Il m’en faut de l’énergie pour faire le voyage jusqu’à Saint Paul de Vence. À cet instant, je ressens ce même désir mêlé de crainte et de courage quand, pendant dix années, je partais vers ma psychanalyste. À Saint-Paul, des «psychanartistes» donnent rendez-vous à une assemblée de spectateurs pour une après-midi «hors cadre», savamment intitulée «du réel à la performance par la dérision». Tandis que le cynisme fait office de pensée et se propage à la vitesse d’une contamination virale, il est vital d’entendre une théorie en mouvement; nécessaire de ressentir la psychanalyse comme acte de création; urgent de décloisonner et de relier l’art à ce qu’il y a de plus complexe: l’humain. Organisé par l’A.E.F.L de Nice (Association d’études de Freud et de Lacan), ce rendez-vous qui réunit sur le plateau psychanalystes et artistes dans une ambiance cabaret des années folles, se veut un brin provocateur.
Précédée par la danseuse Vanessa Lou Zouan, Catherine Méhu, psychanalyste, s’avance vers nous, sort d’un cadre en veillant à ne pas trébucher:
«Le rire, c’est sérieux / La dérision, c’est… vital / Le réel, c’est…/Le cadre, ha ! Le cadre/ Le cadre, c’est incontournable / Et c’est contournable / Ça se lit entre les lignes. / Entre les lignes, Qu’est-ce que c’est? / Entre les lignes/ C’est une création / Un hors cadre de psychanalystes / Un hors cadre d’artistes / Un hors cadre anarchiste? / Pour des psychanalystes ? / Pour des artistes ? / Pour des « psychanartistes » alors /Pour des psychanartistes »
Ce rendez-vous verra se succéder textes, danse, musiques, chants, performances. Il est un « cadre vide / On l’invente toujours / On le traverse / Et on le déplace/ Un espace de liberté ». Cette rencontre entre la psychanalyse et l’artiste souvent suggérée sur les scènes de théâtre européennes, prend ici corps sur ce divan du monde, dans cette « liberté créatrice / Comme une circularité / Entre matière et forme / Entre rigueur et ouverture / Entre les lignes…D’une position hybride / afin que quelque chose surgisse à l’intersection. Ils s’émancipent de leurs disciplines / Pour aller vers cette démarche créatrice. Le psychanartiste est un créatif en puissance il mène une recherche outreligne /…/C’est une recherche / C’est une mise en commun / C’est une réflexion autour d’un thème. / C’est une mise en acte de textes /…/ Une performance de psychanartistes. »
Tout est dit sur cette rencontre entre l’art et la manière, entre mots et gestes, du non-dit dans du dit, du ça dans le sur moi ! Très rapidement, la jubilation me gagne tandis que vient toquer à mes rationalités, la langue déconstruite de Valère Novarina interprétée avec profondeur par Olivier Lenoir. N’est-elle pas métaphore du langage du patient, de ces associations d’idées et de mots qui éclairent la réalité psychique ?
Quelques séquences plus tard surgit une image. L’Image. Nora Lomelet et Jean-Louis Rinaldini font un arrêt sur hommage à Jean-Luc Godard en interprétant le dialogue improbable entre le cinéaste et une femme égarée dans un néant d’apparence troublée par ses ailes du désir…À cet instant précis, je ressens les forces contraires qui nous propulsent vers l’émancipation, la liberté, «le renoncement de soi pour l’avancement de soi-même» (Louis Jouvet)
L’acteur Fabien Duprat est exceptionnel en oiseau quand il s’inclut dans le film de nos images dissociées . Sa farandole de mots empruntés à Boby Lapointe redessine son visage qu’une heure plus tard, son corps est “irradié” et désarticulé par les logiques des systèmes totalitaires. Il y a urgence à rappeler que le corps est langage.
Autre rencontre…fictive cette fois-ci entre Adolf Hitler et Sigmund Freud. À partir d’un extrait de «Vienne 1913» d’Alain Didier-Weill, les comédiens Frédéric de Goldfiem et Jonathan Gensburger incarnent les liens entre la psychanalyse et l’art. On y décèle le regard que portait Hitler sur le rapport entre contenant et contenu, signifié et signifiant, forme et matière…
À ce duo d’hommes, répond celui de deux femmes irradiantes : l’actrice Gianna Canova et la psychanalyste Nora Lomelet. L’une est complice d’un pouvoir totalitaire ; l’autre en est la victime. Côté à côte, seuls leurs visages sont éclairés. Tout les oppose…et pourtant. Entre dictature et résistance, qu’entendons-nous de cette humanité qui se débat avec ses démons et ses forces vitales ? Elles sont côte à côte et ne forment qu’une seule entité : le théâtre, espace unique, capable de convoquer des spectateurs pour ressentir la dualité entre dictature et liberté.
Saluons la performance tout au long du spectacle de la psychanartiste Michèle Zuntini guitariste classique qui s’est collée à la retranscription à la guitare de Boby Lapointe, à l’accompagnement de la mezzo soprano Isabelle Gioanni, au tango avec Gianna Canova, et d’autres créations musicales mais surtout saluons la pour son texte “Silenzio” lu par “l’irradié” qui montre son talent d’écriture.
À quelques minutes de la fin, ensemble, attablés, les psychanartistes commandent leur repas à partir d’un menu concocté avec les œuvres de Dali («Les entre-plats sodomisés» (viandes), «Les spoutniks astiqués d’asticots statistiques»). Je me lèche déjà les babines à l’idée de déguster ces mets et d’y retrouver mon enfant créateur. Il est ici, là, plus loin…Mais, croyez-le, bien réel.
Pascal Bély – Le Tadorne.
«Du réeel à la perform ance par la dérision», une mise en scène de Fabien Duprat avec Élisabeth Blanc, Catherine Méhu, Vanessa Lou Zouan De, Olivier Lenoir, Michèle Zuntini, Herns Duplan, Isabelle Gioanni, Daniel Cassini, Nora Lomelet, Jean-Louis Rinaldini, Fabien Duprat, Frédéric de Goldfiem, Jonathan Gensburger, Roger Holtom, Gianna Canova, Catherine Fava-d’Auvergne. Au Centre Culturel de Saint-Paul-de-Vence le 29 juin 2013.