Au commencement, de dos, ils ne sont que trois. Apeuré, l’un d’eux nous regarde. Face à eux, un monticule de terre marron, à la fois légère et compacte. Deux frères et une sœur adoptés tentent de se recueillir devant la tombe du père disparu. La fratrie est au bord de l’explosion quand surgit le premier reproche : «où étais-tu le soir de sa mort ?». Dans combien de familles, cet abcès purulent d’une culture judéo-chrétienne résonne-t-il ? Pris à partie, nous ne bronchons pas. Entre eux et nous, il y a un gouffre qui se réduira à peine au cours des 2h40 minutes que dure «Entreprise de recueillement» de la Compagnie United Mégaphone, mise en scène par Hugues Chabalier. Nous sommes le peuple du village voisin où réside dans cette maison bordant la forêt, cette famille «atypique». Qu’est-ce qui les relie alors qu’ils commencent toujours leur phrase par «frère….», «sœur…», comme pour s’en persuader ? Est-ce le projet du père pris en tenaille entre l’entreprise (géré par Vincent – exceptionnel Tommy Luminet-) et ce lieu, terre d’utopies qu’il faut bien cultiver ? C’est ainsi que Frédéric (Baptiste Relat à la fragilité de fer) et Louise (Heidi Becker-Balel à l’altérité de glace) entreprennent d’ouvrir cette maison à Jérôme (Jonathan Couzinié, libre…), juste sorti de prison, en recherche de nouveaux gestes (ce sera le jardin) et d’une visée que lui donneront dans un premier temps les premiers légumes.
Il y a Jean, égaré, venant de nulle part, chercheur d’or introuvable : Judicaël Jermer y incarne une figure fantomatique, habité par nos utopies irréalistes.
Ils y accueillent Marie (troublante Maïanne Barthès) prostituée des villes qui deviendra peu à peu aimante des champs.
Et puis, dans le second acte, débarque Raphaël, le villageois, attiré par l’odeur alléchée…(empathique Yves Graffey)
A ce jeu des sept familles, campe sept personnages qui ne cessent de retourner, de labourer, d’étaler, cette terre qui ne quitte jamais le plateau. Elle est tout à la fois poussière mortuaire, terreau vital où l’on y enracine ses désirs, où l’on y piétine ses idéaux, où l’on s’y jette à corps perdu pour lutter contre les démons de la désaffiliation.
Sans elle, ce théâtre-là ne pourrait s’étirer dans le temps et l’espace parce qu’elle change radicalement le rapport du théâtre au texte : les mots semés sont labourés par des corps en recherche permanente de racines et de liens.
Sans cette terre, il serait particulièrement difficile d’entendre chacun : elle seule peut leur offrir le « terreau » pour cultiver ce qu’il reste de désirs en eux. Sur cette terre, tout peut renaître tant que la parole ouvre les sillons…
Sans elle, point de groupe : elle ancre chacun parce qu’il y a terre commune, celle d’une utopie : une famille de cultures, à défaut d’une famille biologique.
J’observe ce théâtre sans être particulièrement touché : je ne suis qu’un simple villageois. Je n’attends rien de leur utopie des années soixante-dix: elle est impuissante face à la mondialisation et à la société consumériste. On peut bien l’enterrer pour qu’elle se regénère…ce qui m’importe, c’est le renouveau symbolisé par cette œuvre raffinée, mise en scène délicatement avec des acteurs qui s’appuient sur la fragilité de la narration (on raconte si peu, mais on entend l’essentiel) pour proposer une alternative : jouer le collectif ouvert, où la diversité travaille les liens et permet à chacun de retrouver sa capacité à choisir sa voie, son destin.
Ne nous y trompons pas: c’est un théâtre de combat, de vie et de mort, où l’on n’en revient pas toujours. C’est un théâtre contemporain dans le sens où il pose l’enjeu de toute une génération : que faire de cette terre laissée par les «retraités» de soixante-huit ? Que faire de nos égarés, de nos corps maltraités par le sexe, par la prison, par la désertification rurale ? Que faire de tous ces enfants adoptés qui ne trouvent plus leur place dans une société de filiation plus que de cultures ? «Entreprise de recueillement» est une allégorie puissante de notre société en recherche d’utopies : faute de grand dessein, chacun se doit de redevenir «sujet» où l’improbable est notre seule certitude pour reconstruire ce que les dogmes dévastent.
Les dernières scènes finissent par m’emporter : le théâtre s’abandonne. De ce corps à corps shakespearien surgit des échappées belles vers les solitudes de champs de coton tandis qu’un amour de feu et de terre ensevelit celui qui n’a pas compris la fragilité d’un baiser volé à la vie.
Pascal Bély – Le Tadorne
« Entreprise de recueillement » par la Compagnie United Mégaphone. Texte et mise en scène : Hugues Chabalier. Au Théâtre Antoine Vitez d'Aix en Provence le 7 mars 2013.
Chaque année, je m’accroche à ce festival…sait-on jamais…Mais depuis quatre ans, toujours la même déception: propositions artistiques convenues (quand elles ne sont pas expérimentales au plus mauvais sens du terme); absence d’ambition, de visée alors que la danse a longtemps éclairé les arts de la scène; public vieillissant qui ne se renouvelle pas d’où des salles clairsemées. Ce festival n’a aucun projet à part de maintenir son image, justifier son existence même s’il faut pour cela balader le public dans des lieux réputés hors du département. Faute de se remettre en question, sa direction fait appel au critique sulfureux du Nouvel Observateur pour se plaindre du prix des billets de train, du coût de l’électricité, …
Pourtant, l’affiche était belle. Très belle. Une invitation à la danse dans ce qu’elle a de plus fragile : son apparition, sa disparition. Mais une affiche ne fait pas le printemps…
Que pouvais-je attendre ? Plutôt qu’une thématique (la méditerranée cette année), j’aurais aimé un horizon. Il m’est arrivé de me ressentir habité à la fin d’un festival : «Cette année, la danse à…». Ici, rien. A la sortie de chaque spectacle, j’ai approché mon vide émotionnel: à la danse bavarde a répondu mon mutisme comme si mon engagement de spectateur ne trouvait aucun écho dans un processus de création.
