Ce soir, j’ai envie de ressentir le groupe. Certains chorégraphes sont uniques à nous donner leur visée du collectif, au-delà des discours lénifiants des entraineurs sportifs ou des images massives véhiculées par les médias. Mon besoin est d’autant plus fort que les solos de danse se multiplient depuis quelques temps sur les scènes de France.
Alors que les outils de communication nous isolent un peu plus, il nous faut retrouver la vision du groupe, entité psychique où l’individu participe au tout. Nous pouvons nous appuyer sur Emanuel Gat et sa création chorégraphique et musicale, «Brilliant Corners». Ils sont dix. Trois femmes, cinq hommes aux couleurs du monde, comme dans une publicité pour Benetton. Dix pour explorer la musique (plutôt compliquée) composée par Emanuel Gat («constituée de centaine d’extraits musicaux tirés de sources diverses qui sont ensuite soumis à un lent processus de manipulations, d’interactions et d’influence réciproque»). Autant dire que cela fait du bien quand elle s’arrête. Car le propos artistique est honnêtement ailleurs: dans cette phrase extraite de la feuille de salle, nous pourrions aisément substituer le mot «danse» à «musique» tant le travail chorégraphique d’Emanuel Gat est extraordinaire.
Rarement, je n’ai ressenti, avec une telle précision, la complexité des mouvements vers le collectif. Il y a cette mise en espace, symbolisé par un carré lumineux, où les corps apparaissent et disparaissent sans que pour autant la danse ne s’arrête dès qu’un danseur est plongé dans le noir. Par ce jeu d’ombres et de lumières, elle donne son épaisseur au groupe où l’espace est son contenant. À les voir alignés contre le mur pendant les solos ou les duos, je comprends vite que cette posture fait partie du jeu : ils observent ce qu’il se danse pour mieux revenir et amplifier le propos. Celui-ci est limpide: la diversité est le moteur du groupe, vecteur du sens. Chacun explore jusqu’au bout une fraction de mouvement et provoque le déplacement d’un vol d’hirondelles. A l’image des communautés sur internet, le groupe se déplace pour amplifier la relation horizontale et s’approprier de nouveaux territoires. Le collectif relie les fragments et avance jusqu’à produire la lumière du spectacle ! Magnifique !
Très honnêtement, j’ai quelquefois lâché, notamment lors des solos (un ou deux suffisait), trop démonstratifs. Emanuel Gat a-t-il encore à nous prouver quelque chose? Sa virtuosité suffit alors que résonne le «Nacht und Träume» de Schubert! Ce moment est sublime (à la 5ème minute de la vidéo): le groupe semble occuper la place d’une ville et provoque mon vertige. Je n’ai jamais vu le lien social chorégraphié de cette façon.
Et quand arrive le dernier mouvement, tel un point-virgule déterminé, je sais qu’il me revient de poursuivre la phrase…
Tel un infatigable témoin de danse, je signifie à tous et à chacun que «Brilliant Corners» m’a littéralement bouleversé.
Ils étaient dix. L’horizon est “onzième“.
Pascal Bély, Le Tadorne
«Brilliant Corners » d’Emanuel Gat au Pavillon Noir d’Aix en Provence du 22 au 25 février 2012. Au Théâtre de la Ville de Paris du 2 au 6 avril 2013.