«Conte d’amour», le titre fait immanquablement penser aux variations littéraires autour de ce genre habituellement destiné aux enfants. On le sait, les contes sont rarement innocents; qu’ils soient merveilleux, rouges, bleus, cruels ou tragiques, ils recèlent toujours une part énigmatique qui échappe à la lecture en surface. Ce sont les miroirs déformants de nos fantasmes et désirs que la raison raisonnante tend habituellement à museler. Par-delà le plaisir du divertissement, ils interrogent les structures fondamentales de la parenté, l’élaboration psychique d’une mythologie personnelle, le lien de tout individu avec un récit fondateur.
Lorsque l’on se prépare à assister à «Conte d’amour» de Markus Öhrn au Théâtre de Gennevilliers, on se dit alors que le titre sera doublement trompeur. De conte et d’amour, il risque de ne pas y avoir de trace durant le long trajet de la représentation (3 heures). La pièce, inspirée par le comble de l’horreur (l’histoire de ce père autrichien qui séquestra des années durant sa fille et lui fit des enfants), suscite en elle-même de nombreuses appréhensions. Je repense à l’expérience cinématographique de Salo ou les 120 journées de Sodome, dernier film tourné par Pasolini avant sa mort : l’enfer carcéral ; la réduction de l’humain au rang d’animal, d’objet du désir, puis sacrificiel ; le lien établi entre désir et fascisme, possession d’autrui et pulsion de mort. Mais surtout, la beauté froide et absolue, rigoureusement planifiée, qui émane de l’horreur la plus abjecte. C’est-à-dire, le trouble provoqué par le film lorsqu’il nous met face à l’ambigüité de notre propre désir, opérant alors la seule véritable transgression : l’abolition de la frontière entre «eux» et «nous», les acteurs et les spectateurs, la barbarie et la culture, la fiction et le réel. Durant le trajet, je repense également à d’autres expériences théâtrales qui, avec plus ou moins de bonheur, avaient tenté le parti-pris de la radicalité lors des dernières éditions du Festival d’Avignon : les spectacles de Jan Fabre, Pippo Delbono, d’Angélica Liddell, de Steven Cohen. En un mot, je m’attends à soutenir une décharge d’intensité peu commune, loin de ce que l’anti-titre laisse supposer.
Bien entendu, le conte, au sens propre, vole en éclats lorsqu’il s’agit de théâtre. Il se retrouve alors disséminé en objets de mise en scène. Celle-ci repose sur un dispositif ingénieux qui mêle les supports visuels : un écran géant sur la gauche ; la reconstitution d’une banale maison sur deux étages, l’un visible, l’autre opaque, car recouvert d’une bâche ; et enfin, deux autres grands écrans. Le travail de plasticien de Markus Öhrn est perceptible, sans pour autant qu’il s’agisse là d’une innovation absolue. Dans la perspective du Festival d’Avignon par exemple, rappelons que l’ouverture à la vidéo date de 1967 et la diffusion de La Chinoise dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes. L’hybridation des formes était déjà à l’œuvre l’année précédente avec Le Boléro de Ravel mis en scène par Béjart et le sera l’année suivante avec l’irruption du Living Theatre.
L’image inaugurale de la pièce a valeur de programme : l’écran de gauche diffuse longuement l’édification d’un mur de briques grises. Pendant ce temps, le père, à l’étage, fornique des poupées gonflables, tourne en rond, semble une bête en cage et en rage. Le son, particulièrement désagréable, accompagne l’image : le contact grinçant de la truelle et de la brique glace le sang. Le mouvement est continu, implacable. On se doute que la vidéo illustre l’enfermement des enfants dans la cave, voire du père dans sa folie. On imagine également que le dispositif est destiné à s’étendre aux spectateurs, désormais cloîtrés dans l’espace de la représentation. Le mur est visible, Markus Öhrn joue cartes sur table. Mais pour visible qu’il soit, il ne se situe pas forcément là où le spectateur (ni le metteur en scène ?) le pense.
La séquence s’achève, le père déplace un meuble, découvre une petite porte de sortie camouflée. Tel un insecte, il s’y engouffre et disparaît de notre champ de vision direct. Le jeu théâtral sera à présent l’objet d’une médiation par l’image : un dispositif de caméra surveillance et une mini-caméra maniée par les comédiens auront la charge de capter l’action. Celle-ci est diffusée sur les deux écrans du haut. Le dispositif devrait être anxiogène, d’autant que la pièce est plongée dans l’obscurité la plus totale. Mais le mur de brique, la médiation par l’image, l’absence de parole, tout concourt à la mise en place progressive d’un théâtre de la distanciation dont l’effet serait d’amortir le choc de la cruauté annoncée. Le père ne vient pas les mains vides : il apporte lumière et nourriture à ses créatures. En un mot, il est porteur de vie dans ce lieu mortifère (est-ce une crypte ?). Lorsqu’il descend l’escalier, une voix d’enfant entonne : «Les enfants ont faim. Les enfants ont soif». Peu à peu, de la pénombre, émergent leurs corps. Immobiles ou s’adonnant à la répétitivité d’une gestuelle frénétique, ils créent le malaise. Bizarrement, cette impression n’est pas morale, mais est esthétique : pourquoi donc faire interpréter la jeune fille par un comédien travesti pour l’occasion ? Et le bébé par un adulte ? Une nouvelle fois, l’illusion réaliste est balayée d’un revers de main pour laisser place à une mise à distance. Mais contrairement aux enfants de ce père, la créature va échapper au metteur en scène. L’irruption de l’esthétique queer dans ce contexte apparaît comme un placage de stéréotypes sur l’homosexualité (le rose, la pose, etc.) Pourquoi donc s’attarder complaisamment à exhiber à ces signaux ? Le père donne à manger à ses enfants de la junk food, symbole de la société capitaliste. La dénonciation du nihilisme contemporain est déjà une vieille antienne, le problème se corse avec sa traduction scénique. Elle mise sur l’étirement des scènes, l’attention portée au détail insignifiant, le passage du silence au cri. Markus Öhrn critique la macdonaldisation des corps et des esprits en nous montrant, de longues minutes durant, des hamburgers. La distanciation, alors, devient incontrôlable : malgré le mur, je sors de la pièce, et j’observe, de loin, la manipulation opérer à vide.