J’ai cherché un propos, là où je n’ai eu que de la démonstration: ici des jeunes égyptiens baladés sur scène par deux chorégraphes françaises en quête de légitimité ; là une danse qui produit de la matière à observer plutôt qu’un mouvement pour entrer en communication ; ailleurs des clichés sur la condition féminine à partir d’une chorégraphie elle-même habitée par des clichés sur la danse; ici encore, une soirée «israélienne» sous le patronage du consul où la danse fait salon et se justifie d’exister…J’ai même eu à supporter la crise d’adolescence d’un chorégraphe comme si «chorégraphier» la bancalitude du monde était en soi une danse…
Dans ce festival, rien ne m’a été proposé avec générosité comme si ce n’était finalement pas une finalité. Le plaisir de voir de la danse n’est même pas un objectif : tout juste, un hasard…Je n’ai croisé aucun enfant dans la salle, encore moins sur scène. La danse les exclut d’autant plus qu’elle n’intègre pas les familles (inutile de cherchez le festif…). Pour cela, il vaut mieux voir du cirque : au moins cette discipline nous accueille-t-elle dans notre diversité…
Dans ce festival, le projet pour la danse n’est qu’un programme qui ne développe pas les publics. Parce que la danse incarne sa propre domination là où elle devrait englober, nous relier, faire de nous des spectateurs sensibles où nos fragilités seraient gage d’ouvertures.
Dans ce festival, on fait référence au bon vieux temps, à la direction précédente comme pour s’excuser de la médiocrité du présent avec cette désagréable impression d’être pris en otage entre un passé glorieux et un futur qui ne peut exister faute de ressource publique abondante.
Je rêve d’un festival de danse où celle-ci serait célébrée, dans toute sa diversité ! Où artistes, spectateurs, chercheurs dialogueraient pour régénérer une PENSÉE, pour qu’elle irrigue la société. Toute la société.
Je rêve d’un festival où l’on débattrait sans fin des spectacles ! Où l’on ovationnerait le talent ; où l’on sifflerait l’imposture !
Je rêve d’un festival qui interrogerait en permanence mon désir de danse ; où l’intimité des corps m’évoquerait la douleur du monde.
Je rêve d’un festival sans thème, mais où la rumeur ferait entendre l’émotion collective d’un public passionné.
Je rêve d’un festival animé par un collectif de défricheurs, en profonde empathie avec les artistes, soucieux de préserver ce qui doit l’être pour ouvrir là où le pouvoir verrouille.
Je rêve d’un festival au printemps pour qu’à la sortie des spectacles, nous nous retrouvions dans la rue à oser danser et rire du temps paléolithique où nos corps frigorifiés fuyaient les rues balayées par un mistral glacial.
Je vous en conjure…il nous faut maintenant un printemps pour la danse.
Qu’est-ce qu’être spectateur critique et engagé aujourd’hui ? Ces derniers mois, j’ai été frappée par des comportements qui m’interrogent…Je suis face à des salles vieillissantes, composées d’abonnés de longue date. Assise à côté d’eux, je me suis senti gênée, tout comme d’autres spectateurs, par leurs commentaires à haute voix. Lors du dernier spectacle de Decoufléà Nîmes, ils se sont comportés comme s’ils étaient dans leur salon devant leur télévision. J’ai été agacée par leurs remarques («ce n’est pas de la danse») à la fin d’un spectacle de Raimund Hoghe à Montpellier. J’ai surtout été outrée par leur violence à Sète à l’égard de Maguy Marin.
Qui sont ces spectateurs ? En veulent-ils pour leur argent de consommateurs ? La communication des lieux est-elle honnête lors de la présentation de saison? Ne fait-elle pas miroiter à son public adhérant un divertissement garanti?
De ma place de spectatrice, il me semble essentiel d’être dans une démarche de curiosité active. La lecture attentive des programmes, la connaissance des artistes ou le souhait de vivre une expérience sont mes critères de choix. Etre spectateur critique avant d’être consommateur. Je suis malheureuse quand je suis dans une salle à moitié vide, comme pour « Chatroom » par Sylvie de Braekeleer, l’année dernière au théâtre Jean Vilar de Montpellier. C’était pourtant une pièce de société, intelligente et intelligible. Mon plaisir explose quand je suis enfin entourée de vivants, d’enfants, d’étudiants qui composent un vrai public mixé. Ce sont des salles qui respirent, où le public expire fortement ou retient son souffle quand l’émotion est là.
Pourquoi ce glissement ? Quelle est la part de responsabilité des communicants? Quel projet ont-ils pour leur public, mis à part de remplir leur salle pour séduire les politiques et obtenir les subventions à la clef ? Que signifient ces écoles de spectateursqui pleuvent de tous côtés de Paris à Montpellier, où il faut nous éduquer, nous montrer, nous apprendre ? Je me souviens des soirées de débats télévisés où enfant, j’étais marquée par les engagements et la force des points de vue. Pourquoi sommes-nous aujourd’hui plongés dans la sphère du consensus mou? La parole des spectateurs fait elle si peur dans cette société du spectacle empoisonnée par les jeux de pouvoir? La passion est en droit de libérer tous les déchaînements, quand ils sont justes et argumentés.
Nous considèrent-ils comme des spectateurs de chair et de pensées capables de développer un regard critique ? Savent-ils que ce que je voyais il y a dix ans, je ne le perçois plus de la même façon aujourd’hui parce qu’entre temps, je me suis nourrie de rencontres avec des artistes engagés dans des démarches créatives de recherche.
Depuis quelques années, nous sommes quelques-uns à nous ressentir « chercheurs marcheurs » en quête de sensations. Nous sommes dans toutes les régions et nous nous réunissons au Festival d’Avignon, non pour flatter nos égos, non pour être sous la coupe d’une institution, mais parce que nous sommes passionnés dans un contexte de crise, mot trop facilement, trop souvent martelé.
