisse du temps qui passe, du temps perdu. Ce moment où la vie se transforme en rêve, parfois en cauchemar, cette ligne invisible et si fine entre ces deux mondes irréels.

Les Peeping Tom ont une nouvelle fois créé leur monde et merci à eux de m’y avoir à nouveau convié.

Alexandra Piaumier – Le Tadorne.  

 “A louer” – Peeping Tom au Festival de Marseille les 29 et 30 juin 2012.

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ETRE SPECTATEUR

LA SÉLECTION AVIGNON OFF 2012 DES SPECTATEURS «TADORNE»

Comme chaque année, nous vous proposons notre «sélection» de spectacles du Festival Off d’Avignon. Une soixantaine d’?uvres de danse, de théâtre et de performance qui correspondent à notre sensibilité et sont diffusées dans des lieux en qui nous avons confiance (La Manufacture, la Condition des Soies, Le Théâtre des Halles, Le Théâtre du Centre, ).

Nous souhaitons que cette sélection soit un fil conducteur entre vous et nous lors de nos rencontres «Les Offinités du Tadorne» qui auront lieues au Village du Off les 12, 15, 18, 21 juillet à 11h (avec une spéciale concernant la toute petite enfance le 10 juillet à 17h).

Nous vous souhaitons un beau festival.

La sélection au 5 juillet: ici

Au 24 juillet: Nos vingt recommandations pour le Festival Off d’Avignon 2012.

Pascal Bély, Sylvie Lefrere,  Bernard Gaurier,  Laurent Bourbousson – Les Tadornes.

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FESTIVAL MONTPELLIER DANSE OEUVRES MAJEURES Vidéos

Radhouane El Meddeb, c’est mon paradis.

Article écrit lors du dernier festival Montpellier Danse.

Le plateau est en soi une oeuvre. Aux rideaux noirs échoués sur la scène, répondent de longs morceaux de tissus sombres qui pendent sans toucher le sol. L’ensemble forme une architecture en plusieurs dimensions où les coulisses font décor. Le vent d’une révolution a dû souffler pour que cela soit si ouvert et conservé. L’espace paraît d’un coup immense et fait place nette à la danse tout en lui laissant sa part de mystères faits d’apparitions et de disparitions. Cette mise en jeu du dévoilement est sublime. La scénographie d’Annie Tolleter me guide déjà vers la danse de Radhouane El Meddeb et Thomas Lebrun: avec elle, le décor entraîne le regard dans un mouvement spiralé où le corps du danseur surgira des coulisses pour habiter peu à peu la scène et nous conduire vers l’indéfinissable.

Radhouane El Meddeb arrive discrètement: son visage se cache sous le voile du rideau. Son corps semble prêt à en découdre, comme lors d’un accouchement où il faut couper le cordon pour renaître. Il se tient droit, de biais. Est-il un unijambiste qui retrouvera tout le sens de ses membres tandis que les clameurs du concert d’Oum Kalthoum donné au Caire en 1966 font trembler les murs du théâtre.  Est-il cette femme voilée qui se dévoilera, parce que ce chant-là vous déleste à jamais de nos oripeaux ?

Sous leurs pieds, le paradis  de Radhouane El Meddeb  & Thomas Lebrun

Radhouane El Meddeb est prêt pour s’engouffrer dans les plis du plateau joliment dessinés par Annie Tolleter.
Radhouane El Meddeb est prêt pour entrer dans la danse où l’homme va peu à peu se féminiser, embrasser la peau musicale d’Oum Kalthoum et y recevoir la force du baiser de la résistance.
Mais d’abord, il se doit de tout apprivoiser. D’occuper cet espace scénique où seul le chant résonne. En le parcourant par petites touches, le corps y trouve sa place. Avancer, s’arrêter. Se tenir droit. Et tendre un bras, puis deux, pour y chercher la force qui met tout le corps en mouvement. Ce bras tendu vers la terre, vers l’enfant, vers la vie que procure tout geste qui sort de soi. Oui, c’est cela. Radhouane El Meddeb sort de lui-même. À chaque instant où il s’arrête, il est statue. Il est peinture. Il est l’art qui apparaît. Peu à peu, le plateau ressemble à la salle d’un musée qu’il explore la nuit à la recherche des âmes: celle des artistes, celle des femmes. Celle de l’humanité. Il court, le regard ailleurs. Il danse l’égarement quand l’art nous transcende. Il marche à quelques mètres de moi: j’y suis. Je ne le quitte plus. Le corps de Radhouane El Meddeb est ma nacelle où je me déleste des poids. De cette exploration, il métamorphose la scène : les rideaux le dévoilent. Sa danse me voile. Le plateau est une mer de courants artistiques où l’art chorégraphique rencontre le chant d’Oum Kalthoum.

