A la veille de l’ouverture du Festival d’Avignon, quels sont ses enjeux? Petit rappel en forme de manifeste…
Nous apprenons peu à peu à distinguer l’artiste de l’homme. C’est presque un enjeu de civilisation. Mais cela reste fragile comme l’ont montré les derniers débats enflammés autour de l’écrivain Louis-Ferdinand Céline et du chanteur Bertrand Cantat. Cette frontière poreuse dévoile nos intentions, une part de nous-mêmes, notre capacité à différencier l’acte de créer avec celui de faire. Entre l’art et la morale, la scène et la salle, le conscient et l’inconscient, l’éducation et la sauvagerie, le spectateur est sur le fil, mais il tisse la toile de ses liens artistiques pour ne pas sombrer dans les propos caricaturaux. Car tout est complexe.
Le spectacle vivant pose la frontière. Il nous permet d’entendre le corps comme un langage, de nous construire une réalité qui n’est pas la vérité. Mais tout cela reste bien fragile. Les conditions peu démocratiques de la nomination d’Olivier Py à la tête du Festival d’Avignon confirment une hypothèse : le jeu du pouvoir efface la frontière. La personne et la grandeur de l’artiste ne font plus qu’un. Qu’importe les convictions (Olivier Py n’a jamais été tendre avec le pouvoir actuel) : la carrière prime avant tout. Ainsi, l’homme de culture aurait pu refuser cette «promotion» en faisant valoir l’absence d’un processus démocratique. Mais l’homme de pouvoir en a décidé autrement : la forme (la manière) n’a plus aucune importance (cela revient à dire qu’un mouvement dans la danse n’aurait aucun sens tant que la technique est sauvegardée). Le corps ne serait donc plus signifiant face aux mots. Le projet disparaîtrait au profit de l’acte. Comment faire confiance à la politique quand un artiste ne se questionne même plus sur le SENS de sa décision? Ainsi, les spectateurs observent de loin cette comédie du pouvoir sans pouvoir interagir et signer le début d’une autre partie.
Si l’on veut maintenir la frontière, encore faut-il poser le cadre qui permet de la sauvegarder. Or, rien ne vient réguler les rapports de plus en plus incestueux entre le milieu politique et l’artiste. Avec une telle vision monolithique du pouvoir, le milieu de la culture serait-il l’un des secteurs les plus archaïques? Peut-on compter sur la presse ? Elle se contente d’énumérer les règles du jeu. Comme en politique, elle s’amuse des stratégies plutôt que de réfléchir sur le fond. Peut-on s’appuyer sur les élus locaux, à qui l’on impose un homme (sans projet pour l’instant) ? Ils sont eux aussi prisonniers d’un jeu de poker menteur. Peut-on alors faire confiance aux professionnels du spectacle vivant ? Certains ont signé la pétition en faveur du maintien d’Olivier Py à la tête de l’Odéon puis l’ont regretté après qu’il est accepté le Festival d’Avignon en «réparation». Habitués au positionnement du bas vers le haut, ils pétitionnent dès que la barre verticale montre des signes de faiblesse. Beaucoup d’entre eux confondent d’ailleurs l’acte de programmer avec un geste personnel (il suffit de lire certains éditoriaux dans les présentations de saison pour s’en convaincre) : là aussi, la frontière n’existe plus. Programmer est un acte de pouvoir quasi monarchique aux mains d’une seule personne.
Que proposer? Il faut desserrer le jeu à partir du transversal, puisque perte de la vision il y a. Plutôt que de regarder vers le haut, commençons peut-être par structurer le bas, le côte à côte. Pour mettre fin à ce pouvoir ridicule de nomination qui infantilise, ouvrons en créant un collectif incluant des spectateurs éclairés (après tout, ils sont nombreux ceux qui par fidélité s’abonnent, s’engagent dans des projets artistiques participatifs, font de la médiation, ?), des membres de la société civile, des artistes et des professionnels du spectacle vivant. Il serait une force d’appui auprès des décideurs pour positionner le projet global au centre. À l’image du jury du livre Inter, les participants à ce collectif feraient acte de candidature, en le motivant. Ils seraient consultés sur les projets présentés (sans pouvoir de décision, laissé aux politiques) et proposeraient une évaluation qualitative en milieu de mandat. À la statue désignée par le fait du prince, préférons le mouvement du collectif pour nommer le projet. Appliqué pour Avignon, ce processus serait un signe fort : juste retour pour ces milliers de spectateurs profondément attaché au Festival et qui pour l’instant n’ont rien à dire, sinon de sortir leur carnet de chèques.
L’enjeu du théâtre populaire n’est-il pas aussi de créer les conditions pour qu’ensemble nous nous émancipions du pouvoir monarchique. Une réévolution en quelque sorte !
Pascal Bély, Le Tadorne