Nous sommes tous des porcs. Le théâtre est là pour nous le rappeler. On ne fera pas la longue liste de tous les auteurs et metteurs en scène qui nous tendent un miroir souvent drôle, provocateur et percutant sur notre animalité grandissante. Au Théâtre des Ateliers de Lyon, « la grammaire des mammifères » de William Pellier mise en scène par Thierry Bordereau, enfonce un peu plus le clou en nous traitant de « protagonistes » dans « une porcherie ». Ouf, nous avons conquis quelques grammes d’humanité ! Mais qu’est-ce qui nous vaut une telle reconnaissance ? Finalement, ces six comédiens aiment les spectateurs à quatre pattes, jusqu’à prêter serment alignés. Ils nous jurent qu’ils seront fidèles à l’auteur, au jeu, à leurs valeurs…Le public rit de leur manipulation. C’est gagné, ils nous ont dans la poche.
Et nous voilà partis pour deux heures d’une épopée rocambolesque en terrain porcin, caprin, canin et chevalin (l’homme dans toute sa diversité). Car, n’est-ce pas à partir de ces terrains et de ces postures que nous abordons la plupart du temps la complexité de l’humain? N’est-ce pas la sphère médiatique et le pouvoir économique qui nous abreuvent de théories comportementalistes (repris par les charlatans de tous poils ? sic- présents dans les entreprises, les familles, le milieu culturel, ?.) pour mieux créer les conditions de la domination ? N’est-il pas temps que le théâtre s’insurge contre le pouvoir économique et médiatique unis pour le pire quand ils réduisent notre humanité à notre temps de cerveau disponible ? À force de traiter collectivement l’humain avec une telle désinvolture, nous nous approchons du porc. C’est ainsi que ces artistes (tous exceptionnels à passer d’un registre animal à l’autre) nous interpellent : les histoires que nous racontons pour nous rassurer sur notre humanité ne tiennent plus debout. La rencontre avec l’autre, au travail, dans le couple, est entachée, car nous la marchandons en prostituant nos valeurs. Le théâtre peut-il encore nous sauver ? Pas si sûr alors que Thierry Bordereau caricature une scène de théâtre où les acteurs affublés de peaux de bêtes débitent un dialogue?abêtissant au milieu d’un décor de salle d’exposition d’art contemporain. La boucle est bouclée.
Ainsi, de multiples tableaux sur notre animalité défilent à partir d’une écriture scénique ciselée comme un bijou tranchant, fluide comme nos sécrétions. Les mots s’accordent avec le verbe, le sujet et le complément d’objet direct pour former une grammaire théâtrale populaire. Il n’y a rien d’étonnant à ce que les acteurs reviennent vers nous pour créer le collectif, seul capable d’humaniser le corps social désarticulé par la pression des logiques quantitatives. Ils n’hésitent donc pas à faire monter sur scène une spectatrice, comédienne de son état (vive les statuts hybrides !) pour jouer avec elle, avec nous, et stimuler sa créativité. Belle métaphore : le corps social et les artistes sont une force capable de déjouer bien des théories réductionnistes.
Il y a pourtant des moments de flottement, car ces acteurs donnent beaucoup d’eux-mêmes tout en attendant parfois trop de nous. La sollicitation permanente par le discours métaphorique peut momentanément fatiguer : nous aurions peut-être aimé une pause chorégraphique ou un silence animal. Mais qu’importe : ce soir, à Lyon, le théâtre a joué avec humanité. Impossible d’en sortir totalement bête.
Pascal Bély,www.festivalier.net
« La grammaire des mammifères » de William Pellier, mise en scène de Thierry Bordereau a été joué au Théâtre des Ateliers à Lyon en janvier 2010. A la Manufacture pendant le festival Off d’Avignon 2011.