Le final est saisissant. Plus aucun corps sur scène…et notre imagination prend corps. Le commencement est inattendu. Un homme remballe une poubelle qui déborde. Le public rit puis applaudit: le temps est-il venu de jeter aux ordures les vieilles idées, les représentations usées jusqu’à la corde? Le chorégraphe Philippe Lafeuille nous y invite, avec délicatesse et humour.
Entre ces deux moments, «Cendrillon, ballet recyclable» pour sept danseurs masculins est une proposition politique: danser, c’est résister; résister c’est faire danser le corps créatif pour mettre en mouvement nos systèmes de pensée épuisés par la crise et les injonctions paradoxales. Ce soir, le mythe de Cendrillon se métamorphose pour nous embarquer dans un univers onirique, violent, sensuel, poétique, plastique et…caustique. À la Maison de la Danse de Lyon, le public ne s’y trompe pas: l’écoute ne faiblit jamais et chacun semble hésiter entre rires et gravité.
Car Cendrillon est abimée. Nous l’avons maltraitée. Elle habite dans les bidons villes, dans les décharges à ciel ouvert. Après le passage du tsunami à Sendai en mars dernier, elle nous a même interpellés,questionnés («mais qu’avons-nous fait là»?). Elle est aujourd’hui à Athènes, réduite à une serpillère où les grands de ce monde s’essuient les pieds. Elle vit dans un environnement où, à la terre des champs, s’est substitué des plaines de bouteilles et de sacs plastiques (futurs gisements dans cinquante ans ?). Son corps est marchandisé à l’image d’une des scènes éblouissantes du début où nos princesses se débattent dans de l’emballage de produits formatés. Si le corps est marchand, alors il est aussi déchet. Avouez que le conte célébré par Disney en prend un sacré coup…
Philippe Lafeuille le fait entrer dans la postmodernité en convoquant un univers sublime et délirant : des sacs noirs emballent une danse de bal(les); des pluies de bouteilles fracassent l’émancipation du mouvement; un film plastique empêche de relier le corps et l’esprit (métaphore du désir démocratique); des costumes (magnifique travail de Corinne Petitpierre) transforment nos sacs Lidl en robe de soirée pour faire la fête (populaire); des masques composés de coupes de champagne créent du pétillant dans les têtes; un carrosse fait de fontaines plastiques déboule sur scène et nous plonge dans la féérie d’une histoire d’amour.
C’est donc une société du déchet, du recyclable (à se demander si ce ne sont pas les vieilles idées que l’on recycle) qu’il faut remettre en mouvement pour rêver à nouveau. Philippe Lafeuille la prend en scène et nous accompagne dans sa métamorphose tandis que le sublime travail de lumières de Dominique Mabileau élargit les frontières du plateau jusqu’aux limites du rêve éveillé, au coeur de l’art visuel.
La danse est théâtralisée, assez éloignée des attentes d’un public qui a vu tant de Cendrillons chorégraphiées dans du formol. Ici, la musique jadis toute puissante de Prokofiev doit composer avec d’autres (dont l’énigmatique Ran Slavin et le mélancolique Arvo Part). C’est aussi cela le changement d’époque! L’énergie de Cendrillon est à chercher dans les situations où le corps est mis en jeu, où son rapport au plastique le métamorphose (matière symbole du consumérisme triomphant), où ses gestes plastiquent l’espace et ouvrent la voie des arts florissants.
Le statut de l’artiste (incarné par un personnage habillé de blanc, oiseau bienveillant) et le rôle de la danse contemporaine sont ici interrogés : à force de convoquer la vidéo et les concepts, celle-ci nous éloigne, là où elle devrait stimuler nos imaginaires fatigués par une société où tout déborde. Avec Philippe Lafeuille, le beau n’est plus une question de moyens spectaculaires, de tours et de cathédrales. Le beau, c’est recycler, c’est mettre en lien pour tresser des niveaux de sens, seuls capables de nous redonner notre puissance imaginative. Recycler, c’est résister contre un pouvoir qui rêve à notre place.
Les sept danseurs, touchant dans leur diversité, sont pris dans le tourbillon de la métamorphose des arts de la scène proposé par Philippe Lafeuille. Leur fluidité dépend de notre capacité à lâcher. Comme si eux, c’était nous. Comme si peu à peu enrôlés dans leur chrysalide, nous étions tous une Cendrillon parée pour s’envoler, tel un papillon aux ailes du désir.
Ce soir, j’ai une conviction. Notre plastique, prêt à fondre, formera nos rêves affluents.
Pascal Bély, Le Tadorne
« Cendrillon, Ballet Recyclable » de Philippe Lafeuille à la Maison de la Danse de Lyon du 3 au 12 novembre 2011.