Les oeuvres du Sud-Africain Kemang Wa Lehulere me sidèrent. Papier bulle, morceaux de tissus et toile forment des patchworks fragiles qui dessinent des figures métamorphosées en objet pour des visages déchirés, absents, enfermées dans des contextes où le lien semble rompu. Il y a de la discontinuité, de la perte, des souvenirs enfouis, des fragments impossibles à recoller. Je vais d’un dessin, d’un tableau à l’autre. Kemang Wa Lehulere me perd.
Mais brutalement, je suis interrompu. Il y a du bruit à l’entrée de la salle du Musée d’Art Contemporain de Lyon. L’animateur de France Culture, Arnaud Laporte, discute à bâtons rompus. Je devine les voix qui animent sa nouvelle émission («La Dispute», tous les soirs à 21h, où des critiques échangent leur point de vue). Ils parlent fort. J’entends leur analyse sur la Biennale et la manière dont ces «professionnels cultivés» considèrent les artistes. Leur décontraction perturbe ma concentration. La société du spectacle s’invite par effraction. Mais je m’accroche au travail de Kemang Wa Lehulere, qu’ils ne voient pas.
Dans la même pièce, l’oeuvre de l’Argentine Luciana Lamothe menace. Les murs supportent cette oeuvre provocante où un enchevêtrement d’architectures soutient un modeste livre. Suivant le point de vue, je perçois une arme, l’Europe en tour de Pise, un projet industriel en proie au doute. Mais je suis à nouveau interrompu. Une des journalistes de la bande s’approche et écoute son répondeur. Je comprends qu’on lui apprend une mauvaise nouvelle. Elle en joue, sait que nous la regardons. C’est sa petite comédie du pouvoir. Mais je m’accroche (!) à la mise en abyme de Luciana Lamothe, qu’elle ne voit même pas.
Le bruit augmente. Les rires se font plus gras. La critique aussi. Je les interromps, excédé.
«Pourriez-vous s’il vous plaît faire moins de bruit, je n’arrive pas à me concentrer».
Le groupe éclate de rire, me pointe du doigt, comme dans une cour de récréation. S’ils le pouvaient, ils me jetteraient des pierres pour avoir osé l’offense. Arnaud Laporte lance alors : «on n’est pas dans une église ici», puis ils s’éloignent tandis que leurs rires résonnent.
Cet incident métaphorise une société de castes et de classes où chacun s’attribue sa parcelle de pouvoir pour l’imposer aux autres, quel que soit le contexte. Je ressens l’incapacité des journalistes à penser la relation à l’art en dehors d’un lien asymétrique. Ils ne conçoivent pas qu’un bruit perturbe un visiteur, car la question n’est pas là : l’art s’analyse, point barre. Mais internet menace leur pouvoir. Je n’ai pas eu le réflexe de les filmer avec un iPhone. Si tel avait été le cas, nous pourrions porter un regard critique sur les comportements de ces «professionnels» qui nous disent tant sur la manière dont ils communiquent avec une oeuvre. De haut.
Le soir, j’ai pris en cours de route l’émission consacrée à la Biennale. J’ai entendu les mêmes rires alors qu’ils évoquaient le travail de Michel Huisman («The secret garden»). Un petit meuble, un seau, un drap et une invitation à nous y glisser. J’ignore ce que les visiteurs ont perçu de mon corps (un dernier soupir, ma sépulture ?) mais je me souviens encore de ce que j’ai ressenti à la vue de ce petit oiseau mécanique qui me regardait de haut. Un sentiment profond d’humilité.
En évoquant cette oeuvre, Arnaud Laporte se moque.
J’ai coupé le son.
Pascal Bély, Le Tadorne
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