Au Festival d’Avignon, la recherche décomplexée de Gildas Milin.
??? C'est un groupe de sept acteurs, circulant dans un environnement tout blanc, où sur les murs des photos et dessins de papillons sont posés telles des radiographies (de notre métamorphose en chenille ?). À terre, des canettes de bière au graphisme papillonné forment une ?uvre d'art contemporain. Avec « Machine sans cible », l'auteur et metteur en scène Gildas Millin soumet sa troupe à une expérience grandeur nature devant un public dont on ne sait plus à la fin ce qu'il fait là… Il s'agit de disserter entre amis sur « l'amour et l'intelligence ». Magnifique trouvaille que celle de proposer au groupe une telle reliance : l'irrationnel à la pensée, l'individuel au collectif, le passionnel à la construction. Nous pourrions égrainer à l'infini les combinaisons possibles. Il n'y a donc rien d'étonnant à voir le groupe élaborer des stratégies d'évitement pour contourner la question (ils en font des tonnes et finissent par lasser un peu). Le leader se prend lui-même les pieds dans le tapis et même s'il paraît touchant de naïveté, on aurait préféré qu'il fasse preuve d'un peu plus d'intelligence dans sa manière d'accompagner l'équipe. Millin semble lui aussi contaminé par ces effets de scène plus proche du café théâtre qui n'apportent pas grand-chose, si ce n'est de remplir du vide.
Il faut donc attendre (cela fait peut-être parti du processus) pour que les acteurs dévoilent leurs intentions. Inviduellement, ils tentent de répondre à la question et entrent quasiment tous dans un état de confusion où le bégaiement fait langage, où la transe communique sur l'émotionnel. Aucun n'est ridicule, mais Millin (présent sur scène) contrôle en positionnant les autres acteurs comme spectateur du solo. J'ai l'étrange sensation qu'il y a un écran entre nous et ce qui se joue. Alors bien sûr, la langue déconstruite de Millin n'est pas celle de Novarina. Il faut attendre que le corps parle pour prendre la mesure du chaos. C'est la talentueuse danseuse et comédienne Julia Cima (repéré aux Hivernales, chez Boris Charmatz) qui donne à son solo une puissance phénoménale : son corps traduit l'articulation entre « l'amour et l'intelligence ». Magnifique.
Malheureusement, la danse va progressivement s'effacer pour faire place nette au robot. Celui-ci pourrait-il réagir aux messages mentaux d'amour en modifiant sa trajectoire ? Le groupe tente l'expérience?à chacun de se faire sa réponse. L'irrationnel au c?ur du rationnel méritait un texte plus travaillé plutôt que ce «n'importe quoi » censé être en soi un acte porteur de sens. Je m'ennuie ferme jusqu'à l'imprévu : la petite amie d'Adrien (joué par Milin) vient d'avoir un accident de voiture. Le groupe fuit, vers à l'hôpital. Seul, il danse, crie, proche de la folie et de la raison. C'est un très beau numéro d'acteur, mais qui n'ouvre pas comme si Gildas Milin se perdait dans son dispositif, dépassé par ce qu'il produit. Je reste en rase campagne, incapable d'applaudir cette performance d'acteurs, dépité face au résultat alors que « Machine sans cible » porte en elle les ressorts de l'intelligence. Au final, une ?uvre « ovni », expérimentale, assumée. Pas sûr d'y voir plus clair à l'heure où l'amour se débat dans une société numérisée, ipodée, portabilisée à outrance. On patine, mais reconnaissons à Gildas Milin de mettre en scène avec créativité ses recherches d'artistes.
Au Festival d’Avignon, Superamas superpose.
??? Au gymnase Aubanel, le collectif franco- autrichien ?Superamas? propose dans une indifférence polie ?Big 3rd episode?. Cela aurait pu faire l'événement tant le style de cette proposition est étonnant, mais je cherche encore sa finalité. Je n'oublie pas que nous sommes au Festival d'Avignon.