Notre parole se dépose dans des débats interactifs avec d’autres spectateurs critiques. Elle noircit les blogs pour garder une trace, une mémoire pour les générations à venir et pour le public d’autres territoires. Notre objectif est de nous mettre en lien, d’être dans le plaisir. Nous sommes différents des journalistes qui ne donnent majoritairement que des informations pour privilégier la communication institutionnelle au détriment de la réflexion sensible et de l’analyse. Leur parole est souvent neutre ou fielleuse, mais rarement dans un travail de fond.
Avec d’autres spectateurs Tadorne, je suis heureuse d’être dans cette démarche de réflexion et suis insatiable des découvertes des arts sous toutes leurs formes. Ils me transportent, m’offrent une part de rêve, me font travailler sur moi-même et le monde qui m’entoure.
Ma soif est de pouvoir continuer de soutenir des artistes qui sont dans une démarche créative recherchée, et accueillis dans des lieux ouverts et respectueux de ces engagements.
Les arts sont vivants, tout comme les spectateurs et les structures qui les promeuvent.
Il y a quelques semaines, Nathalie Marteau, Directrice du Théâtre du Merlan, Scène Nationale à Marseille, m’a envoyé une lettre recommandée (lire ici). C’est probablement une première : un établissement public culturel mobilise du temps, de l’argent public et un service de communication pour intimider un spectateur.
Depuis 2007, j’écris mon inquiétude autour du projet artistique de la Scène Nationale du Merlan où une politique de communication «branchée» masque un travail de proximité comme en témoigne les nombreux échecs de ses actions dans les quartiers:
– L’échec du «Quartier créatif» à la Busserine dans le cadre de Marseille Provence 2013 dont le Merlan est l’un des coproducteurs (lire ici, la lettre à Aurélie Filippetti).
– La menace de licenciement à l’encontre d’une des salariées du Merlan (lire ici).
Encore dernièrement, dans le cadre de «Cirque en capitales», la majorité des spectacles proposés «vagabondent» de la Criée, au Gymnase, d’un temple protestant à une banque, loin de son port d’attache, le quartier du Merlan.
En juin 2012, j’avais écrit un article questionnant ouvertement la dérive de ce théâtre (le mot faillite étant entendu au sens financier et moral du terme).
Ma parole libre de spectateur dérange Nathalie Marteau…Il semblerait que ce dernier article ne lui ait pas plu jusqu’à faire l’objet de ce courrier recommandé où elle me menace à demi-mot de poursuites dans le cas où je n’accepterais pas l’entretien qu’elle propose.
Je suis prêt à me prêter à cet exercice, à condition qu’il soit médiatisé, en présence d’un journaliste afin de:
1) Porter à la connaissance du plus grand nombre les questions légitimes d’un spectateur sur l’abandon d’un quartier et les réponses que Nathalie Marteau apportera pour éviter les «contre-vérités».
2) Faire entendre une parole singulière de spectateur qui s’inquiète de la dérive d’un théâtre dont la programmation est monopolisée par la «magie» et quelques artistes régulièrement invités au détriment d’autres esthétiques (danse, théâtre, …) pourtant incluses dans son cahier des charges.
3) Permettre à Nathalie Marteau d’expliciter sa politique de communication, son coût, son sens, dans un contexte de restriction budgétaire où artistes et équipements culturels participent à l’effort de redressement des comptes publics.
Je compte sur le professionnalisme du service de communication du Théâtre du Merlan pour organiser ce rendez-vous public.
Ainsi, les intimidations d’un théâtre envers un spectateur quitteront la sphère privée pour nourrir le débat autour d’une politique qui, jusqu’à preuve du contraire, relève du domaine d’un Service Public.
Comment accueillir l’art contemporain dans une ville ? Peut-elle faire «œuvre» ? Est-ce suffisant d’installer à quelques coins de rue, dans la cour d’une mairie, des œuvres et d’y poster quelques «médiateurs» chargés de diffuser la «bonne parole», le «bon regard»? Aix en Provence est l’une des collectivités de l’ensemble hétéroclite «Marseille Provence 2013», capitale européenne de la culture. Depuis le 12 février, un «parcours d’art contemporain» est proposé, imaginé par le commissaire d’exposition Xavier Douroux. Mais dans cette ville dirigée par le maire UMP Maryse Joissains, rien n’est offert sans arrière-pensée politique au moment même où elle mène une offensive médiatique pour refuser le projet de métropole marseillaise voulu par le gouvernement.
Celle qui déclarait «illégitime» François Hollande le soir de son élection…
Celle qui a mené une guerre sans merci contre les Roms…
Celle qui fustigeait en 2003 les intermittents jusqu’à porter plainte contre eux…
Celle qui écrivait dernièrement, «les valeurs qu’à Marine Le Pen, je les ai toujours défendues»…
Celle qui a menacé à plusieurs reprises de retirer ses billes de l’Association Marseille 2013…
Celle qui est largement responsable de l’éviction de Benjamin Stora du commissariat de l’exposition sur Albert Camus…
Celle qui, sur des panneaux 4 par 3 ose écrire à l’occasion de ses vœux, «notre territoire est unique, préservons-le» (c’est-à-dire de ces gueux Marseillais)…
Celle qui déploie une banderole contre la métropole à l’endroit même où est exposée l’œuvre de Xavier Veilhan…
Celle qui…
Je déambule dans la ville en tentant de faire abstraction d’un climat politique qui a abimé son image et détérioré le lien social. Mais je peine à séparer une manifestation d’art contemporain de son contexte comme si l’un ne répondait plus à l’autre. Certes, il y a les platanes colorés de petits pois par Yahoi Kusama qui métamorphose radicalement la perspective du Cour Mirabeau : cette artère commerçante et mythique tombe le masque et dévoile par magie des arbres-girafes qui élèvent mon regard au-delà du clinquant et du paraitre.
