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Roméo Castellucci: Monumenta à ciel ouvert.

Par Sylvain Saint-Pierre

J’aime ce qui se dérobe, dans les pièces de Roméo Castellucci. Ce voile d’opacité posé sur la scène. Dans “The Four Seasons Restaurant”, tout commence par un rideau bleu. «Blue velvet»… Ou plutôt, bleu Klein, dont la puissance visuelle provient de ce qu’il obscurcit autant qu’il éclaire. On resterait longtemps à contempler la beauté trouble de ce voile bleu, imaginant les drames à venir ou déjà-là. Quel pasteur va nous conduire, vers quel périple ? Déjà, nous décollons. Poussée verticale et dorsale qui nous projette vers un lieu vide. Un trou noir. Pas n’importe lequel : il s’agit du plus important de l’univers. Nous nous trouvons précisément à 250 millions d’années-lumière de la terre, au berceau de l’humanité. Fracas sonore, constitué d’ondes qui gravitent autour de ce trou noir. Bruit de vent, de tempête, de chaos. D’explosions. De plus en plus fort, le martèlement devient pulsation cardiaque. Excitation et inquiétude se mêlent. Le son augmente encore. Il fait désormais nuit noire. Haut-parleurs, salle, tout vrombit d’intensité. Serions-nous tombés, à notre tour ?

Eblouissement….D’abord, une lumière, éclatante. Le rideau s’ouvre et laisse observer une salle immaculée, comme au premier jour. La pureté blanche succédant à la nuit. Puis dix jeunes femmes, figures bucoliques et campagnardes, vêtues de tabliers, chaussées de sabots, arrivent sur scène. Chacune, à son tour, se saisit d’une paire de ciseaux et se coupe la langue. Les cris, pleurs, lamentations de ces piétas rejettent le spectateur hors de la scène. Cerné-castré, obligé de fermer les yeux, il retombe fatalement dans ce trou noir, symbole cette fois d’angoisses intimes. Mais cette mise à mal auto-tauromachique constitue en réalité une purification. Comme dans Inferno où Castellucci offrait son propre corps aux chiens loups pour se défaire de son enveloppe charnelle, il s’agit, pour les jeunes femmes, d’accéder à l’au-delà. Il faut couper cette mauvaise langue, celle qui, au sens propre, parle le langage du quotidien et fait obstacle à la poésie. Le faux langage constitue une nourriture terrestre pour les chiens…le molosse qui fait irruption sur scène et avale ces langues…ceux qui pensent pouvoir manger au restaurant aux côtés de la poésie plastique des œuvres de Rothko…

 Ordre et beauté – calme et volupté…Ainsi purifiées, les jeunes femmes se disposent en cercle, circularité renforcée par le va-et-vient sonore. Périodiquement, les vagues musicales viennent s’échouer sur nos consciences. Sur la scène, un ballon et un cerceau rappellent la forme d’un œil ainsi que l’éternel retour. Cette double circularité, visuelle et sonore, est une force régénératrice. La poésie de Hölderin célébrant la mort d’Empédocle a trouvé son lieu, c’est une vita nova au service d’une Renaissance. Les demoiselles prennent la pause, on les croirait issues d’un tableau de Raphaël. Grâce, spiritualité, élévation ; le sensible communique avec l’intelligible. Castellucci fait durer le plaisir, et contraint le spectateur à cette dilatation du temps. On repense alors à La Mort d’Empédocle des Straub : même langueur, même attention accordée à la diction et au corps dans l’espace. Même ennui aussi peut-être…Plus tard, après la mort du poète-philosophe, elles se disposeront à nouveau en étoiles et se feront corps accouchant. La mise à mort sacrificielle est toujours productrice de formes nouvelles. Les jeunes femmes sortiront une à une du corps des autres puis, jusqu’à la dernière, elles se dénuderont, comme pour afficher l’éclat rayonnant de leur peau. Une peau d’ange ou de nouveau-né. Érotisation de la chair qui confine au sublime, semblant ainsi signifier l’harmonie retrouvée du sensible et de l’intelligible. Une parousie charnelle et mutique, extatique !