Tout commence par une jolie chanson et les frontières se brouillent déjà. Certains spectateurs tapent dans les mains, d'autres ne bougent pas dans l'attente qu'il se passe quelque chose. Entre fond et forme, je choisis de rester à ma place: j'observe et je n'ai nullement envie de me laisser manipuler par des effets de style plutôt vains alors que je suis matraqué en longueur de journée par la publicité et autres pressions médiatiques bien pensantes. ?Superamas?, collectif composé de quatre jeunes hommes et quatre (très) belles filles entreprennent donc de nous aider à réfléchir sur les vanités de notre époque. Pour cela, ils jouent en play-back les dialogues débiles de séries américaines qu'ils répètent, entrecoupées d'un film où le psychiatre Boris Cyrulnik évoque le lien amoureux dans le couple, d'un feuilleton sur la tournée américaine du collectif pris dans les filets d'une secte, d'un texte de Jacques Derrida. Ce zapping vise à brouiller les pistes (où sont le réel, la fiction, le médiatique, le théâtre?), à mettre en réseau des champs artistiques habituellement cloisonnés.
Mais ?Superamas? se piège lui-même: pour dénoncer la perte du sens de nos sociétés ?marketing?, il utilise les mêmes ficelles qui justement nous le font perdre! ?Big 3rd episode? propose une belle scénographie qui fait écran (c'est le moins que l'on puisse dire) à une réflexion globale sur la place de l'art dans un monde globalisé, en perte de repères idéologiques, où la philosophie ne sert même plus à élever les consciences. En ouvrant pour multiplier les angles de vue, ?Superamas? pense que le spectateur peut tisser lui même les liens porteurs de sens. Outre le fait qu'il surestime nos capacités de reliance dès que nous sommes happés par des jolies formes (sic), il suggère peu pour dépasser le paraître et la vacuité de l'esthétique. À eux seuls, Cyrulnik et Derrida n'ont jamais fait une oeuvre d'art, même reliés dans un réseau créatif!
Il ne suffit donc pas de dénoncer joliment, encore faut-il créer ces sublimes transpositions qui font parler d'elles, au-delà du Festival d'Avignon.
« Tendre Jeudi » par Mathieu Bauer au Festival d'Avignon : “tournez manège !”
??? Premier spectacle, première canicule, premier bide du Festival d’Avignon. L'équation est imparable. Et pourtant, « Tendre jeudi » d'après le roman de John Steinbeck et interprété par le sympathique « Sentimental Bourreau » de Mathieu Bauer a de quoi séduire. La scène est à l'articulation d'un concert rock, d'une projection cinématographique et du théâtre de rue : tout est en place pour positionner le spectateur au c?ur d'un enchev
êtrement. Au final, il reste collé au ras du sol. Nous sommes en Amérique, après la seconde guerre mondiale, dans une petite rue d'un port de pêche, « la rue de la sardine ». C'est une communauté qui vit à la marge où solidarité, combines en tout genre, prostitution et recherche scientifique se côtoient pour former une belle fresque humaine. Doc, le personnage principal, est en proie au démon de la solitude affective que ses travaux sur les poulpes, serpents et autre animaux gluants ne peuvent combler. La rue se mobilise pour que Suzy, jolie fille fraîchement débarquée et prostituée débutante, succombe au charme de ce scientifique hors norme pendant que le groupe lance une tombola douteuse pour lui offrir un nouveau microscope. Pour nous restituer l'atmosphère de cette Amérique, Mathieu Bauer ponctue l'histoire de morceaux musicaux bien choisis, mais peine à trouver les articulations qui permettraient à « Tendre jeudi » d'être une pièce décalée et innovante. Je me surprends à attendre patiemment qu'il se passe quelque chose.
