Trois chorégraphes ont été artistes associés au Festival d’Avignon. Jan Fabre en 2005, Joseph Nadj en 2006 et Boris Charmatz en 2011. Au final, quelles traces ont-ils laissés dans ce festival prestigieux reconnu surtout pour son engagement dans la création théâtrale? Quelle représentation se font les directeurs, Hortense Archambault et Vincent Baudriller, d’un art qui irrigue la création contemporaine par ses prises de risques?
Jérôme Bel et Steven Cohen s’inscrivent dans la ligne promue par la direction depuis 2004 : le premier interroge les codes de la représentation pour une danse engagée, décomplexée (Au Festival d’Avignon, l’art brut de Jérôme Bel). Le second métamorphose le corps intime pour nourrir notre mémoire collective autour de la Shoah (Au Festival d’Avignon, Steven Cohen, vertigineux petit rat des camps). Quant à Mitia Fedotenko dans le «Sujet à vif», il a réussi son pari artistique avec François Tanguy: celui d’oser chorégraphier un Hamlet déchiré entre le Danemark et la Russie de Poutine (Au Festival d’Avignon, Hamlet, le vrai).
Pour le reste de la programmation, le bilan n’est pas bon. Le refrain est toujours le même à savoir une danse cérébrale, célébrant les bons sentiments, s’enfermant dans une esthétique influencée par les arts «plastiques» où le corps n’est que matière. Pour la première fois cette année, la danse ne se permet plus de penser la complexité.
Je ne m’étendrais pas ici sur le spectacle caricatural de Régine Chopinot. «Very Wetr !» n’avait pas sa place à Avignon (Au Festival d’Avignon, la triste colonie de vacances de Régine Chopinot). L’absence de création chorégraphique associée à une posture autoritaire à l’égard des danseurs kanaks a jeté le trouble. Pourquoi la danse est-elle réduite en un divertissement folklorique pour chorégraphe en quête de reconnaissance ?
J’ai refusé d’acheter mon billet pour «Puz/zle» de Sidi Larbi Cherkaoui à la Carrière de Boulbon. Mon chemin s’est durablement éloigné de ce chorégraphe enfermé dans un propos teinté de bons sentiments. Une belle danse qui tourne souvent à vide. Bernard Gaurier, contributeur pour le Tadorne, a vu : «Dans ce Puz/zle rien ne permet à nos pierres de rencontrer celles du lieu, nous sommes « trop » dans le spectaculaire pour trouver un espace où entendre se démêler nos enchevêtrements» (Au Festival d’Avignon, les trop jolies «Zimages» de Sidi Larbi Cherkaoui) .
De son côté, Joseph Nadj nous propose, un «Atem le souffle» pour le moins hermétique. Comment suivre ce bel homme dans sa quête spirituelle, dans sa lecture complexe de l’une des oeuvres majeures de Dürer, «Melencolia» (1514)? Avec Anne-Sophie Lancelin, ils forment un couple étrange à transformer leur minuscule espace en toile de maître et musée de leurs obsessions. Peut-on accompagner quelqu’un dans un pèlerinage ou qui prie dans une église? C’est le type de chemin que je ne veux plus emprunter: celui d’un enfermement là où je réclame un espace ouvert pour penser en mouvement.
Nacera Belaza m’avait époustouflé avec «Le cri» en 2009. Cette année, elle nous propose «Le trait». oeuvre rectiligne qui ne mène nulle part. Découpé en trois tableaux, le premier est pourtant de toute beauté. Deux hommes dans un carré entrent en transe. Leur tête désarticulée commande une énergie verticale qui voit peut à peu leurs corps ancrés dans le sol se libérer. Mais les deux soli qui suivent reprennent largement le propos de ses anciennes créations. Nacera Belaza revient trop vite au Festival. Son image en a pâti: de nombreux spectateurs n’ont pas compris pourquoi ils devaient payer une place pour une ébauche de projet.
Deux soli ont conquis le public, mais m’ont laissé perplexe. Le premier de Christian Rizzo («C’est l’oeil que tu protèges qui sera perforé») où Kerem Gelebek évolue dans un espace qu’il transforme peu à peu. Poème sur l’exil, le danseur métamorphose l’écriture de Christian Rizzo connu pour ses pauses au croisement de l’art plastique et chorégraphique. Mais rapidement, le malaise s’installe malgré un engagement esthétique évident: le mouvement est au service d’une «installation» où l’on passe trop vite d’un «ici» à un «là». La danse élabore trop, sculpte trop l’espace pour que je puisse me laisser apprivoiser: entre lui et moi, il y a Christian Rizzo et ses désirs de plasticien. La danse de Kerem Gelebek manque d’énergie pour m’aider à comprendre ce qu’exil veut dire pour un corps contraint au déplacement.
Le deuxième solo est une jolie «ficelle», un peu trop grosse à ma vue de spectateur fidèle du festival. Romeu Runa est un danseur des Ballets C de a B. Nous l’avions repéré en «Out of context (for Pina)» où sa gestuelle désarticulée proche du langage du fou avait étonné. Échappé de chez Alain Platel, il la reproduit avec le chorégraphe Miguel Moreira. Toujours produit par les Ballets C de a B, «The old King» est un solo siglé “Platel” telle une marque de fabrique que l’on me ressert chaque année. Avec cette danse très consensuelle qui produit son lot d’images, chacun peut puiser pour faire sa petite histoire. Alain Platel devient ainsi le «fournisseur officiel» du Festival d’Avignon.
À une semaine de la fin du Festival, il ne reste plus qu’Olivier Dubois avec «Tragédies» pour sauver ce qui peut l’être. Après «Révolution» et «Rouge», il devrait provoquer le choc dont nous avons besoin. Car jusqu’à preuve du contraire, la danse est l’art de l’intranquillité.
Pascal Bély , Le Tadorne.