Depuis un certain temps, l’écriture ne vient plus. Certes, je continue à voir des oeuvres, mais tout glisse. Cela n’imprègne plus. Parce que les imprégnants ont peut-être rendu leur tablier immaculé de sueur et de sang pour des habits plus présentables fabriqués par des programmateurs soucieux de bienséance.
Que se joue-t-il aujourd’hui dans nos théâtres?
Christoph Martaler est annoncé au Printemps des Comédiens à Montpellier. Ce metteur en scène Suisse-Allemand fait partie de ma scène intérieure depuis tant d’années…au temps lointain où le Festival d’Avignon osait déplacer le public vers un chaos à la fois intime et politique. À plusieurs reprises, il a déplacé mes objets perdus et métamorphosé ma quête d’émancipation.
“Sentiments connus, visages mêlés” est sa dernière création, jouée à la Volksbühne, ce théâtre berlinois dirigé par Frank Kastorf (autre déménageur que j’irai voir au Festival d’Avignon). Mais la direction va changer. Chris Dercon, ex-patron de la Tate Modern de Londres (musée d’art contemporain) en sera le prochain dirigeant. Autant dire un autre monde , un « Nouveau Monde en marche », mais vers où?
J’y suis. Face à moi, un décor immense, haut et profond, métaphore d’un théâtre qui ose explorer ce que l’art bouscule du sol au plafond. Ce soir, cette œuvre est celle d’un homme de théâtre conscient que son art est dans l’absolu le langage de l’inconscient.
Ils sont donc treize, femmes et hommes, âgés et sans âges. Je ne sais plus. Là, n’est plus la Question. Ils sont nos personnages tout à la fois obsessionnels, décalés, malades et fous, tristement joyeux et joyeusement tristes. D’où viennent-ils donc avec leurs apparats de lumières, leurs habits de vieux, leurs démarches droites et courbaturées? Un homme en habit de technicien les sort un par un des coulisses. Il ne peut s’empêcher de transformer ses gestes techniques en mouvements dansés pour jouer avec les films d’emballage et la mécanique du chariot. Lui, c’est peut-être nous, masses populaires qui ne pensent peut-être qu’à çà : danser coute que coute pour ne pas être perdu…
Empaqueté comme des colis, enfermés dans des boîtes de Pandore, notre homme dévoile un par un nos personnages. Nous rions de les (de nous) voir ainsi. Ils ne disent pas grand-chose, tout juste esquissent-ils des pas de danse, de toutes les danses. Tout juste chantent-ils des airs connus et inconnus, nos chants intérieurs, nos vacarmes en sourdine et nos rengaines communes. Le moindre espace est dédié au théâtre. Coute que coute ! Il faut les voir faire œuvre de danse contemporaine sur un chariot comme si seul comptait l’espace mental pour se mouvoir! Il faut les voir se glisser sous un piano, fuir et revenir par une fenêtre comme si le théâtre, l’art, était notre seule échappatoire. Les grandes portes s’ouvrent et se ferment à mesure de leur entrée et de leur sortie : jamais je n’ai ressenti avec autant de force la coulisse comme notre trésor caché, celui de l’enfance perdue à jamais. Marthaler ouvre nos enfances et convoque tous nos personnages. Ils sont faits d’art et de corps. De corps et d’âme. L’art a une âme quand le silence creuse en nous ce qu’il faut d’espace pour que cela résonne. Mon corps en tremblerait presque, mon corps se lèverait presque pour pousser la chanson, celle que chantait une mère imaginaire pour calmer l’angoisse causée par le monde nouveau.
Je me glisserais bien dans le décor, jouer le 14ème personnage et, face au mur, refaire ma galerie de portraits, en murmurant « ma petite cantate » de Barbara.
Mais je m’égare. Je divague. Ils sont toujours là, face à moi. Il ne reste plus grand-chose de leur grand orchestre d’antan. Chacun, avec un bout d’instrument, tente de jouer une symphonie : et si c’était l’hymne européen mis en sourdine ? Ils sont là, m’accompagnent à prendre cet ascenseur dont il faut faire d’abord péter les plombs pour qu’il vous monte vers un paradis perdu réduit à un premier étage. L’ascenseur, rare objet de notre moderne solitude, n’ouvre que sur le vide : est-ce donc là la visée de nos politiques culturelles ?
Mais il faut y croire. Continuer à y croire, poursuivre notre quête, convoquer un ventilateur, se prendre pour Marylin et ressentir le souffle du théâtre sur le corps, le souffle de l’esprit critique sur la pensée.
Ils ne leur restent plus qu’à nous remercier, qu’à éteindre la lumière, et nous faire confiance : nous emportons ces « sentiments connus, ces visages mêlés » pour les reconvoquer quand le théâtre s’effacera au profit d’ «installations» sans âme, de vidéos sans profondeur de champ, de jeux sans acteur.
Pascal Bély – Le Tadorne
“Sentiments connus, visages mêlés” de Christoph Marthaler au Printemps des Comédiens de Montpellier le 1er juillet 2017.