La mise en scène est lourde : elle ne parvient pas à reconstituer le groupe, ni la complexité des individus. Elle flotte, tâtonne, balade le spectateur d'un bout à l'autre de la scène à la recherche du sens. Tout est joué au premier degré (la rencontre amoureuse) et l'atmosphère devient pesante, niaise et nous fait oublier le contexte social et politique de l'époque. C'est lisse, aseptisé à l'image du jeu des comédiens qui endosse difficilement leur rôle d'acteur ? chanteur. Il faut attendre la dernière partie où Mathieu Bauer transcende le roman de Steinbeck pour en faire une ?uvre théâtrale. Ironie du sort, c'est le cinéma qui l'aide à donner du relief à ses personnages où, projeté sur l'écran, chacun expose sa stratégie pour rapprocher les deux tourtereaux. C'est le comique de situation (où deux comparses se lavent à la bière dans une minuscule cuvette) qui procure la mesure du potentiel de Mathieu Bauer à faire du théâtre, appuyé par des dialogues qui font mouche.
On est finalement troublé d'être gagné par l'ennui alors que tout est en place pour relier deux époques : celle de Steinbeck, celle d'aujourd'hui, paupérisée par la politique de Bush.
“Tendre jeudi” est une pièce sentimentale et pas tout à fait bourreau?
Au Festival d’Avignon, “L’échange” poussiereux de Julie Brochen.
?? Le Cloître des Célestins accueille Julie Brochen et son Théâtre de l'Aquarium pour « L'échange » de Paul Claudel. Le décor fait de planches, de bidons, de tapis et de linges étendus sur une corde, évoque la précarité. En fond de scène, un étrange musicien (Fréderic Le Junter), crée un environnement sonore à partir d'instruments pour le moins originaux, tel un scaphandrier plongé dans les profondeurs obscures de la musique contemporaine. À lui seul, il va donner à cette pièce ennuyeuse les raisons qui justifient sa programmation dans le Festival d'Avignon. Car, pour le reste?
Deux couples (Marthe ? Louis Laine / Thomas Pollock – Lechy Elbernon), socialement et culturellement différents, vont s'affronter lors de jeux de séduction et de pouvoir, où alliances et coalitions brouillent les cartes pour mieux les redistribuer. L'argent sert de monnaie d'échange pour posséder l'autre, mais conduit le quartet à sa perte. Nous sommes au c?ur d'une tragédie jouée avec les rites d'un opéra à partir d'une mise en scène aussi lourde que le poids d'un secret. J'attends patiemment que la pièce se termine pour quitter au plus vite cet espace clostrophobique. Tout est incohérent : à l'intensité du drame, Julie Brochen y répond par une distance physique incompréhensible entre les acteurs (la scène est si longue que notre regard ne suffit même pas pour suivre les liens). Tout se joue aux extrémités du plateau, rarement au centre, d'où l'étrange sensation que l'?uvre s'incarne « à la marge ». Le Cloître est utilisé pour produire des effets « sensationnels » en totale contradiction avec le décor comme si Julie Brochen hésitait entre une scène de théâtre et l'espace d'un opéra ! Dans le rôle de Lechy, l'actrice Cecile Péricone habite laborieusement le rôle de la rivale réduite, par des effets de voix appuyés insupportables, à une méchante commère. Les autres rivalisent de gesticulations pour donner de la consistance, mais je les ressens vide de l'intérieur. Ce quartet ne fonctionne pas : je ne vois ni les couples, ni les amants. J'assiste à des chemins parallèles qui ne croisent jamais. Le tout est tellement à distance que mes affects le sont aussi, restreignant mon écoute aux mots de Claudel, noyés dans le jeu rigide des comédiens.
Le tout est figé, ampoulé, ennuyeux comme un repas dans une bonne famille bourgeoise. J'entends le travail de Julie Brochen, mais je ne trouve pas d'engagement chez les acteurs comme s'ils étaient à côté pour scruter les réactions du public à leur jeu égocentré.