Il y a bien la statue de Thomas Houseago sur la place de l’Université pour nous rappeler que nous sommes fragilité, un corps à multiples faces partie prenante d’une humanité qui s’effondre. Mais le reste du parcours est en résonance avec la vision d’une politique qui positionne l’art comme une variable d’ajustement économique. À la Cour d’Appel fermée comme une huitre, répondent les œuvres carcérales en acier de Sofia Taboas dans lesquelles il est interdit de pénétrer…Où est la perspective ? Au Palais de Justice juché sur ses grandes marches, répondent derrière des grilles, la vision sans profondeur du bon droit de Franz West. Où est le projet ?
Mais c’est dans la Cour de l’Hôtel de Ville que la vision politique de l’art contemporain de Maryse Joissains prend tout son sens. Dépassé la banderole (imaginerait-on le même accueil sur le fronton d’un musée?), l’installation de Xavier Veilhan souffre. D’abord de notre regard. Les visiteurs s’y prennent en photo: ce geste compte finalement plus que le sens de l’oeuvre. Puis du rôle joué par une «médiatrice» de Marseille Provence 2013 qui rappelle l’interdiction d’y monter dessus même si l’artiste nous invite «à l’habiter». Alors que j’entame le dialogue, je m’effondre peu à peu en écoutant ses arguments :
– «on n’y monte plus parce que les gens l’ont abîmé»…
-«Je pense que les conditions météo détériorent plus l’œuvre que les visiteurs”
-«Non, ce n’est pas vrai»
-“Mais alors, pourquoi l’artiste nous invite à l’habiter?”
-“L’artiste n’a pas prévu que les visiteurs abîmeraient l’œuvre”.
-“Ah,…Mais quelle représentation se fait-il de « l’habitation » ? Vous et moi, habitons les lieux et leur détérioration fait partie d’un processus vital. Savez-vous qu’une maison qui n’est pas habitée se détériore?”
-“Euh…Dans tous les cas, c’est interdit.”
-“Finalement, l’œuvre posée au cœur d’une institution culturelle refuse l’interaction alors qu’elle la sollicite. Quel paradoxe ! L’art ne veut plus du lien social pour se préserver. Mais se protéger de quoi ? Ne croyez-vous pas que ce qui détériore l’œuvre est plus la banderole militante qui nous accueille que le désir des spectateurs ? Comment Marseille Provence 2013 a-t-il pu laisser valider un tel message politique?”.
Le dialogue tourne court.
Entre l’interdiction et la banderole…l’art est un objet…contre.
«Cirque en capitales», le festival phare de Marseille Provence 2013, m’ouvre vers un territoire très peu exploré dans ce blog : à savoir le «nouveau cirque». «L’Ancien» ravive les mauvais souvenirs de la seule sortie «culturelle» de mon enfance : les trapézistes me terrifiaient et risquaient leur vie. Heureusement, au vertical célébré il y a quarante ans s’est substitué un horizontal, plus «terre-à-terre», où le lien social structure les prouesses artistiques. Ce soir, le cirque INEXTREMISTE présente «Extrêmités»…Tout un programme qui commence par les recommandations d’usage (portable et photos) sauf qu’elles terminent par des remerciements appuyés à d’improbables sponsors (Total, …). Bonne ambiance assurée !
Ils sont trois sur scène, dont un en fauteuil roulant. Le décor hésite entre zone industrielle abandonnée et cirque forain déambulant avec trois planches et dix bouteilles de gaz s’installant là où plus aucun théâtre ne va…Avec ces trois-là, le cirque est à l’équilibre du drame, des peurs de l’enfance et du désir d’être ensemble… Avec ces trois-là, tout peut rapidement exploser, tant leurs relations se régulent par la présence massive de bouteilles de gaz orange, en équilibre sur des rayonnages de fortune! Leur décor me rappelle ma cabane au fond du bois…là où j’entreposais dès l’âge de six ans, les objets dérobés aux parents et où je m’inventais une autre économie, celle du don contre don. La peur que soient découverts ces drôles de jeux structurait mon rapport au monde. Avec «Extrêmités», je retrouve ma cachette et cette part d’insouciance, de méchanceté qui régissait les relations entre enfants, surtout quand l’un d’entre eux était différent. Dans le trio, Rémi Lecocq irradie la scène: sur fauteuil roulant, il est un cirque à lui tout seul, à l’image de tant d’handicapés qui doivent franchir les obstacles d’un espace public qui n’est pas pensé pour eux! Ici, on joue avec ses besoins primaires où rien ne lui est épargné…même pas la sortie (indigne) des artistes!
Dans ce cirque de méchants et de gentils, personne ne fait vraiment le poids quand l’équilibre ne tient qu’à un fil ou au déplacement d’un bouton de chemise! À la relation de pouvoir instaurée dès le début du spectacle, se substitue peu à peu un autre lien, impalpable, mais qui change le cours des choses…Pour ouvrir ce trio persécutant, entre un tiers : le public! Cela commence par une spectatrice sollicitée pour aider Rémi Lecocq à lacer ses chaussures. Elle reviendra à plusieurs reprises pour faire contre poids notamment lors d’une danse où l’expression «s’envoyer en l’air» n’a rien de trivial ! À un autre moment, alors que les bouteilles de gaz volent entre les deux circassiens, … (à la demande de la compagnie, la suite de cette phrase est supprimée…)!
Cette médiation du public entre “valides” et « invalides » change radicalement la donne. La peur, la souffrance (décidément, processus récurent dans ce festival) se métamorphosent au profit d’un jeu avec le public, quitte à infantiliser les artistes (moment savoureux où une partie de ping-pong ne tient qu’à une sucette dans la bouche…) : est-ce donc le prix à payer pour que vivent les créateurs ?
