L’expression « besoin de faire le vide » est couramment utilisée tandis que nous atteignons la frontière. C’est alors que nous posons des limites, bien que nous préférions parfois amplifier le désordre. Il n’est pas rare que le théâtre participe à ce processus : combien de fois affirmons-nous, « cette pièce a fait le vide en moi » en référence à une résonance, à moins qu’elle nous ait permis de « ne pas nous prendre la tête ». C’est au choix. Il existe aussi des oeuvres sur le vide projetant le spectateur dans l’espace du néant à l’image du « monde merveilleux de Dissocia » d’Anthony Neilson, traduit et mise en scène par Catherine Hargreaves.
Alors que nous connaissons une crise de civilisation sans commune mesure depuis la Deuxième Guerre mondiale, force est de constater que certains metteurs en scène ne s’embarrassent pas de la question ! Catherine Hargreaves nous a donc déniché ce texte où l’auteur britannique « s’attache à trouver de mettre en scène ce qui se passe dans la tête des gens, seul lieu qui, théoriquement, reste inviolé par la police, la société de consommation et l’actualité. C’est un lieu absurde, inconnu, mystérieux, passionnant et infiniment théâtral ». Quelle trouvaille ! Et que lui inspire ce lieu ? Accrochez-vous. En revenant d’un voyage à New York, Lisa Jones a perdu une heure si bien que sa vie ne tourne plus tout à fait rond. Pour la retrouver, un horloger Suisse lui recommande fortement d’aller à Dissocia, lieu imaginaire, peuplé d’hommes et de femmes égarés. Et là, que trouve-t-elle ? Un monde absurde, une société qui marche à l’envers de la nôtre, où quelques unes de nos névroses sont amplifiées (l’obsession sécuritaire, les politiques de prévention, …). Ce « lieu » n’est que l’espace de la farce. alors qu’il est l’univers du fou. Soit. On est bien sûr priés de se plier en deux. Quelques spectateurs s’aventurent sur ce terrain tandis que beaucoup restent figés. Entre ces acteurs qui confondent une scène avec un plateau d’une émission de télévision censée libérer du temps de cerveau disponible et notre désir de chercher au théâtre quelques questions sur l’avenir de notre civilisation, il nous faut résister pour ne pas tomber dans le vide. Outre le fait que le texte est mineur, la mise en scène court après le bon mot, le geste drôle, la posture décalée. À aucun moment, on ne ressent une mise à distance du metteur en scène. En effet, elle aurait pu créer un espace imaginaire autour de cette heure perdue (après tout, nous aurions pu nous y projeter). Mais elle préfère guider ces acteurs vers des numéros d’équilibriste où le corps se débat, prisonnier du déguisement. Comment est-ce possible aujourd’hui de confondre à ce point la déraison avec la bêtise ? Ici, le fou est débile. Consternant.
Le deuxième acte accentue le naufrage. La farce est terminée. Retour au bon vieux « théâtre bourgeois ». Alors que Lisa se retrouve à l’hôpital pour troubles psychiques (ouf, le spectateur peut voir à quoi il a échappé!), Catherine Hargreaves nous propose quelques effets empruntés à l’auteur et metteur en scène Joël Pommerat (deux minutes de dialogue. Noir total. Autre scène. Noir total…et ainsi de suite). Délesté du comique de situation, l’acteur se fige dans un dispositif tout aussi enfermant comme pour s’excuser de l’acte précédent. Là où Pommerat provoque la sidération, Catherine Hargreaves préfère jouer à la bonne élève. À ce moment précis, rien n’est assumé. Au délire de la première partie, suit le conformisme de la deuxième ! Et pourtant, nous sommes à nouveau sur le terrain de la folie. À peine effleuré. Le vide me submerge comme si je n’avais rien vu, rien entendu. Avec l’étrange impression d’avoir perdu, non pas une, mais deux heures.
Je rassure les lecteurs : ce théâtre-là ne rend (malheureusement) pas fou mais juste assez vide pour faire une critique de l’inutile.
Pascal Bély – www.festivalier.net
« Le monde merveilleux de Dissocia » d’Antony Neilson, traduit et mise en scène par Catherine Hargreaves a été joué du 14 au 30 janvier 2010 au Théâtre des Célestins de Lyon.