« L'échange » s'avère être une pièce à sens unique. J'ai connu des théâtres plus circulaires.
Le Festival d'Avignon, espace d'expérimentation raté du futur ?104? de la Ville de Paris
?? La Maison Jean Vilar propose deux expositions: au rez-de-chaussée, un espace est dédié à Fréderic Fisbach, l'artiste associé. Au premier étage, une installation pour célébrer le 60e anniversaire du Festival d'Avignon par une jolie série de portraits suspendus dans le temps et la projection d'un film sur Jean Vilar. Entre les deux, un escalier. C'est tout. Pas de pont, ni de passerelles. La Maison est fragmentée. Pourtant, Fréderic Fisbach est un conteur d'histoire (il aurait pu au moins nous raconter son parcours de festivalier au fil du temps). Il préfère accrocher sa prose dans des cadres vissés au mur, mettre un lit au centre (pour s'y coucher? Devant tout le monde?). Une installation nous permet de marcher sur des petits coussinets en caoutchouc et nous asseoir (ou s'allonger) pour écouter avec des casques les explications de Fisbach sur la genèse de ses pièces, sur ses tournées…L'endroit est idéal pour se reposer, mais vide de tout contenu. Quel peut bien être le sens de cette installation qui ne relie rien, ne suggére rien si ce n'est de la radio en conserve? En sortant, je suis un film sur la construction du ?104? (un lieu d'art pour tous de la ville de Paris). Aucun intérêt. Aucun.
Je quitte la Maison Jean Vilar pour le gymnase du lycée Mistral où Robert Cantarella (co-animateur du futur 104!) propose ?Hyppolyte? de Robert Garnier . La jauge est minuscule (à peine 50 spectateurs). En entrant, j'ai la surprise de me trouver à nouveau dans un appartement (après le loft dans ?Les feuillets d'Hypnos? et le plumard de la Maison Jean Vilar, je me lasse de cette proximité!). Quelques casques sont posés sur les sièges, mais pas assez pour tout le monde (on y écoute la voix des acteurs accompagnée par une guitar
e électrique). Le musicien est d'ailleurs présent devant son ordinateur (je ne verrais jamais son visage) et un technicien filme la pièce (où il sera possible de la visionner sur grand écran dans une salle adjacente!). Vous l'aurez compris, nous sommes face à un déluge de moyens. Mais servent-ils au moins une recherche autour du théâtre? Donne-t-il au texte de Garnier (c'est une langue du 16e siècle) une force, une ?méta- compréhension ?? À moins qu'ils ne permettent aux comédiens de poser un contexte si porteur qu'ils innoveraient dans leur jeu sur scène (ou sur le lino, c'est au choix)?
Rien de tout cela. ?Hyppolyte? est ennuyeux, mal interprété (Nicolas Maury, déjà remarqué dans ?les feuillets? est toujours aussi insupportable à écouter), où les objets de la vie moderne (un micro-ondes) ne servent strictement à rien si ce n'est à occuper un espace laissé vide par des comédiens qui clame leur texte avec application (c'est quand même une performance). Ils sont desservis par une mise en scène clostrophobique, entravée par le mobilier d'Ikea et surtout gêné par la présence d'un chien qui se contente de leur courir après (le sens m'échappe à la même vitesse que l'animal). Fatigué par ce théâtre prétentieux, je ne pense qu'à partir. Impossible. J'ai peur du chien et cela se voit. Je me contorsionne, ouvre un livre, penche la tête en avant, en arrière. Je souffre. Et j'ai toujours peur de ce chien pas du tout sympathique. Pourquoi n'ai-je pas de casque? A quoi rime cette discrimination? Comme vous le constatez, mes questionnements volent haut…
Ainsi, je deviens le spectateur ? acteur dont rêve tant Fréderic Fisbach.
En partant, je n'ose pas lui dire à quel point je me suis trouvé convaincant dans mon rôle.
Je cavale vers la sortie de peur de tomber sur le maître-chien.
