Le beau manifeste de Novarina au Festival d’Avignon.
????? Valère Novarina investit la Cour d'Honneur. Le décor surgit des catacombes du Palais des Papes (pyramides ouvertes, presque taguées, et brèches béantes). En m'installant, je suis intimidé, comme si cette cour m'imposait son mythe. Elle m'assagit et m'enlève les mots de la bouche. Justement, avec « L'acte inconnu » de Valère Novarina, les mots sont sur scène et forcent mon écoute, requiert ma totale disponibilité. Je le suis, car la première heure est un enchantement, un hommage à l'écriture, au théâtre, aux acteurs, au spectacle vivant, au public, au Festival d'Avignon, à la Cour. Douze comédiens, vingt-deux accordéonistes, un « ouvrier du drame » content les mots surgis de notre imaginaire d'enfant, de notre folie d'adulte, de nos inconscients collectifs. Il n'y a rien à comprendre (quelques spectateurs, décidément très impatients cette année, s'en vont) mais tout à ressentir, à voir. Valère Novarina nous invite à lâcher prise, à perdre le contrôle de la situation pour se laisser guider par ces artistes hors pair (mention spéciale à Dominique Pinon, exceptionnel). J'écoute sans relâche l'histoire des mots, la naissance du comédien. Je ressens comment le théâtre a participé à la survie de l'humanité. Ce soir, il est une évidence. Avignon fait résonner le théâtre comme jamais, au moment où la France s'est donné un Président peu porté sur la chose. Car « L'acte inconnu » est une ?uvre politique qui fait du spectacle vivant le vecteur du sens. Il est incontournable. Il s'impose.
Vous ne pouvez pas vous imaginer à quel point Novarina fait du bien, libère le rire, permet aux corps de se dégager des contingences sociales. Il réhabilite le spectateur, tenté par d'autres formes artistiques, qu'il retient par la main ! Entre théâtre de rue, cirque (pour l'ambiance !), ballet (pour les envolées), opéra (pour dix minutes hilarantes, à en pleurer), mime, performance (pour clamer à ce point un texte aussi décomposé), il réussit à relier tout ce qu'il nous a été proposé précédemment par les trois artistes associés du Festival (Thomas Ostermeier, Jan Fabre, Joseph Nadj). Il leur rend hommage en déconstruisant les mots, en poétisant le théâtre, en le modernisant par cette mise en scène décomplexée (mot tant à la mode, mais sincère ici). Novarina est à l'écoute de ce qui se dit, se joue en Avignon et ailleurs. Il remet tout en perspectives là où d'année en année, le spectateur se perdait dans le foisonnement des formes. Les mots sont de retour, mais autrement. C'est l'une des plus belles réponses au désarroi de juillet 2005, où certains journalistes proclamaient la mort du théâtre.
Malgré tout, cette reconstruction du langage peut parfois lasser le public notamment lorsque Novarina introduit la philosophie ( les mots retrouvent leur agencement classique dans un français quelque peu ampoulé). La pièce flotte et l'ensemble se désarticule comme si la magie n'opérait plus.
Il est alors le philosophe qui abuse la scène. En profite-t-il trop ? L'ennui est perceptible dans la Cour d'Honneur et la pièce s'étire en longueur. Entre déconstruction et reconstruction, Novarina se perd à l'image d'un final plus chaotique qu'autre chose. N'est-ce pas le signe que tout reste ouvert, possible ?
« L'acte inconnu » est un acte de résistance au nivellement par le bas de notre société médiatique. C'est un pied de nez à cette société du divertissement qui envahit toujours plus le « Off » et polluent nos antennes.
Vous ne pouvez pas vous imaginer à quel point « L'acte inconnu » fait du bien?
Le percutant festival de Sasha Waltz.
?????? Les hangars (toujours aussi hideux) du parc des expositions d'Avignon accueillent « Insideout » de la chorégraphe berlinoise Sacha Waltz. Perdu au sud de l'agglomération, cet endroit (vestige du pire de l'architecture française) sied parfaitement à l'une des propositions inoubliables de cette 61e édition : l'écrasement du laid par vingt danseurs, dix musiciens, une nouvelle ville à l'intérieur du bâtiment avec ses escaliers, ses guichets, ses annonces sonores (il est interdit de penser, de…), ses pièces, ses jardins suspendus, ses prisons, ses places publiques, ses plages, ses chambres froides. Une ville nouvelle dans un édifice construit dans les années soixante. La création dans du moderne vieillisant. Le festival de Sacha Waltz dans le Festival d'Avignon. Les spectateurs dans l'acteur, l'acteur dans le spectateur. Vous l'aurez deviné, point de gradin, ni de haut vers le bas et inversement, mais vive la circularité, le mouvement, la construction de son propre spectacle.