Fissures…Beaucoup se sont plaints, par le passé, de ce que Castellucci ne «fait pas de théâtre». Alors, il force le trait, à rebours du travail des Straub. Les comédiennes jouent la pièce de Hölderlin avec emphase, elles changent indifféremment de rôle, les codes théâtraux sont exhibés dans toute leur artificialité, des enregistrements remplacent les voix naturelles. À quoi bon «faire du théâtre» quand il est question de réaliser une œuvre d’art ? Le décalage se met en place, sans qu’on sache le situer. Il finira pour tout emporter : Empédocle, abandonné des Dieux et des Hommes ; le théâtre. Le magma sonore du trou noir reprend. La scène se vide. Il n’y a plus rien. Le rideau recule et découvre un cheval mort. Celui qui portait jadis le poète Empédocle ? Pour ce Corpus Christi à l’abandon, le rideau constitue un linceul, et le théâtre, en actes, se mêle au sacrifice. Empédocle, Rothko ont fini par tomber, faute d’atteindre l’au-delà. Mais dans leur chute, ils ont touché la grâce. Une grâce sans image, car de l’ordre de la foi. Indémontrable, irreprésentable. Sans doute faut-il un saut dans l’inconnu pour l’appréhender. En tombant, ils s’élèvent ; en détruisant, ils créent. Comme ces personnages, le théâtre est nu… vidé de sa substance. Ses liens ont rompu avec le monde, avec l’au-delà. Quand le rideau s’ouvre à nouveau, ne restent plus rien que les murs blancs. Le personnage, désormais, est précisément l’espace scénique. Miroir autoréfléchissant d’inanité visible. Il sombre à son tour : les murs se recouvrent peu à peu d’un voile noir, celui des toiles monumentales de Rothko.

Sidération…Le passage du fond blanc au fond noir inscrit, pour la première fois peut-être, l’espace scénique dans la problématique de la fin de la représentation et de la fin de l’art. Après Malevitch en peinture et Guy Debord au cinéma, Castellucci fait chuter le théâtre dans un trou noir. Sur scène, il n’y a plus rien, plus d’image. Mais ce trou noir… à l’origine d’une étincelle de vie. Une fois encore, la renaissance a lieu. Sur scène, elle prend la forme d’une déflagration stroboscopique. Le théâtre m’apparaît comme corps supplicié qui, dès lors, devient un art du cosmos, un art cosmique : sur un écran gigantesque en hauteur et en largeur, des masses noires sont projetées et semblent jaillir vers nous, spectateurs. L’espace théâtral classique repose sur une pratique de l’horizontalité, celle de la scène. Le génie de Castellucci est de l’enrichir par un travail de la verticalité qui donne à penser la représentation autrement, comme mouvement ascensionnel et comme chute, aux confins de la création du monde et de la poésie. Dans ce final en forme d’apothéose épileptique, où destruction et création participent d’une même circularité, on ne sait plus ce qu’on voit. On observe, on imagine, on fantasme. L’ombre du Premier Homme ? Dix nymphes, anges…créateurs d’une nouvelle humanité ? Enfer ou Paradis ? Quelle mère nourricière et originelle émerge du chaos et constitue la dernière image, alors que les masses noires se teintent de lumière ?

Passée l’heure et quart durant laquelle tant d’images et de propos défilent à l’esprit, difficile de se lever de son siège. Par où recoller les morceaux ? Saisir des formes et des idées, des émotions nées de choses vues ou devinées. Peut-être même inventées…La dernière pièce de Castellucci s’offre à tous les dehors. Elle englobe toute forme de création et de destruction. Double mouvement à l’œuvre sur scène, mais aussi dans son rapport interne, culminant dans une épiphanie à couper le souffle. Dernier volet du triptyque façonné autour du Voile Noir du Pasteur, The Four Seasons Restaurant est une Monumenta à ciel ouvert, sans Grand Palais. C’est un petit espace, celui de la scène, qui se confronte à l’immensité de l’univers. Magnifique, c’est une force nue dans la nuit noire…

Sylvain Saint-Pierre – Tadorne.

“The Four Seasons Restaurant” par Roméo Castellucci au Théâtre de la Ville de Paris – Avril 2013.