Christophe Fiat, performeur très fuck au Festival d'Avignon.
? L'écrivain Christophe Fiat se cherche. À la question « êtes-vous un écrivain ou d'abord un performeur ? », il répond : « Je suis un écrivain et je fais des performances? Performance est le seul terme que j'ai trouvé pour dire comment je lis mes textes sur scène en les accompagnant de sons venus d'une guitare électrique ». La confusion conduit-elle au talent ? Pas si sûr…
Afin d'aider Christophe Fiat dans sa recherche, voici quelques pistes :
Dominique A est un chanteur. Ses textes « littéraires » sont accompagnés de guitares électriques majestueuses. Il lui arrive de danser sur scène. C'est prodigieux. Il ne se proclame pas performeur et pourtant…
Les correspondances de Manosque se déroulent à la fin de l'été et nous proposent des concerts littéraires de toute beauté (animés depuis deux ans par l'écrivain Arnaud Cathrine). J'ai pu assister à de vraies performances de chanteurs rock (Florent Marchet, Armand Méliès, Claire Diterzi) où l'engagement dans une approche pluridisciplinaire de la littérature est visible.
En 2005, le Fesitval d'Avignon nous permettait aux spectateurs d’approcher la performance comme forme artistique à part entière. Marina Abramovic, Jean-Lambert Wild et d'autres ont réussis à capter l'attention d'un public curieux et déboussolé. Nous savons ce que le terme « performeur » veut dire.
En 2007, Christophe Fiat est sur la scène de la salle Benoît XII pour sa lecture qui se donne en performance (ai-je juste ?), « la jeune fille à la bombe ». Sa guitare n'est pas loin pour assurer le fond sonore d'un roman paranoïaque sur notre société de surveillance. Deux danseurs l'accompagnent comme faire-valoir pour lire ce roman délirant sur le terrorisme et les femmes. Une soprano fait frissonner le public dès qu'elle chante, mais doit lire la plupart du temps les chapitres de ce roman de science-fiction que refuserait même de filmer David Lynch.
Le tout dure deux heures (dont une où l’on nous parle de dos…). La scène finale où le groupe quitte la scène pour nous laisser écouter une chanson très “fuck attitude” est à l'image de cette performance : vide.
Une vidéaste filme pendant deux heures la chose. J’espère qu’elle n'oubliera pas de la diffuser sur « Daylimotion » pour que l'on se marre un peu.
Dominique A n'a jamais été invité au Festival d'Avignon.
Au Festival d’Avignon, “Claire”, vachement lourd…
? Alors qu'une vidéo projette sur les comédiens un troupeau de vaches, une spectatrice ose faire « meuh, meuh? ». « Claire » de René Char, mise en scène par Alexis Forestier, finit par agacer une partie du public, lassé par tant de prétentions. Comme avec Frédéric Fisbach et ses controversés « Feuillets d'Hypnos », Alexis Forestier pense jouer René Char en ajoutant de la poésie à un texte qui n'en manque pas. À ce jeu-là, il faut avoir beaucoup de talent, illustrer le texte par une puissante présence d'acteurs « poètes » et utiliser avec parcimonie la métaphore pour ne pas alourdir le propos. Ici, rien de tout cela. « Claire » est une juxtaposition de scènes où les guitares saturent, les corps s'affaissent dès que l'on s'improvise danseurs. La scénographie (lumières, décors, mouvements sur le plateau) est incapable de restituer l'atmosphère particulière portée par la figure symbolique de Claire, femme et rivière à la fois. Le plus troublant est le jeu des acteurs plus proche d'une thérapie de groupe que d'une troupe de théâtre ! Comme avec Fisbach, les mots de René Char sont systématiquement appuyés par des effets de scène provocants, lourds, grossiers : plus c'est beau, plus les acteurs en font trop. À ce rythme, je perds le texte de Char, le contexte dans lequel il a été écrit (la résistance) et je finis par me concentrer sur le pianiste, seul musicien manifestement habité par la poésie. Ce texte est vache, mais je suis fatigué d'être pris pour un mouton.
