Mercredi 20 octobre 2010. 19h. Les ordures envahissent Marseille. Le mistral fait voler les sacs plastiques. La crise politique, sociale, morale est là, nulle par ailleurs. En marchant vers le Théâtre des Bernardines, je ressens la révolte, mais aussi la soumission des Marseillais. Comme un cri mortifère.
« Tous tant qu’ils sont » de Suzanne Joubert, mise en scène par Xavier Marchand pourrait être une pièce sur Marseille tant les similitudes sont troublantes. Il y a ces sacs plastiques de toutes les couleurs posés sur le plateau, que le vent aurait transportés jusqu’ici. Comme des ballons crevés par des enfants qui n’y croient plus. Il y a ce ventilateur à droite qui envoie un peu d’air pour respirer. Car savez-vous que l’on étouffe parfois à Marseille? Il y a «la petite» (jouée magistralement par Édith Mérieau), employée du supermarché «l’abondance sacrifiée», dont le slogan publicitaire s’entend comme un rêve brisé par tant de politiques marseillais sans vision.
Elle est assise et découpe délicatement des sacs plastiques qu’elles transforment en robe ou en tablier. Car à Marseille, la misère se recycle…La petite (comme l’appelle sa mère) est à la remise, au-delà d’un rideau de lamelles de plastiques. C’est l’envers du décor, celui que l’on ne voit jamais. C’est Marseille derrière sa bonne grosse mère, son vieux port de carte postale, son foot véreux.
Elle découpe et raconte. À elle seule, elle convoque sa mère, sa soeur, ses collègues de boulot, sa chef, le mari de la chef de secteur,…Ils s’appellent André, Marc, Jean-Louis, Mélanie, Benoît, Glenn, Marie- Thé, Simon ; autant de prénoms «anonymes», de cache misère (on peut se prénommer Benoît et être porto ricain). Marseille et toutes ses petites…Ses mises au rebut.
Ils sont tous là, en elle, poussés dans la remise, réunis pour une «orgie» (dixit la chef) de paroles pour qu’à force d’être malaxés, rires, colères, peurs s’incarnent dans la figure de l’actrice. Car la petite rêve des planches et s’invente une dramaturgie à ses pauses perdues. Par l’entremise de la porte, il lui arrive même de voir un bouc. Émissaire à coup sûr. Les collègues s’engouffrent dans la brèche pour se payer sa tête. Et elle parle, fait dialoguer l’un avec l’autre, pendant que son tablier de plastique crée des trous dans le tissu social. Et elle tisse tandis que les trajectoires des membres de cette communauté invisible se télescopent dans cet abri de guerre et que les klaxons de la rue adjacente aux Bernardines se font entendre. À Marseille, les théâtres sont aussi des lieux de repli.
« Tous tant qu’ils sont », n’est pas la France d’en bas, mais plutôt celle des frères et soeurs dont la mère fricote avec un drôle de type pour que les gosses aient leur dose d’abondance. C’est la France de toutes ces « petites » qui ne se laissent pas s’approcher facilement. On leur a déjà fait le coup de la fracture sociale et du « travailler plus, pour gagner plus ». Elles n’ont pas plus confiance dans le théâtre qui peine à décrire la réalité sociale par la troupe, mais qui sait envoyer une florissante salve de mots surtout quand l’actrice a un beau répondant. On l’imagine déjà sur les scènes flamandes, là où l’on joue avec le corps pour faire saigner les mots, là où le collectif gueule pour qu’ils la ferment.
Ce soir, la petite ne pourra pas quitter l’abondance sacrifiée. Les immondices dans la rue bloquent la sortie. Et après 21h, n’il y a même plus de métro .
Pascal Bély – www.festivalier.net
« Tous tant qu’ils sont » de Suzanne Joubert, mise en scène de Xavier Marchand, au Théâtre des Bernardines de Marseille du 15 au 20 octobre 2010.
Crédit photo: Fabrice Duhamel.