Ce “nouveau cirque” donne à Rémi Lecocq et au public une puissance vitale incroyable. Au corps qui ne peut plus, la relation créative prend le relais et se permet tous les risques, même avec des bouteilles de gaz. Peu à peu, c’est notre représentation du corps performatif qui change : il n’est plus synonyme de force, mais de capacité à relier les uns aux autres.
Dans ce travail minutieux, j’ai ressenti leur création lumière comme une invitation permanente à ouvrir ces chemins de traverse qui n’ont d’explosif que nos peurs de les emprunter.
Pascal Bély – Le Tadorne.
«Extrêmités» - Cirque inextremiste – Au CREAC à Marseille dans le cadre de Marseille Provence 2013.
«Conte d’amour», le titre fait immanquablement penser aux variations littéraires autour de ce genre habituellement destiné aux enfants. On le sait, les contes sont rarement innocents; qu’ils soient merveilleux, rouges, bleus, cruels ou tragiques, ils recèlent toujours une part énigmatique qui échappe à la lecture en surface. Ce sont les miroirs déformants de nos fantasmes et désirs que la raison raisonnante tend habituellement à museler. Par-delà le plaisir du divertissement, ils interrogent les structures fondamentales de la parenté, l’élaboration psychique d’une mythologie personnelle, le lien de tout individu avec un récit fondateur.
Lorsque l’on se prépare à assister à «Conte d’amour» de Markus Öhrn au Théâtre de Gennevilliers, on se dit alors que le titre sera doublement trompeur. De conte et d’amour, il risque de ne pas y avoir de trace durant le long trajet de la représentation (3 heures). La pièce, inspirée par le comble de l’horreur (l’histoire de ce père autrichien qui séquestra des années durant sa fille et lui fit des enfants), suscite en elle-même de nombreuses appréhensions. Je repense à l’expérience cinématographique de Salo ou les 120 journées de Sodome, dernier film tourné par Pasolini avant sa mort : l’enfer carcéral ; la réduction de l’humain au rang d’animal, d’objet du désir, puis sacrificiel ; le lien établi entre désir et fascisme, possession d’autrui et pulsion de mort. Mais surtout, la beauté froide et absolue, rigoureusement planifiée, qui émane de l’horreur la plus abjecte. C’est-à-dire, le trouble provoqué par le film lorsqu’il nous met face à l’ambigüité de notre propre désir, opérant alors la seule véritable transgression : l’abolition de la frontière entre «eux» et «nous», les acteurs et les spectateurs, la barbarie et la culture, la fiction et le réel. Durant le trajet, je repense également à d’autres expériences théâtrales qui, avec plus ou moins de bonheur, avaient tenté le parti-pris de la radicalité lors des dernières éditions du Festival d’Avignon : les spectacles de Jan Fabre, Pippo Delbono, d’Angélica Liddell, de Steven Cohen. En un mot, je m’attends à soutenir une décharge d’intensité peu commune, loin de ce que l’anti-titre laisse supposer.
Bien entendu, le conte, au sens propre, vole en éclats lorsqu’il s’agit de théâtre. Il se retrouve alors disséminé en objets de mise en scène. Celle-ci repose sur un dispositif ingénieux qui mêle les supports visuels : un écran géant sur la gauche ; la reconstitution d’une banale maison sur deux étages, l’un visible, l’autre opaque, car recouvert d’une bâche ; et enfin, deux autres grands écrans. Le travail de plasticien de Markus Öhrn est perceptible, sans pour autant qu’il s’agisse là d’une innovation absolue. Dans la perspective du Festival d’Avignon par exemple, rappelons que l’ouverture à la vidéo date de 1967 et la diffusion de La Chinoise dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes. L’hybridation des formes était déjà à l’œuvre l’année précédente avec Le Boléro de Ravel mis en scène par Béjart et le sera l’année suivante avec l’irruption du Living Theatre.
L’image inaugurale de la pièce a valeur de programme : l’écran de gauche diffuse longuement l’édification d’un mur de briques grises. Pendant ce temps, le père, à l’étage, fornique des poupées gonflables, tourne en rond, semble une bête en cage et en rage. Le son, particulièrement désagréable, accompagne l’image : le contact grinçant de la truelle et de la brique glace le sang. Le mouvement est continu, implacable. On se doute que la vidéo illustre l’enfermement des enfants dans la cave, voire du père dans sa folie. On imagine également que le dispositif est destiné à s’étendre aux spectateurs, désormais cloîtrés dans l’espace de la représentation. Le mur est visible, Markus Öhrn joue cartes sur table. Mais pour visible qu’il soit, il ne se situe pas forcément là où le spectateur (ni le metteur en scène ?) le pense.
La séquence s’achève, le père déplace un meuble, découvre une petite porte de sortie camouflée. Tel un insecte, il s’y engouffre et disparaît de notre champ de vision direct. Le jeu théâtral sera à présent l’objet d’une médiation par l’image : un dispositif de caméra surveillance et une mini-caméra maniée par les comédiens auront la charge de capter l’action. Celle-ci est diffusée sur les deux écrans du haut. Le dispositif devrait être anxiogène, d’autant que la pièce est plongée dans l’obscurité la plus totale. Mais le mur de brique, la médiation par l’image, l’absence de parole, tout concourt à la mise en place progressive d’un théâtre de la distanciation dont l’effet serait d’amortir le choc de la cruauté annoncée. Le père ne vient pas les mains vides : il apporte lumière et nourriture à ses créatures. En un mot, il est porteur de vie dans ce lieu mortifère (est-ce une crypte ?). Lorsqu’il descend l’escalier, une voix d’enfant entonne : «Les enfants ont faim. Les enfants ont soif». Peu à peu, de la pénombre, émergent leurs corps. Immobiles ou s’adonnant à la répétitivité d’une gestuelle frénétique, ils créent le malaise. Bizarrement, cette impression n’est pas morale, mais est esthétique : pourquoi donc faire interpréter la jeune fille par un comédien travesti pour l’occasion ? Et le bébé par un adulte ? Une nouvelle fois, l’illusion réaliste est balayée d’un revers de main pour laisser place à une mise à distance. Mais contrairement aux enfants de ce père, la créature va échapper au metteur en scène. L’irruption de l’esthétique queer dans ce contexte apparaît comme un placage de stéréotypes sur l’homosexualité (le rose, la pose, etc.) Pourquoi donc s’attarder complaisamment à exhiber à ces signaux ? Le père donne à manger à ses enfants de la junk food, symbole de la société capitaliste. La dénonciation du nihilisme contemporain est déjà une vieille antienne, le problème se corse avec sa traduction scénique. Elle mise sur l’étirement des scènes, l’attention portée au détail insignifiant, le passage du silence au cri. Markus Öhrn critique la macdonaldisation des corps et des esprits en nous montrant, de longues minutes durant, des hamburgers. La distanciation, alors, devient incontrôlable : malgré le mur, je sors de la pièce, et j’observe, de loin, la manipulation opérer à vide.