Au Festival d’Avignon, Char écrasé, Fisbach dissocié, public complice.
? J'arrive dans la Cour d'Honneur. Le choc. Alors que le public s'installe comme si de rien n'était, je scrute le décor des « Feuillets d'Hypnos » de René Char mis en scène par Frédéric Fisbach avec angoisse et déjà colère. Imaginez, un long loft, quasiment dessiné par la production de TF1, sur la scène d'un lieu mythique. Cette imposante baraque, avec ses appartements, sa place, ses petits gra
dins, envahit toute la cour. Fisbach se fout du passé. Il l'écrase de sa suffisance et de son bon droit d'artiste associé du Festival d’Avignon, à l'image d'un directeur des programmes d'une chaîne publique qui n'a que le vocable « audimat » comme argument. Mais personne autour de moi pour s'en émouvoir. J'ai envie de vomir. La suite va confirmer mon dégoût?
Deux centre trente-sept feuillets, poèmes, de René Char se mettent en scène dans cette ambiance trash. Les comédiens dégueulent leurs mots (mention toute particulière à Nicolas Maury, caricature de lui-même), gesticulent, prennent une douche, aboient. Ils déconstruisent les vers de René Char, les rendent quasiment incompréhensibles. Une entreprise de démolition est en marche. René Char, l'enfant du pays, le résistant est ridiculisé, avec l'accent. Je commence à protester. À côté de moi, la clameur monte, mais la présence des proches des amateurs nous empêche d'aller plus loin. Certains partent bruyamment en imitant le bruit des bottes?Quarante-cinq minutes qui font honte au théâtre français, mais toujours aucune manifestation d'un public que l'on a connu bien plus sévère en 2005, lors des spectacles de Jan Fabre.
Après ce premier carnage, une centaine d'amateurs disséminés dans les gradins atteignent la scène. Ils l'occupent pour mieux noyer ces comédiens. L'effet masse est impressionnant. Les textes retrouvent leur consistance malgré les quelques happenings déplacés de la troupe de Fisbach. Soudain, la fumée envahit les pièces du loft, le lieu même où un homme nu prenait sa douche, où une femme se maquillait quelques miniutes auparavant. Fisbach simule les chambres à gaz. En l'espace d'une heure, il transforme le décor pour manipuler l'histoire à sa guise, utilise des amateurs pour revenir au théâtre, enferme le public dans la passivité (comment peut-il protester alors qu'il est métaphoriquement sur scène ?). Resister aurait été de descendre, de monter avec les amateurs pour mettre fin à cette mascarade. Nous sommes plusieurs en avoir envie mais le courage nous manque. Lors des applaudissements complaisants d'une partie du public, alors qu'une autre reste silencieuse comme sidérée, je me dirige vers les comédiens pour leur tendre un poing vengeur (« c'est une honte »).
Je quitte la cour. Je repense aux leçons de résistance données par Edgar Morin dans l'après-midi lors du « Théâtre des Idées » devant un nombreux public. Je pense à son sourire, à sa pensée lumineuse. Je l'imagine aux côtés de René Char. Mais j'ai mal partout. Deux amis me rejoignent dans un café. Miracle du Festival, nous entamons un débat avec un couple d'Allemands. Ils sortent de la Cour d'Honneur. Ils y ont vu une « bonne lecture publique » (Fisbach perd son statut de metteur en scène !), s'attristent sur les chambres à gaz, saluent les amateurs pour avoir procuré du corps au texte. Nos échanges sont beaux, lumineux. Edgar Morin est là,presque parmi nous.
Monsieur Fisbach n'existe déjà plus. Il peut ranger son loft. Il n'aura même pas les honneurs de l'histoire. Juste la honte de l'avoir bafoué.