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EN COURS DE REFORMATAGE

Bruce Gladwin sidère au KunstenFestivalDesArts de Bruxelles.

Je quitte le théâtre sans voix. Même la pluie qui menace Bruxelles et la perte de notre chemin, ne parviennent pas à m’extirper de ce cauchemar, de cette réalité intrapsychique dans laquelle m’a propulsé le metteur en scène australien Bruce Gladwin.

« Food court » sera sans aucun doute l’un des événements culturels majeurs de l’année. C’est une chorégraphie (le corps est partout), incluant un concert de jazz (remarquable trio « The Necks », présent dans la fosse d’orchestre), englobés dans une ?uvre théâtrale incontestablement influencée dans sa mise en espace par Joël Pommerat et Roméo Castellucci. Le tout est exceptionnel avec des acteurs handicapés mentaux qui réussissent à jouer de leurs différences pour nous aider à transcender nos névroses individuelles et collectives. Passé le moment de sidération, « Food court » vous habite longtemps comme si  Bruce Gladwin s’était immiscé dans une faille traumatique de notre vie (celle où, handicapé, infirme, nous avons dû affronter la persécution qui rend mutique) pour la réveiller, la mettre à nu et l’inclure dans une perspective sociale et sociétale.

 

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Ici, tout n’est que violence des mots entre deux femmes vêtues de strass et de paillettes, en tenues moulantes, héroïne de nos cauchemars, étoiles montantes des causes humanitaires télévisées, et une autre, silencieuse, accablée.  Les insultes fusent (« Tu es laide », « tu pues », « tu es grosse »), la musique fait trembler les mots et un rideau transparent finit par amplifier la violence, nous positionnant complice et voyeur.  

Ici, on se croirait dans un mauvais film dont nous sommes spectateurs  passifs avant  d’être propulsés au coeur d’un cauchemar collectif : que vaut le corps différent dans une société du divertissement qui nivelle les valeurs vers le plus petit dénominateur commun? Que deviennent nos handicaps, nos fractures, nos singularités dans nos sociétés où le corps parfait tout puissant s’acoquine avec le langage publicitaire et médiatique pour défigurer les rapports sociaux? Que valent nos silences quand on n’a plus les mots pour dire ? Que faire pour tous ceux que nos sociétés globalisées et uniformisées laissent à côté en leur coupant la parole?

Ici, le spectateur assiste impuissant à un combat acharné : entre la toute-puissante société du divertissement, symbolisée par ces deux femmes, qui écrase la différence pour réduire la diversité et l’individu dont il ne resterait plus que le corps dénudé pour puiser dans ses forces créatives.  

Ici, à mesure que le jazz se fait plus chaos, que la mise en scène trouble nos perceptions pour y inclure la danse, la poésie, le spectateur retrouve sa parole et voit les mots s’envoler vers son imaginaire.

Ici, nous avons eu peur ; on a failli partir, pleurer, sombrer. C’était dur d’entendre de tels mots sur scène, par eux. Mais il fallait en passer par cette violence, pour extirper ce que nous ne voulons plus admettre à force de réduire l’art à un divertissement complaisant : l’art fait mal et se nourrit du laid pour être beau.

Ici, avec eux, nous sommes allés loin, très loin, pour être à ce point paralysés sur nos fauteuils. Comme si la violence sur scène était le miroir de ce que nous refusons d’accepter : nos  mots réducteurs, nos slogans faciles, nos modèles relationnels guerriers, nos laideurs, sont aussi des armes de séduction massives.

Pascal Bély

www.festivalier.net

 

“Food court” par le Back to Back Théâtre, mise en scène par Bruce Gladwin a été joué du 2 au 5 mai au KVS-BOL de Bruxelles dans le cadre du KunstenFestivalDesArts.

 

Pour retrouver le KunstenFestival sur le Tadorne:

Ma quête d'Europe au KunstenFestivaldesArts de Bruxelles.

Catastrophique KunstenFestivalDesArts.

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tes: le Nouveau Monde.

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