Le spectacle “Gina” d’Eugénie Rebetez est programmé à la Maison de la Danse de Lyon du 5 au 7 octobre 2011. Fortement conseillé par Jérôme Delatour, d’Images de Danse dont nous reproduisons l’article écrit en novembre dernier.
Avec ce premier solo, dont la tournée est programmée jusqu’en octobre 2011 déjà, Eugénie Rebetez signe un sidérant petit ovni, sorti de nulle part.
L’idée est simple : Eugénie Rebetez aime la vie et ça se voit. Eugénie aime la danse, en fait depuis toute petite, bien qu’elle n’ait pas tout à fait le physique d’une ballerine. Elle a envie d’en parler, de mettre cela en scène ; elle crée le personnage de Gina, une sorte de surmoi rêvant gloire et beauté, double, paradoxal, à la fois enjôleur et inquiétant.
Et ça marche ! Elle aurait pu jouer la ronde rigolote, ou bien entonner le discours convenu, platement castrateur de l’acceptation des différences. Mais, très subtilement, elle dépasse allègrement tout cela en donnant à voir un corps monstrueux – non par sa chair à faire pâmer Rubens, mais par son étrangeté irréductible.
Sur la scène minuscule du Centre culturel suisse, comme proportionnée au pays, elle joue d’une multiplicité de registres (cabaret, danse, performance, comique) et de langues (français avec ou sans accent jurassien, allemand, anglais) ; autant de territoires qui se succèdent pour mieux dérouter.
Car Gina-Eugénie est lourde d’ambiguïtés. Gina est un personnage de fiction, mais son corps est bien celui d’Eugénie. De son côté, Eugénie assume. Elle se croque en poule noire et blanche, en autruche, en baleine sur la voix sublime de la Callas période maigre. Elle se moque de ses rondeurs, se joue des préjugés, rajoute une louche de lourdeur flasque et de raideur maladroite ; fredonne avec une insoutenable légèreté “Ich liebe mein Leben [j’aime ma vie], tip top tip top”. Elle s’aime. Et clame très justement : “I want to express my emotional body”.
D’une certaine façon, par son corps bruyamment assumé, par le recours à la chanson, par sa façon de secouer le cocotier des conventions et de la performance normée, Eugénie Rebetez me rappelle les shows d’Ann Liv Young : elle met juste plus de douceur, de discrétion et de charme dans la revendication. Peut-être parce qu’elle vit en Europe, et qu’ici, malgré tout, le rapport au corps est moins conflictuel qu’aux Etats-Unis, ne dicte pas la même âpreté.
De l’autre côté il y a Gina, dans sa petite robe noire qui lui va si mal. La provinciale sous cloches, retranchée dans son ch’ti de l’Est, nulle mais attachante. D’un bout à l’autre de la pièce, Gina semble traversée par un fantasme de disparition : derrière le rideau, sous le rideau, derrière un mur, la tête dans un sac. “Bientôt je m’en vais”, finit-elle par lâcher comme pour nous rassurer. Gina vit aussi dans l’obsession de la chute des corps, de la faillite. Même le micro, phallique comme il se doit, que tantôt elle empoigne fougueusement, tantôt couvre d’une veste pudique, retombe devant ce corps supposément trop gras.
Si le public rit volontiers, car elle s’expose avec un aplomb confondant, Eugénie compose avec Gina une figure primitive, aux limbes de l’homme. Un corps désaccordé, frère de l’animal et du forcené, bégayant comme une machine voilée ; un précis de décomposition, de morcellement qui, d’une facette à l’autre, déploie l’interstice, nos archaïsmes domestiqués. Quand les paillettes de la renommée sont retombées, comment composer avec ce corps revêche, ce temps revêche, ces objets inertes qui refusent de se plier à nos désirs ? A l’apparente normalité de l’homme sociable, poreux aux rêves factices, Eugénie Rebetez oppose l’animalité sauvage, désespérément solitaire.
Dans ce corps et cette âme-là, gros et minces, extravertis et timides trouvent à se reconnaître. Avec de l’énergie pour quatre, l’oeil toujours gourmand et malicieux, Eugénie Rebetez nous fait vivre une expérience totalement gaie, fraternelle et humaine. Merci à elle.
Jérôme Delatour – d’Images de Danse
Gina, d’Eugénie Rebetez, a été donné au Centre culturel suisse du 26 au 30 octobre 2010.