Et pourtant, la musique joue son rôle, les positions parent/enfants, bourreau/victimes s’intervertissent, les moments obscènes finissent bien par arriver, le chaos par jaillir sur scène. Les actions s’enchaînent, la théâtralité perd en substance et prend au fur et à mesure la forme d’une performance scénique. L’aléatoire semble régner sur scène, les objets du quotidien sont détournés de leur fonction première et agissent comme révélateur de pulsions enfouies. Les corps sont mis à nu et ça crie beaucoup. Dès lors, je m’interroge sur un dispositif qui globalement m’apparaît comme boiteux : est-ce la cruauté qui pervertit la distanciation ou au contraire la mise à distance qui atténue la portée des moments crus ? La coexistence des deux, en tout cas, pose question. Et le discours n’en finit pas de patiner, les rares fois où le verbe prend corps. Toute la pièce oscillera entre mise à distance et mise à l’épreuve, sans pour autant que le propos gagne en consistance ou qu’une esthétique vienne rehausser le spectacle. Je m’échappe en sautant le mur et sors profondément déçu…
Je repense alors à un autre travail, celui, intitulé « Anticorps », et présenté actuellement par Antoine d’Agata, à BAL à Paris. Lui aussi travaille les images, cette fois en tant que photographe. Mais enfermer son œuvre dans cette appellation serait en limiter la portée. L’exposition se déroule en deux temps : le premier, au rez-de-chaussée du BAL, donne à voir un film sans image. Nous fixons le noir comme étendue, comme épaisseur mentale, morale, cosmique. Seules les paroles comptent. Ce sont celles, délicatement littéraires, de prostituées racontant les affres de leur rencontre avec la drogue. Pas d’image autre que celle issue du verbe.
Puis, à la manière du père de Conte d’amour, nous prenons l’escalier pour descendre dans la pièce centrale. Chambre mortifère ? Crypte ? Cette pièce unique, entièrement recouverte sur les quatre côtés de photographies d’Antoine d’Agata, impressionne d’emblée : nous voilà pris au piège. Mais moins celui de la manipulation que de la beauté convulsive. Les corps sont là, ouverts au sexe, à la drogue ou à la guerre. Les visages sont crus, et quand ils nous regardent, ils le font froidement. L’univers tremble dans cet espace clos. Les images aussi : photographie, peinture, cri, tout est flux qui se recompose en se décomposant. Tout est poreux. La médiation de l’appareil photo est elle-même atteinte par cette perforation : tout s’expose au-dehors. L’artiste en premier, qui met sa peau sur la table, littéralement. Son corps est une présence exacerbée, morcelée, sacrifiée. Ses photographies sont au présent, car on pressent que la mort rôde et qu’elle le renifle ; l’enfermement de cette salle n’est qu’une protection illusoire.
Aucune volonté de distanciation. Les corps sont des lieux de passage : du temps, de la drogue, de la mort…de la vie. Alors, la photographie arrache des morceaux de chair avant la putréfaction. Des morceaux de vie avant la fin. Mais ce trésor est de feu, et n’en finit pas de brûler son support. Les photographies dansent autour de nous. Elles brûlent. Car, et cela saute aux yeux, tout est porté par une irrépressible nécessité : celle de voir, de vivre, de sentir, de montrer. Nécessité, le mot est là. Ou, pour reprendre l’aphorisme que Robert Bresson applique au cinéma, mais que nous pourrions étendre à ce travail époustouflant, de révéler «la force éjaculatrice de l’œil». (Notes sur le cinématographe).
Et si, le vrai conte d’amour se trouvait au BAL…et les « anticorps » à Gennevilliers ?
"Conte d'Amour" de Markus Öhrn au Théâtre de Gennevilliers du 2 au 7 février 2013.
"ANTICORPS" d’ANTOINE D’AGATA Le Bal, 6, impasse de la Défense, 75018. Jusqu’au 14 avril 2013.
Je me suis toujours méfié du cirque que j’ai longtemps associé aux jeux du même nom ! Le spectaculaire, l’exploit bloquent mes ressentis surtout quand les applaudissements réguliers du public empêchent le sens de faire silence…Cette année, Marseille et sa «métropole» sont capitale européenne de la culture et proposent «Cirque en capitales». Ici et là, des chapiteaux se montent (ou se démontent à cause de mistral…) pour accueillir toute la diversité d’une discipline qui semble avoir fait un travail important pour se renouveler et s’ouvrir au langage complexe du corps (doit-on y voir l’influence de la danse contemporaine ?).
