À la mémoire de Gabriel (4 ans), Arieh (5 ans), Myriam (7 ans), Jonathan (30 ans), Abel (25 ans), Mohamed (25 ans) et Imad (30 ans) assassinés à Toulouse et Montauban les 11, 15 et 19 mars 2012.
Après les saluts chaleureux du public pour «L’alphabet des oubliés», trois enfants (Théo, Adilson et Safinez) s’assoient, encadrés par Patrick Laupin (poète avec qui ils ont partagé des ateliers d’écritures), Florence Lloret (metteuse en scène et en images) et Michel André, l’acteur principal et collaborateur artistique. Ils nous rejouent leur rencontre: celle qui a permis à un poète de les aider à «chercher les mots»; celle des fondateurs de la Maison de Théâtre à Marseille, de créer une oeuvre théâtrale inspirée de ces ateliers. Face à nous, ils échangent sur la genèse: comment ont-ils puisé les mots du poète qui se cachaient en eux? Ces trois enfants d’une douzaine d’années sont rayonnants; Patrick Laupin les écoute, bouleversé. Il poursuit son travail: explorer dans le regard et les mots de ces gosses, une poésie à partager. Ce soir, au Théâtre de la Minoterie de Marseille, nous sommes quelques-uns à participer à l’échange, comme si nous ressentions le besoin d’être inclus dans cette aventure, libéré des contraintes de notre société consumériste qui maltraite le sensible. À quels moments partageons-nous avec les enfants, le beau, le fragile? Quand co-construisons-nous ensemble pour nous irriguer et combattre les normes qui nous assèchent?
«L’alphabet des oubliés», est une oeuvre d’une belle texture. Elle pose un univers onirique dans lequel petits et grands écrivent des poèmes dans une relation éducative bienveillante, accueillante, formatrice, ferme et ouverte. Mais avant l’arrivée des enfants, l’adulte doit puiser, faire lui aussi ce travail sur lui-même qui le mènera sur le chemin, vers l’arbre à mots. Pas tant pour retrouver l’enfance que pour s’inscrire dans une lignée, une transmission, qui déploient la poésie sur la toile de ses cavernes rupestres. C’est ainsi que Michel André incarne avec justesse Patrick Laupin. Pendant vingt minutes, il arpente le plateau en évoquant le grand-père mineur de fond dans les Cévennes. Entouré de trois écrans tombés du ciel, il contourne ce triptyque pour peu à peu s’y fondre. Son corps noir apparait sur fond blanc, tel un tunnel qui mènerait, non vers la mort, mais vers l’essence de son existence. Les mots du poète creusent la galerie, éclairent l’obscurité. Ce passé lointain remonte, et mes origines ouvrières me reviennent. Je me surprends à observer l’ossature en acier du plafond du théâtre : combien de mineurs pour qu’elle arrive jusqu’à nous ?
Peu à peu, délicatement, les Cévennes émergent. La caméra de Florence Lloret poétise ce paysage rude et doux, caillouteux et verdoyant, asséché, irriguant et intriguant. Tandis que les enfants apparaissent dans le film, me revient cette expression : ils sont une mine! Les enfants s’approprient le paysage. Leurs gestes, leurs mots se mettent à creuser la poésie, comme une terre à défricher qu’ils explorent avec tous leurs sens.
Peu à peu, nous quittons les Cévennes pour le plateau où s’instaure un dialogue entre le poète et les enfants (toujours filmés), où les mots de l’un traversent le corps de l’autre. On aurait envie de prendre un cahier pour noter ces paroles de mineurs de fond qui puisent dans leur sensibilité, l’énergie d’une présence “d’acteur poète“. L’atelier se met en scène et métamorphose peu à peu cet espace hybride entre théâtre et cinéma, en paysage poétique, directement inspiré des Cévennes. Une incursion dans le réel nous permet d’entendre pendant les répétitions, la correspondance entre les enfants et Patrick Laupin: une sorte de making of poétique où l’on perçoit la transformation chaotique d’un écolier vers l’enfant créatif. Apparait alors la figure du poète, branche d’arbre sur la tête, tel un cerf libre, calme et déterminé. Il est leur arbre à mots. Tandis que les enfants quittent peu à peu l’écran, je me prends à rêver d’ateliers de poésie qui réuniraient de la petite enfance aux personnes âgées pour creuser les galeries souterraines de nos mines inexploitées.
Pascal Bély, Le Tadorne.
« L’alphabet des oubliés » de Florence Lloret au Théâtre de la Minoterie de Marseille du au mars 2012 dans le cadre de la 1ère Biennale des Écritures du Réel.
Crédit photo: Sigrun Sauerzapfe