Dans un temps très réduit, un festival nous aide à ressentir notre époque, à repérer les processus émergents de la création à l’image d’ACTORAL, festival international des arts et des écritures contemporaines de Marseille. Après une semaine, on à l'étrange impression que les propositions s'« institutionnalisent » et que l'on pourrait les retrouver dans les programmations parallèles des grands théâtres. On aurait aimé être transporté, déplacé ; percuté; nous sommes juste légèrement décalé, parfois surpris. Cela signe-t-il l'inquiétante paralysie des programmateurs à l'heure de la réduction des budgets et de la précarisation croissante des artistes ? N'est-il pas surprenant que l'éditorial d'Hubert Colas, metteur en scène et directeur d'Actoral, porte sur les espoirs envers « Marseille 2013 » comme si cette célébration pouvait à elle seule être une réponse au défi global de la création contemporaine en France ?
Retour sur une semaine trop vite passée?
Cet été, au Festival d'Avignon, le metteur en scène italien Pippo Delbono avec « La Menzogna » nous offrait un final éblouissant : seul le « fou » pouvait nous sauver de la débâcle. À Marseille, le fou est un roi qui se moque bien de notre triste sort ! Personnifié par Etienne Saglio dans « le soir des monstres », cette ?uvre de cirque étonne par son langage (entre tours de magie et théâtre burlesque sans texte). Le pouvoir s'incarne, mais Étienne Saglio peine à s'amuser avec le corps « institué » et nous inflige des mouvements plus proche d'un « one man show » que notre petit président jouent d'ailleurs à merveille. Malgré une réelle sincérité dans le jeu, l'ennui guette. Étienne Saglio a un talent prometteur, mais on aurait aimé un peu plus d'audace en lieu et place de ses numéros tuyautés qui finissent par lasser.
À côté, le fou incarné par Bonaventure Gacon détonne ! « Par le boudu » nous donne à voir l'un des clowns les plus complexes jamais rencontré. Il perd toutes notions d'espace et de verticalité. Assassin d'enfant, il va jusqu'à le manger. Pour s'asseoir ou se lever, il prend de tels chemins de traverse, qu'il peine à retrouver la mécanique de son corps. C'est un clown contaminé par notre société de consommation qui s'amourache d'un poêlon. Il finit même par engloutir n'importe quoi au risque de se casser les dents. Pour incarner nos névroses obsessionnelles d'ordre et de sécurité, il imite un soldat obéissant, prêt à tendre le bras vers Jean-Marie. Tout au long de ce spectacle drôle et subtil, me revient l'année 2002, celle où la France s'est couverte de honte. Étrange coïncidence, c'est la date de création de « Par le boudu ». Huit ans que ce clown cauchemardesque envahit nos théâtres et torture nos mauvaises consciences. Réussira-t-il à nous sauver ?
Elle aussi pourrait être un clown, mais elle est chorégraphe. Pour son anniversaire, les amis d'Antonia Baehr lui ont offert différents « morceaux » qui forment « Rire », « spectacle » qui fait le tour des festivals de création contemporaine (KunstenFestivalDesARTs, Toulouse et Actoral à Marseille). Ici aussi, le rire véhicule bien des maux de notre société. Il n'est plus cantonné à la sphère intime, mais a contaminé depuis les années soixante-dix le langage social, jusqu'à devenir un outil de domination (en référence à son omniprésence à la télévision et ailleurs), une arme du politique pour étouffer toute réflexion sur le sens. Antonia Baehr semble dire au public : « Vous voulez vous marrez, ne pas vous prendre la tête et bien vous allez être servi ! ». Alors, elle rit, nous avec, même si nous finissons par ne plus rire du tout. Nous décrochons quand la forme se perd dans sa propre démonstration. En effet, si le rire est un langage des langages, Antonia Baehr retombe parfois dans la facilité du langage?pour nous faire rire ! C'est cette rupture dans les niveaux logiques qui fait de « Rire » une forme en émergence. Sera-t-elle un jour un texte de théâtre?
Il est 23h15 et l'on ne rit plus. Le collectif italien « Ricci et Forte » invite cinq spectateurs toutes les 25 minutes à monter un étage pour s'installer dans une salle de bains de la maison de Montevideo, lieu de création et de diffusion dirigé par Hubert Colas. Un homme dans une baignoire, caresse des petits canards, troublé comme s'il avait retrouvé l'objet perdu de l'enfance. À la fois loge de l'artiste et scène de théâtre, le lieu est une caisse de résonance qui finit par m'emporter. Il ne parle pas, mais nous devinons le chaos intérieur. Alors qu'il quitte le bain, sa peau porte les stigmates de l'amour à mort. Ce simple mouvement de l'eau vers nous est une séparation symbolique incarnée par le corps de cet artiste merveilleux (Guiseppe Sartori). La douleur est telle qu'il en pleure, qu'il se déchire et finit par nous exposer, sous le nez, tout ce que nous projetons dans la rupture d'un lien d'amour. Tout dégouline, tout est (à)fleur de peau et me revient subitement l'ami perdu il y a vingt ans, jour pour jour. Cet acteur, reine d'un soir, qui sublime la beauté (féminine) par peur d'aimer se trouver laid, réveille en moi une séparation qui a bouleversé ma vie. Quand le théâtre ose l'indécence avec respect, permet de sonder l’insondable, on espère retrouver Stefano Ricci et Gianni Forte.
Avec les Québécoises Renée Gagnon et Mylène Lauzon, il est aussi question de lien. Ici, c'est leur amitié qu'elle propose de mettre en espace avec une performance, « Somme : S?urs », qui laisse perplexe. Entre vidéos sur leur dialogue à distance, numéros un peu téléphonés sur leur complicité, lecture de textes souvent obscurs, on ne saisit pas les intentions des auteuses. Le malaise est d'autant plus palpable qu'à trop conceptualiser ce lien, elles finissent par le contrôler. Étonnant à l'heure où le « sensible » déploie tant de possibles.
Dans quelques temps, Pippo poursuivra notre sauvetage au cours de sa tournée en France, tandis que les artistes belges continueront d'ouvrir ce que nous verrouillons avec nos rêves d'ancien régime.
Pascal Bély – www.festivalier.net