Ils ont osé. Elle a osé. Pour la première fois en France, la directrice d’une Scène Nationale (Le Merlan) a envoyé une lettre recommandée à un spectateur qui a eu la mésaventure d’interroger son projet et de pointer ses graves manquements à ses missions de service public. Pour la première fois en France, un syndicat (le SYNDEAC) a examiné la requête du Théâtre du Merlan de Marseille pour qu’il entame une procédure en diffamation contre un spectateur, auteur d’un blog sur l’art vivant depuis 2005. C’est du jamais vu. Pour la première fois, suite à ma dénonciation, le directeur de la Scène Nationale de Cavaillon, Jean-Michel Gremillet, déverse des injures sur le blog et affirme dans un mail privé qu’il m’interdira dorénavant l’accès au théâtre. Cela n’a provoqué aucun émoi particulier : ni dans la presse locale (tellement occupée avec l’affaire Guetta et à préserver ses subsides publicitaires avec le Merlan), ni sur les réseaux sociaux (où l’on semble feindre de ne pas comprendre où est le problème). À part le cercle proche, je me suis senti bien seul.
C’est ainsi que des femmes et des hommes de culture ont collectivement envisagé d’intimider un spectateur pour le faire taire. Ils exercent un pouvoir sur les artistes sans véritable régulation démocratique et ne supportent pas l’idée qu’un spectateur «d’en bas» s’immisce dans leur projet. De tous les services publics, la culture est le seul système où le citoyen n’a strictement aucune possibilité de faire entendre sa vision. Mais à quoi sert l’art si ce n’est d’exercer son regard critique sur tout ce qui fait sociétal, ce qui fait politique?
Ainsi donc, une corporation s’arroge le pouvoir de définir de façon univoque sa vision de la relation avec le spectateur : elle a des outils (action culturelle, service de communication, de relation avec les publics, …), des dogmes prêts à l’emploi (ah, la sacro-sainte «démocratisation culturelle» si possible «par l’éducation populaire»), des relais associatifs (parce qu’il existe des publics empêchés), des pratiques de management d’une autre époque (un affect très corporel mêlé d’autocratie). Tout est fermé de l’intérieur par un système de nomination occulte où le Président suprême a le dernier mot. C’est ainsi qu’ici ou là, des mandats de direction de 15, 20, 30 ans verrouillent sur le territoire tout processus de changement au profit d’une caste qui sait à quel moment il est judicieux de se placer auprès du maître (la maitresse est plus rare vu la forte virilité du secteur…).
C’est ce système qui positionne la culture dans une vision descendante là où la mondialisation et la puissance de l’horizontalité de l’internet appellent d’un lien à l’art renouvellé pour l’extraire du consumérisme. Mais aujourd’hui, ce système autocratique sert une industrie culturelle qui impose ses esthétiques, sa communication et les procédures de contrôle de la parole du spectateur qui vont avec, ses dynamiques de réseau fermées contre une approche transversale de l’art.
J’ai pensé que je pouvais «jouer» dans ce système pour l’ouvrir au profit d’articulations créatives. Peine perdue. Ou presque. J’ai pensé que la sensibilité de mon écriture pouvait légitimer la parole de tout spectateur. Cela s’est avéré impossible au risque de me compromettre avec la dictature du slogan, d’aller à l’encontre de mon éthique, de mes valeurs. À plusieurs reprises, je me suis senti à la limite de leurs jeux. Je sais pourtant qu’ici ou là, des spectateurs et des artistes se sont reconnus dans la démarche un peu «frondeuse» du Tadorne. J’ai entendu la parole encourageante d’acteurs socio-éducatifs pour qui un changement de paradigme était possible (à savoir co-construire des projets culturels plutôt que des contenus auxquels il faut se soumettre).
Il est donc urgent de réinterroger en profondeur le projet de ce blog. Il n’y a plus de temps à perdre, car tout mouvement créatif a besoin de se nourrir de la base, du peuple (oh, le vilain mot que le système ne prononce même plus…lui préférant territoire, terme plus chic). Il me faut en premier lieu m’extraire des logiques de pouvoir. Je présenterais donc ma démission à la DRAC PACA comme expert danse tout comme je mettrai fin à mon mandat de président d’une compagnie.
D’autre part, il n’est plus imaginable d’écrire sur les œuvres à partir d’un positionnement perçu comme “critique professionnel”. J’ai besoin de relier l’art à mon contexte (qui grâce à mon métier de consultant pour les services publics et associatifs est foisonnant de ressources créatives). Je ressens l’extrême nécessité de me nourrir des propos artistiques en les déconnectant de la communication abrutissante qui les entoure pour les prolonger vers les chercheurs, vers les praticiens de la créativité que je croise au hasard de mes missions et de mes lectures. Je vais donc changer de réseau d’information (arrêter ces abonnements sans fin aux pages Facebook si pauvres du secteur culturel) pour m’intégrer dans ceux qui font la promotion de pratiques sociales et éducatives innovantes.
Le Tadorne veut relier l’art différemment et échapper au consumérisme organisé par les lieux culturels qui, peu à peu, compliquent l’achat des places, starisent leur programmation, empilent toujours plus de propositions pour répondre à nos pulsions de consommateurs avides de nouveautés.
J’aimerais tenter une autre écriture. Elle sera délicate à ses débuts, mais j’ai confiance dans mon expérience de sept années auprès des artistes. Elle aura besoin de temps pour émerger et s’affirmer. Mais ce saut dans l’inconnu est la seule façon de ne pas se laisser absorber par le néant de la communication et du commentaire dans lequel ont veut plonger ceux qui pensent par eux-mêmes.
Pascal Bély – Le Tadorne.