Avec un tatami, deux techniciens dispersent une poudre blanche sur des bacs posés au sol. Cela pourrait être une cérémonie mortuaire où l’on répand les cendres de la modernité pour qu’émergent des territoires encore inconnus. En l’absence de comédiens, nous sommes invités à nous immiscer dans un interstice où seul notre imaginaire peut nous conduire vers ce théâtre du mystère et de l’éphémère. Nous sommes ici au croisement du virtuel et de la matière organique, symbolisé par une imposante machine, un peu folle et si fragile, sur une scène maculée de liquides, tapissée de bruits et de couleurs. « Stifters Dinge » d’Heiner Goebbels est une merveille du monde, un spectacle si visuel qu’il ne peut se raconter. Seulement se ressentir, à fleur de peau.
L’eau se mélange petit à petit à la poudre. Une terre inexplorée émerge puis disparait et la nature reprend ses droits jusqu’à guider l’énorme machine de l’artiste allemand vers une épopée fantastique. Cinq pianos, actionnés par des mains invisibles, vont sonoriser ce voyage au coeur de la nouvelle humanité, d’une terre patrie de tous, abri de chacun. Le spectateur scénarise lui-même les changements de décors, de lumières, de matières pour se projeter dans un monde où tant de territoires sont à découvrir si l’on fait confiance à l’artiste, à la technologie, à notre puissance créative, seule ressource inépuisable pour naviguer dans l’imprédictibilité. En soixante-dix minutes, la machine avance vers vous, puis recule et l’on se surprend à redevenir contemplatif dans un théâtre ! Car ces mouvements permanents ne sont pas seulement des effets de décor, mais ils font symboliquement bouger notre corps alors que nous sommes sagement assis, ouvrir notre regard en trois dimensions alors que nous sommes si prêts de ce territoire inaccessible. C’est alors que résonne une interview de Levi-Strauss par Jacques Chancel affirmant qu’il n’y avait plus aucun territoire vierge à découvrir. Vingt après, au Festival d’Avignon, la toute-puissance de l’expert ne peut plus rien contre la force de l’imaginaire. Jubilatoire !
Le voyage continue et l’on finit par perdre toute notion de temps mécanique et d’espace délimité même quand Heiner Goebbels nous raconte sa marche dans une forêt où la glace tombe des arbres gelés. Ici, nulle approche culpabilisante sur notre lien avec la nature, mais au contraire, une réappropriation des bruits, des lumières, des changements de climats et de matières pour façonner notre regard face la complexité : la carte n’est pas le territoire ! Et l’on se surprend à constater qu’il n’y pas d’hommes sur scène, que l’on peut aimer cette musique jouée sans pianiste : sommes-nous au théâtre ou ailleurs dans une communauté virtuelle entre « Myspace » et la Foire du Trône? Des chants traditionnels résonnent du fond de la salle et l’on rêve de se retourner pour découvrir celui qui tient les ficelles de ce monde si bien articulé. Mais il ne doit y avoir personne. Pas d’être divin, mais une énergie venue d’une réappropriation de l’histoire et du devenir de l’humanité pour construire ces nouveaux espaces de communication entre l’homme et la nature. Me voilà habité par une éthique du développement durable. Sublime !
Heiner Goebbels signe là une oeuvre majeure : celle de nous repositionner dans l’évolution d’une humanité qui va puiser sa force dans un nouvel imaginaire.
Pour transmettre aux générations futures les commandes de cette machine post-moderne.
Pascal Bély – www.festivalier.net
Crédit photo (c) Dimitri Lauwers – Academie Anderlecht
« Stifters Dinge» d’Heiner Goebbels a été joué le 11 mai 2008 dans le cadre du KunstenFestivalDesArts de Bruxelles et au Festival d’Avignon du 6 au 14 juillet 2008.