Francis Braun : Ah bien sûr, ces oppositions sont saisissantes. Ces contrastes et ces contraires sont là pour mettre en branle nos idées reçues sur la Religion, sur ces Papes, ces “rois du looping arrière”, ces Fantômes qui ont arpenté cette scène icône. Qu’en est-il en effet de ce lieu mythique? Le Mur de la Cour d’Honneur, un certain Mur des Lamentations, ce mur qui a reçu en pleine figure tant d’acteurs, tant de danseurs. J’ai aimé ces sols lino-usés, ce confessionnal – peep-show, ces tombeaux érigés, cet homme aveugle cheveux-rouges – canne blanche, chef de fils d’acteurs si tristes, nonchalants et sans âme. Mais merde, le Théâtre qui vire en opéra, c’est lancinant ! Au bout de 10 minutes, c’est déjà long, on commence à s’ennuyer. On attend qu’ils disent, qu’ils crient…on attend la surprise…Ca y est ils baisent, font semblant, la copulation des Bien-pensants. Après l’orgasme, ils reprennent leur place sur les tombeaux.
Pascal Bély : Mais pourquoi crier ? Précisément, c’est long, lancinent, parfois silencieux parce que le temps pour retracer cette Histoire n’a peut-être pas grand-chose à voir avec un théâtre de texte. Ici, les corps sont la chair de l’Histoire ! Comment imaginer que cela puisse aller plus vite alors que le catholicisme nous imprègne (presque charnellement) depuis tant de siècles ! Ces quinze acteurs parlent peu et la lenteur permet bien des audaces, car elle relie en continu l’histoire et notre contemporalité : entre un passé lointain où le pouvoir religieux s’autorisait bien des extravagances silencieuses et notre époque où la perte des valeurs fait un bruit assourdissant. Marthaler joue sur la musicalité de ce bruit tout en évitant de nous rendre sourds. Et lorsqu’il faut laisser la place à la fureur, aux cris, il convoque une musique hybride, mélange de classique et de percussions modernes, qui fait trembler les murs et les gradins. D’un coup, l’intérieur du Palais des Papes incarne le vacarme de ce que la religion a détruit au dedans de chacun de nous.
Francis Braun : Je vous accorde ma bienveillance….Je trouve que vous donner un réel sens a des images que je n’ai pas senties. Votre position m’intéresse vraiment…mais hier soir, je m’attendais à une autre vision de l’histoire des Papes d’autant plus je ne connaissais rien de Marthaler. J’aurais aimé me laisser aller, vers une candide découverte comme portée par on ne sait quelle magie. J’ai été assommé par la lourdeur de la volonté de dire, d’oublier la poésie et le drame, de ne faire du texte qu’un bavardage banal….Le passage sur les mensonges, ceux qui parlent pour Dieu, le son amplifié des mangeurs de sandwichs, la symbolique des vêtements, la lessive des accoutrements papaux, les règlements de compte conjugaux. A-t-on besoin de tous ces artifices caricaturaux pour déchiffrer les travers de l’Histoire ?
Je comprends la volonté de “rendre politique et social” toute expérience théâtrale, mais assez du symbolisme et des images appuyées. Pascal, la chair de l’histoire, je veux bien, mais pourquoi est-elle incarnée par une horrible lassitude, une tristesse annihilant, par une parodie ironique et fatigante mimée par des zombies tristes, hagards et qui ne veulent, ni ne peuvent rien laisser transpirer ? En fait, ils parlent tous au nom d’un Dieu-Espoir qui ne trouve aucun écho chez eux. Mais tout d’un coup une belle lumière éclaire le tout, mais vient-elle apporter autre chose ?
Pascal Bély : J’ai ressenti cette lassitude. Enfin, Marthaler se lasse de son théâtre où l’ironie vous prend à la gorge à chaque instant. Ce processus était ovationné l’an dernier au Festival alors que je le dénonçais ! Cette proposition est à l’image de notre époque : le cynisme a remplacé toute proposition. Comment imaginer que le théâtre puisse (pour l’instant) proposer autre chose dès qu’il s’attaqu
e au pouvoir? Il est lui aussi en crise de sens. D’ailleurs, il est étonnant de constater qu’Anna Viebrock a plus de propos que le metteur en scène. Ne doit-on pas y voir une prise de pouvoir progressive des scénographes?
Francis Braun : cher Pascal, je tiens à cette parenthèse….Vous allez me dire que Pina Bausch est ma seule référence et que l’on ne doit pas penser à elle dès que l’on voit une ribambelle de gens arpenter en file indienne un plateau de théâtre… Chez elle, ses acteurs, ses hommes, ses femmes (je dis bien “ses”) incarnaient la violence, le désir, l’ironie, l’intérêt, la connivence, le témoignage, le clin d’oeil. Leusr yeux, leur regard portait en eux la violence de leur Histoire, la violence de l’Histoire. De leur sourire, se déversaient l’actualité, le bonheur, l’angoisse et la tristesse. Pas d’artifice, seulement la légèreté du Satin. Hier soir, rien de tout cela, ces gens pauvres dans leurs vêtements, ni beaux, ni laids, ni envoûtés, ni passionnés…Ni à l’intérieur d’eux-mêmes, ni à l’extérieur, juste là au service d’un Opéra-Théâtre tellement lourd…. Pourquoi pas d’Expressionisme, pourquoi pas d’incarnation… Comédiens sont-ils?
Pascal Bély : C’est très émouvant ce que vous m’écrivez. Marthaler a probablement réduit votre regard de spectateur, là où je me suis amusé. Vous étiez à terre, atterré. Je vous ai envoyé plusieurs fléchettes amicales pour vous réveiller. Vous avez presque abandonné puis, par un réflexe vital, vous vous êtes souvenu de Pina Bausch, disparue l’an dernier. Et là, le spectateur revit ! Nous voilà sur la même longueur d’onde. Pina n’est plus et Marthaler joue la partition d’un pays lourd, passif. Il ne voit pas que le monde change. Ce soir, au Festival d’Avignon, nous en avons peut-être fini avec ce théâtre-là.
Pascal Bély, Francis Braun- www.festivalier.net
“Papperlapapp” de Christoph Marthaler et Anna Viebrock, à la Cour d’Honneur du 7 au 17 juillet 2010 dans le cadre du festival d’Avignon.
Crédit photo: Christophe Raynaud De Lage