Ce soir à Arles, nous sommes invités à prendre place sur des petits gradins de bois au centre de l’Église des Frères Prêcheurs. L’ambiance est glaciale et le moindre bruit résonne. Cela force l’écoute. Groupé, le public se tient chaud…Deux hommes arrivent (Rémi Luchez et Olivier Debelhoir). L’un blouson cuir, pantalon noir…L’autre chemise et jean’s de travail. L’un préoccupé…L’autre, mystérieux. Qui est qui ? D’où sortent-ils pour nous scruter de cette façon, pour provoquer nos rires un peu nerveux ? Je me vois déjà descendre dans l’arène et entrer dans la mêlée pour en découdre avec ces deux zozos. Leur regard défiant en dit long sur l’état de tension qu’ils veulent instaurer: le cirque serait-il une relation circassien – spectateur qu’il faudrait tendre, détendre, transformer jusqu’à la limite, celle où nous pourrions décrocher, applaudir à tout rompre ou nous barrer. Dès les premières minutes, je me formule une hypothèse : «Nichons là» sera un corps à corps, un corps à matière, une lutte entre pulsions de pouvoir et désir d’art…Le propos pourrait paraître un peu binaire et pourtant : ces deux-là travaillent notre relation au cirque à partir d’une succession d’exercices comme autant de métaphores d’un lien complexe entre notre désir d’exploit et la nécessité vitale de ressentir la fragilité dans toute chose pour rester éveillé, vivant, créatif. Je ne suis pas déçu. À tour de rôle, ils vont défier l’équilibre et mobiliser toute une palette de ressentis pour créer la communication (de l’empathie joyeuse, à la gravité ; de l’écoute à la mise à distance par l’humour ; de la participation à l’imprévu,…).
Ici, le temps du spectaculaire s’efface pour laisser place à celui de la poésie qui met en rime corps et matière, où chaque numéro est un alexandrin avec sa propre musicalité.
Ici, l’échelle ne tient debout que par une tension entre équilibre et déséquilibre : monter haut, c’est accepter d’articuler le vertical et le transversal.
Ici, la pile de carrés de bois sur la tête provoque la danse d’un corps fragile à la recherche de notre regard qui soutiendrait le tout : la beauté se niche dans cette interaction là !
Ici, la pelle n’est mécanique que par la détermination d’un homme qui relie la matière et la pensée.
Toutes ces articulations que nous séparons par la force (jusqu’à la bagarre où l’un fracasse l’autre !), ces deux artistes les relient par la recherche de la relation, de l’interaction. Du classique pot de fer contre le pot de terre, ils nous proposent le pot de terre qui voit loin parce que son corps est boussole, au pot de fer qui n’est en équilibre que par la force d’un battement d’ailes de papillon. Ils ne sont forts ensemble que par le regard que nous portons sur eux : dès lors, deux jeunes filles du public sont sollicitées pour ouvrir leurs mains et accueillir l’un d’entre eux afin que le pot sur sa tête ne se fracasse pas. C’est l’énergie de cet accueil qui permet à l’autre d’enchainer avec sa chaise de métal pour une danse où communiquer en déséquilibre est un exploit !
Peu à peu, me voici embarqué dans leur univers de Far West où nos deux cowboys accueillent des spectateurs indiens afin de créer ensemble l’espace où l’équilibre n’est qu’une utopie, où le déséquilibre est une force pour ouvrir des possibles.
Mes mots ne suffisent plus pour exprimer où ces deux gars se sont nichés…C’est ma chute.
Pascal Bély – Le Tadorne.
« Nichons là » de l’Association des Clous au Théâtre d’Arles dans le cadre de « Cirque en capitale » les 1er et 2 février 2013.
Depuis combien de temps ne me suis-je pas rendu au Théâtre Gyptis à Marseille ? Géré par la Compagnie Chatât-Vouyoucas, ce lieu n’a jamais nourri mon cheminement de spectateur. Cette année, l’association Marseille Provence 2013 coproduit «Macbeth», mise en scène par Françoise Chatôt. Confiant, je suis prêt à me laisser surprendre en rêvant d’un théâtre ouvert, généreux, renouvelé…N’est-ce pas là une des missions de la capitale culturelle ?
La salle est plutôt clivée : des rangées de spectateurs âgés côtoient celles occupées par une classe de terminale. J’entame la conversation avec une jeune fille : ils viennent tous d’un lycée d’Aix en Provence où ils apprennent plusieurs langues et s’exercent à traduire des textes classiques, dont Shakespeare. Ses désirs d’ouvertures nourrissent ma vision de spectateur curieux. Notre échange est interrompu par une longue annonce où sont énumérés des rendez-vous auxquels nous sommes conviés au cours des prochains jours : des universitaires vont se bousculer pour distiller la parole savante autour de «Macbeth». Spectateurs obéissants, cultivez-vous ! Cette approche du lien spectateur – lieu est effrayante.
Finalement, le cadre est posé: une jeunesse prête à s’ouvrir sur le monde et un spectateur-blogueur désireux de promouvoir la capitale culturelle par le théâtre. La première sera prise de rires convulsifs tandis que le deuxième fulminera d’assister à un art vivant aussi dépassé, sans âme, mais avec probablement un joli budget.
Le visionnage de la vidéo mérite peu de commentaires. Ce que l’on voudrait nous faire admettre comme du mouvement n’est qu’une suite de gesticulations. Il n’y a aucune corporalité du texte dans la mise en scène : juste des corps droits, prisonniers de costumes, comme si les comédiens enfilaient une camisole de force, celle imposée notamment, par la traduction ampoulée de Jean-Michel Déprats.
La modernité se résume ici à une vidéo sans profondeur : elle n’est que décor, à l’image d’un plateau sans relief (tout juste, descendons à la cave comme si on allait y chercher le bon vin…). Tout est de haut en bas et vous tombe dessus. La pièce est si séquencée que l’on en perd le sens de l’œuvre : avec Françoise Chatôt, le pouvoir est un statut comme si elle ignorait qu’il est surtout un jeu ! Rien ne transpire des interactions : une certaine idée du théâtre impose les mots contre le corps, le savant contre l’émotion, le paraître contre le biologique. Je ne m’étonne plus de voir la poussière se soulever du plateau et des costumes : elle est partie prenante du jeu.
Je fais donc un rêve pour les jeunes étudiants d’Aix en Provence et pour les habitants du quartier de la Belle de Mai…Qu’un nouveau théâtre puisse les accueillir…
Pour qu’avec les artistes belges, ils puissent s’émouvoir de tout leur corps pour en rire…
Pour qu’ils se perdent dans le travail vidéo de Fabrice Murgia et approcher son théâtre circulaire….
