Le numéro publié aujourd’hui par Charlie Hebdo est poignant à plus d’un titre. Outre l’hommage aux disparus qu’il réaffirme, trois ans plus tard, la rédaction donne à lire un inquiétant appel à l’aide du fin fond de son bunker.
Cet appel se concentre sur l’enjeu financier – le cout exorbitant des dépenses de sécurité – mais ne s’y réduit pas pour autant : il questionne notre modèle politique, cette démocratie républicaine. Il y a quelque chose de l’ordre d’une demande d’assistance à artistes en danger, à République en péril.
Depuis 3 ans, la rédaction a manifestement trouvé les ressources pour se reconstruire. Le miracle a eu lieu, Charlie n’est pas mort, contrairement à l’affirmation d’un frère Kouachi.
Mais le numéro se lit comme une opération porte ouverte : “Venez donc visiter notre prison, envers du patrimoine national. Entrez dans notre enfermement, et comprenez bien qu’il n’est pas que spatial. Il est aussi temporel, affectif, intellectuel.” Cette opération à coeur ouvert doit mettre à nu le corps politique du temps présent. Ce n’est pas beau à voir. Défaillance de certaines institutions, comme l’Education Nationale. Le milieu culturel n’est même pas mentionné : ce non-dit vaut tous les discours.
On attend toujours, par exemple, que Monsieur Olivier Py, directeur du plus important festival de théâtre au monde, le Festival d’Avignon, se rappelle qu’il prend la suite lointaine d’un poète héros résistant, l’immense René Char, et que cet héritage symbolique l’oblige.
On attend que Maguy Marin rejoigne le combat de Charlie en portant sur scène haut et fort l’impérieuse nécessité de promouvoir la liberté d’expression. Sa dernière création « 2017 » était la danse de l’effondrement de l’humanité par la financiarisation de l’humain. Qu’elle ose « 2018 » pour réveiller les consciences sur les dangers que fait courir l’Islam politique à la création artistique.
On attend toujours, par exemple, qu’un collectif d’artistes affirme haut et fort que la laïcité est l’unique protection pour créer en toute liberté.
On attend toujours, par exemple, que les théâtres dits « nationaux » organisent des soirées « Je suis Charlie » avec toute la créativité dont ils font preuve d’habitude pour organiser des tables rondes sur l’avenir de la culture.
Charlie Hebdo s’adresse directement à nous, “citoyens”. Il nous est dit en substance : “Nous parlons encore, mais nous ne savons pas combien de temps nous allons pouvoir tenir. Nous sacrifions notre liberté pour la vôtre. Si notre porte se referme, vous vous perdrez.”
Beaucoup souhaitent que cette porte se referme : les djihadistes, des intégristes, des intellectuels faussaires en carton, les artistes décolonisateurs des arts, des médias qui publient leurs tribunes trouées, ceux que ces sujets ennuient, comme, j’imagine, on s’ennuyait des discours des rescapés des camps.
Beaucoup aimeraient fermer la chambre mortuaire, comme si c’était aussi simple. Comme si une chaine ne reliait pas Merah, Charlie, le Bataclan, l’hypercasher, dans un même processus.
Enfermés dans leur bunker, sur-protégés d’officiers de sécurité, l’équipe de Charlie s’adresse à une société elle-même bunkerisée, par qui ? Par quoi ? On peut certes accuser l’état islamique, incriminer la politique sécuritaire menée depuis 2015. Comme si c’était si simple. Ce qui menace plus fondamentalement encore le projet républicain, c’est plutôt l’indifférence qui s’est installée à l’égard de ce qui vit la rédaction, quand ce ne sont pas les accusations colportées par quelque idéologue moustachu.
Entre le corps à nu et le bunker, et vu que l’un conduira irrémédiablement à l’autre, il nous reste à interroger le modèle républicain et notre engagement citoyen.
Alors, à l’orée de cette année 2018, Le Tadorne adresse ses voeux à l’équipe de Charlie en lui glissant ce billet dans la porte du bunker.
“On a déjà donné” nous dit Riss dans sa “une”. Effectivement, à nous, citoyens, de vous donner.
À vous artistes de les protéger.
Sylvain Saint-Pierre / Pascal Bély / Tadornes