Et pourtant, la musique joue son rôle, les positions parent/enfants, bourreau/victimes s’intervertissent, les moments obscènes finissent bien par arriver, le chaos par jaillir sur scène. Les actions s’enchaînent, la théâtralité perd en substance et prend au fur et à mesure la forme d’une performance scénique. L’aléatoire semble régner sur scène, les objets du quotidien sont détournés de leur fonction première et agissent comme révélateur de pulsions enfouies. Les corps sont mis à nu et ça crie beaucoup. Dès lors, je m’interroge sur un dispositif qui globalement m’apparaît comme boiteux : est-ce la cruauté qui pervertit la distanciation ou au contraire la mise à distance qui atténue la portée des moments crus ? La coexistence des deux, en tout cas, pose question. Et le discours n’en finit pas de patiner, les rares fois où le verbe prend corps. Toute la pièce oscillera entre mise à distance et mise à l’épreuve, sans pour autant que le propos gagne en consistance ou qu’une esthétique vienne rehausser le spectacle. Je m’échappe en sautant le mur et sors profondément déçu…
Je repense alors à un autre travail, celui, intitulé « Anticorps », et présenté actuellement par Antoine d’Agata, à BAL à Paris. Lui aussi travaille les images, cette fois en tant que photographe. Mais enfermer son œuvre dans cette appellation serait en limiter la portée. L’exposition se déroule en deux temps : le premier, au rez-de-chaussée du BAL, donne à voir un film sans image. Nous fixons le noir comme étendue, comme épaisseur mentale, morale, cosmique. Seules les paroles comptent. Ce sont celles, délicatement littéraires, de prostituées racontant les affres de leur rencontre avec la drogue. Pas d’image autre que celle issue du verbe.
Puis, à la manière du père de Conte d’amour, nous prenons l’escalier pour descendre dans la pièce centrale. Chambre mortifère ? Crypte ? Cette pièce unique, entièrement recouverte sur les quatre côtés de photographies d’Antoine d’Agata, impressionne d’emblée : nous voilà pris au piège. Mais moins celui de la manipulation que de la beauté convulsive. Les corps sont là, ouverts au sexe, à la drogue ou à la guerre. Les visages sont crus, et quand ils nous regardent, ils le font froidement. L’univers tremble dans cet espace clos. Les images aussi : photographie, peinture, cri, tout est flux qui se recompose en se décomposant. Tout est poreux. La médiation de l’appareil photo est elle-même atteinte par cette perforation : tout s’expose au-dehors. L’artiste en premier, qui met sa peau sur la table, littéralement. Son corps est une présence exacerbée, morcelée, sacrifiée. Ses photographies sont au présent, car on pressent que la mort rôde et qu’elle le renifle ; l’enfermement de cette salle n’est qu’une protection illusoire.
Aucune volonté de distanciation. Les corps sont des lieux de passage : du temps, de la drogue, de la mort…de la vie. Alors, la photographie arrache des morceaux de chair avant la putréfaction. Des morceaux de vie avant la fin. Mais ce trésor est de feu, et n’en finit pas de brûler son support. Les photographies dansent autour de nous. Elles brûlent. Car, et cela saute aux yeux, tout est porté par une irrépressible nécessité : celle de voir, de vivre, de sentir, de montrer. Nécessité, le mot est là. Ou, pour reprendre l’aphorisme que Robert Bresson applique au cinéma, mais que nous pourrions étendre à ce travail époustouflant, de révéler «la force éjaculatrice de l’œil». (Notes sur le cinématographe).
Et si, le vrai conte d’amour se trouvait au BAL…et les « anticorps » à Gennevilliers ?
Sylvain Saint-Pierre, Tadorne.
Le regard de Pascal Bély sur “Conte d’amour”.
"Conte d'Amour" de Markus Öhrn au Théâtre de Gennevilliers du 2 au 7 février 2013. "ANTICORPS" d’ANTOINE D’AGATA Le Bal, 6, impasse de la Défense, 75018. Jusqu’au 14 avril 2013.