Pour qu’ils ressentent un lien social régénéré avec le théâtre argentin…
Pour qu’ils s’humanisent en gueulant avec l’italien Pippo Delbono…
Pour qu’ils osent embarquer avec Claude Régy vers des contrées inconnues…
Pour qu’ils goutent au théâtre dansé de Maguy Marin…
Pour qu’ils s’épatent de culot des Allemands quand il s’agit de mettre en scène Shakespeare…
Pour qu’ils découvrent l’engagement de jeunes metteurs en scène régionaux qui croisent danse, théâtre et arts plastiques…
Pour qu’ils s’évadent définitivement de ce théâtre pénitencier.
Pascal Bély – Le Tadorne.
« Macbeth » de Shakespeare, mise en scène de Françoise Chatôt au Théâtre Gyptis du 22 janvier au 9 février 2013.
Je souhaite commencer cet article par une prise de parole salutaire : «Les catholiques, juifs et musulmans intégristes, les copéistes décomplexés, les psychanalystes œdipiens, les socialistes naturalistes à la Jospin, les gauchos hétéronormatifs, et le troupeau grandissant des branchés réactionnaires sont tombés d’accord ce dimanche pour faire du droit de l’enfant à avoir un père et une mère l’argument central justifiant la limitation des droits des homosexuels.» Nous sommes au surlendemain de la manifestation contre le mariage pour tous du 13 janvier 2013. L’article publié dans Libération de Beatriz Preciado, philosophe, directrice du Programme d’études indépendantes au musée d’Art contemporain de Barcelone, est saisissant. Elle y explique comment l’idéologie naturaliste et religieuse refait surface en s’inventant un enfant fantasmé. «L’enfant que Frigide Barjot prétend protéger n’existe pas. Les défenseurs de l’enfance et de la famille font appel à la figure politique d’un enfant qu’ils construisent, un enfant présupposé hétérosexuel et au genre normé. Un enfant qu’on prive de toute force de résistance, de toute possibilité de faire un usage libre et collectif de son corps, de ses organes et de ses fluides sexuels. Cette enfance qu’ils prétendent protéger exige la terreur, l’oppression et la mort». Elle poursuit sa démonstration en évoquant ses souvenirs d’enfance et le travail colossal qu’on dû entreprendre ses parents pour qu’ils acceptent son homosexualité. Cet article est important, car il pose les enchevêtrements complexes entre structure familiale, contexte politique, et dogmes religieux dans lesquels la parole de l’enfant n’est qu’une variable d’ajustement.
C’est au théâtre que l’on peut l’entendre. C’est à Istres, au Théâtre de l’Olivier où l’auteur et metteur en scène Fabrice Murgia propose l’une de ses dernières créations, «Les enfants de Jéhovah» («…et de Frigide Barjot ?, NDLR»). Comment une secte peut-elle «engendrer» des enfants ? Comment se substitue-t-elle aux parents et par quels processus ? Avec ce spectacle, Fabrice Murgia fait résonner sa parole de petit-fils et rend hommage à son père, enrôlé petit et qui quittera la secte une fois adulte. Mais avant d’entrer sans effraction dans sa famille, une vidéo nous accueille. Un enfant italien répond à des questions sur le plaisir. Il crève l’écran. Il évoque sa sexualité et sa quête : chercher «la belle vie plutôt que de faire la guerre». Sa vérité l’éloigne de l’innocence dans laquelle nous désirons l’enfermer, à une vision du monde qui ne vaudrait pas grand-chose. Cette parole me saisit par sa force : Fabrice Murgia n’a plus qu’à dérouler sa vision d’artiste et d’enfant-adulte sur sa famille.
«Les enfants de Jéhovah», est une magnifique prise de parole qu’il restitue à tous ses ancêtres. Il convoque une scénographie où la porosité entre réalités historique et psychique est sublimée. L’absence de propos linéaire, la vidéo comme prolongement du langage des corps et des mots, la présence fantomatique de trois femmes, propulsent le passé d’immigrés italiens des grands-parents dans notre actualité. Aux témoins de Jéhovah d’hier («je suis là pour vous écouter et commenter l’actualité») répond la religion consumériste d’aujourd’hui qui capte les désirs pour les métamorphoser en pulsions (qui commente pour nous éviter de penser par nous-mêmes ?). Tout est lié et Fabrice Murgia crée le dialogue entre une grand-mère proie des Jéhovah, une tante endeuillée par un frère qui ne reviendra plus dans les filets de la secte et la figure de Saint-Nicolas restituée à l’enfant après lui avoir été confisqué pendant tant d’années. Me voici immergé dans un système familial dont je saisis les enchevêtrements sans que cela réduise. Il y a dans ce propos de profondes similitudes avec la prise de parole de Beatriz Preciado, amplifiée par l’apparition sur l’écran du jeune visage de Fabrice Murgia. Il prend soin de formuler sa vision à partir d’un texte de toute beauté. C’est un vivant poème fort et libre qui prolonge celle de l’enfant italien et disqualifie toute approche d’un enfant normé…
« …/….
Pour avoir été perdu dans l’usine, perdu parmi les siens, je dédie ce spectacle à mon père… je dédie ce spectacle à tous ceux qui rêvent plus qu’ils n’ont peur… au monde de l’enfance qui n’a pas besoin du Ciel.
Parce que les adultes croient que les enfants sont des bons à rien, mais peut-être que les enfants sont supérieurs aux grands parce qu’ils ont une autre façon de penser ils imaginent les choses plus belles plus pures tandis que les grands les voient avec laideur
Comme toi”.
Beatriz, Fabrice, enfants de deux papas, de deux mamans, toi, moi…Je vous rêve.
Pascal Bély – Le Tadorne.
« Les enfants de Jéhovah » de Fabrice Murgia au Théâtre de l’Olivier à Istres le 18 janvier 2013.