C’est l’entracte. Pas celui auquel nous sommes habitués. Ici, il est l’espace du recommencement pour que Radhouane El Meddeb, sous l’épais tissu du rideau, se voile à nouveau. Il semble porter le masque d’un personnage échappé de la Commedia dell’arte. Ses mains dansent: les bras ont trouvé leurs gestes! Peu à peu, il est double: je perçois le chorégraphe Thomas Lebrun avec lequel il cosigne ce magnifique «Sous leurs pieds, le paradis». Il est deux pour tout oser et faire la révolution : la danse se chante, le chant se danse parce que le changement est féminin à l’image de son visage qu’il transforme de ses mains de fée!  Pour «occuper» la «place», Thomas El Meddeb ose tout jusqu’à la transe où, couché, émergent les plis de son ventre, territoire des révolutions. Il ose la fusion avec Oum Kalthoum pour se séparer et la rejoindre. Radhouane Lebrun se métamorphose peu à peu en icône de l’évolution des corps pour une émancipation du mouvement. La scène semble balayée par le souffle de la liberté, traversée par un chant qui puise dans l’énergie des âmes «torturées» la force de vivre.
Radhouane et Thomas sont maintenant au paradis. Sous leurs pieds, le théâtre met les voiles vers les contrées où la danse est un chant de la démocratie.
Pascal Bély – Le Tadorne.
«Sous leurs pieds, le paradis » de Thomas Lebrun et Radhouane El Meddeb à Montpellier Danse du 1er au 3 juillet 2012.
 
Radhouane El Meddeb sur le Tadorne:
La danse du ventre. Ne me jette pas. A Montpellier Danse, Radhouane El Meddeb déroute.

 

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AUTOUR DE MONTPELLIER L'IMAGINAIRE AU POUVOIR

François Rascalou: un corps qui transmet la mémoire vive des hommes.

Ce matin, c’est dimanche. Mon réveil sonne. Je me rendors. Trente minutes avant la performance annoncée de François Rascalou, je saute vite dans le tramway où un soleil écrasant sur Montpellier m’accueille à la station Saint Paul. Je traverse le parking à la recherche du spectacle, quand tout à coup, j’aperçois un homme, vêtu d’un tee-shirt jaune, poussant bruyamment un cube de bois rouge. Les couleurs ont toutes leur importance, car elles se révèleront plus tard comme un rubis cube, dans ce décor de galerie marchande à ciel ouvert. Pas de doute, nous sommes dans le sud, presque déjà en Algérie. Un groupe de personnes est assis à une terrasse, à l’ombre d’un pin. Autour, les habitants circulent, affairés avec leurs achats de pain, de viandes et autres denrées. D’autres flânent devant un thé à la menthe, mêlés aux spectateurs.

Le danseur commence à déclamer son texte. Il nous parle de la guerre d’Algérie. De questionnements d’un fils sur le rôle de son père pendant cette période. Je repense au film “Méditerranées” d’Olivier Py. Nous le suivons dans ses déambulations, à l’ombre des coursives qui distribuent les commerces. François Rascalou danse et croise des habitants de tous âges. L’écoute vient surtout des hommes et des enfants, filles ou garçons. Nous sommes non seulement spectateur d’une oeuvre vivante, mais également observateur d’une vraie rencontre entre l’artiste, son texte, son corps, avec le public de l’instant, spontané. Des moments uniques se révèlent: un homme passe avec son fils apeuré qu’il rassure en évoquant une grande fontaine d’eau fraiche sur une des places de Constantine. La poésie spontanée de cet homme est un écho qui s’inscrit dans le jeu, en côte à côte avec l’artiste. Il venait acheter son pain quand, happé par un texte qui a réveillé sa mémoire, il a transmis ses souvenirs à cet enfant. J’aimerai connaître l’après, quand ils sont rentrés chez eux….Que se sont-ils dit?

En voyant le danseur rentrer dans la boucherie,  bouger ses bras, son corps et passer derrière le comptoir avec les bouchers, un autre homme dit :”Mais qu’est ce que c’est que ce délire?“. J’ose lui répondre: «Oui, c’est un délire.  Regardez et ensuite vous aurez votre propre lecture; vous verrez“. Ce spectateur réactif est resté dans le parcours, silencieux, le regard attentif tandis que d’autres rient, amusés, évoquant de ce qu’ils voient.  Tout à coup, ce petit centre commercial devient un lieu de convivialité et de co-création.

La chorégraphie s’harmonise spontanément avec ces promeneurs du dimanche. Des hommes adossés contre le mur entre le danseur, se distancent au même moment, à gauche et à droite. J’ai l’impression que le texte les fait réagir et que l’éloignement leur est nécessaire. François  Rascalou exprime le souvenir des cauchemars d’enfants, qui durent depuis trente ans; cela leur est-il insupportable?…La puissance de son texte, bâti sur des témoignages qu’il a collectés, donne à cette performance un caractère unique. En fusion totale  avec ce public impromptu, l’interaction rayonne lors de ce rendez-vous où l’écoute, le souvenir, la curiosité, l’émotion jusqu’aux larmes jalonnent son parcours. Le danseur puise dans ce partenariat avec le public, le levier des mots d’une mémoire collective ainsi que son rôle d’acteur.

Je me suis prise à rêver de manifestations de cette qualité, un dimanche par mois, dans tous les quartiers, pour créer un bien vivre ensemble dans la cité.

Une manifestation comme celle-ci devrait sortir de l’événementiel et alimenter des réflexions sur ce que procure ce plaisir partagé, qui suscite les questionnements et provoque de vraies rencontres.

Sylvie Lefrere- De Vendart vers le Tadorne. 

“Les fils des hommes” de François Rascalou, dans le cadre de Motifs d’évasion à Montpellier dans le quartier St Paul. Le 25 juin 2012