En arrivant, un homme me confie en anglais une lorgnette ; je ne comprends strictement rien. Mais à quoi sert-elle ? Pour voir quoi ? Scruter qui ? Je m'avance ; un bruit du tonnerre. Des pièces partout, danseurs à terre. Je suis immédiatement happé par un jeune homme, enfermé, assis, qui parle à travers la vitre. Son corps se plie, se déplie. Je l'observe, ému : il est beau même enfermé. Voyeur, j'aimerais changer la donne, casser la vitre, le libérer de cet espace. Tout est posé : Sacha Waltz, à partir des différents tableaux auxquels je vais assister, travaille mon positionnement, mon lien à la culture, à la danse, à l'autre, à l'Autre. De l'observateur passif, je deviens le spectateur actif. C'est ainsi que l'on s'étonne d'observer aussi le public se déplaçant de pièce en pièce comme il le fait au musée ou dans un grand magasin. Waltz a donc quatre-vingt-dix minutes pour transformer la donne, métamorphoser le lien, pour que spectateurs et artistes créent, par la rencontre, l'?uvre collective. Elle nous donne les ouvertures, les fentes ( !), les passerelles et le stress pour pouvoir nous ouvrir, circuler, bouger, changer, renaître, abandonner, imaginer, revenir, perdre la tête, pleurer, rire, passer son chemin ! Elle nous propose d'entrer en résonance avec l'histoire des artistes par une proximité quasi corporelle, par l'émotion que procurent ordinairement de vieilles photos d'album de famille. Certains portent leur histoire (familiale) comme un fardeau, d'autres s'enferment dans leurs névroses. Il faut parler, relier pour ne pas se laisser emmurer. Osons nous revoir dans l'intergénérationnel, réinterrogeons notre passé commun !
Et c'est toujours une question de regard : là où je ris, d'autres ont peur. Là où je pleure (j'ai vu le train partant vers Autchvicht où des yeux, des bras, par des tous carrés dans le mur font danser une jeune fille dont les jambes sont prolongées par des bas remplis de sable. Voudrait-elle disparaître avec eux ?), d'autres ne s'arrêtent même plus. Car Waltz joue aussi avec notre corps : il peut s'immiscer partout (ne mettre que la tête pour apercevoir, insérer la main dans des fentes, s'appuyer con
tre un mur coulissant, s'asseoir comme nous le faisions petit pour voir le théâtre de guignol). Et je marche, je marche. J'ai mal à force de rencontrer ces artistes qui me renvoient toujours une émotion, une image. Je rêve eveillé, je cauchemardise à force de violence, de sirène : Waltz nous montre aussi la société que nous produisons à force de contrôle, de consommation (que de vitrines où manequins vivants et objets insignifiants captent notre regard !). Elle arrive avec le groupe « Musikfabrik » à rendre l'ambiance sonore de nos sociétés ivres de pouvoir, de possession et de concurrence. Par ce parcours chaotique, Waltz nous invite à nous libérer de nos aliénations pour reconstruire une histoire, nous remettre dans une posture de coconstruction. Elle nous prépare, à sa façon, à repenser notre lien à l'art (qui ne peut plus être une marchandise au risque de produire de nouveaux totalitarismes), à nous interroger sur nos comportements de consommateur de tout (que laissons-nous au désir, à la frustration de ne pas avoir ?). Waltz nous met en posture de créer le mouvement là où nous avons figé névrotiquement.
« Insideout » , dedans-dehors, pascal ? pascal fils de?, parler ? s'entendre parler, faire ? penser le faire, passé ? présent ? futur, « insideout » – festival d'Avignon ? l'art européen, ???.Tout est ouvert??.
Au bout de la nuit du Festival d’Avignon, le voyage clandestin de Dieudonné Niangouna.
????? 23 heures, au Jardin de la rue de Mons. On croirait entendre le refrain d'une chanson de Barbara comme si le moment et le lieu étaient propices aux rencontres les plus improbables entre un artiste et un public. C'est ce lieu magique qu'a choisi Dieudonné Niangouna, auteur et metteur en scène congolais, pour ce monologue d'une heure, « Attitude Clando ». Assis entre des spectateurs belges et un artiste africain, je ressens avec bonheur mon statut de festivalier et de bloggeur comme si notre présence dans ce jardin était un acte d'amour, mais aussi de résistance face aux propos nauséabonds du pouvoir politique en place à l’égard des clandestins.
Il arrive du fond du jardin et se place au centre d'un espace scénique composé de charbons ardents. Une petite lumière le surplombe et éclaire délicatement son visage. Il est le clandestin dont tous les médias parlent. Il est ce clandestin dont nous sommes le spectateur impuissant de son improbable histoire d'amour avec Cécile, la fille du médecin. Il est ce clandestin dont la trajectoire complexe résonne hors des murs de ce centre brûlant de rétention et qui s'arrête net, sans bouger, devant nous, pour clamer sa colère et sa force de vivre. Il est ce clandestin que nous refusons de voir, préférant le cacher alors qu'il sort de l'ombre.
Tout nous sépare : il a chaud, nous avons froid ; nous voyons clair, la fumée envahit sa vision ; sa terre est rouge bouillante, mon sol est doux comme du sable ; il est noir, nous sommes majoritairement blancs. Il est donc ici, celui que nous renvoyons par avion et qui n'a jamais l'opportunité de nous dire à quel point l'humiliation continu en ce lieu et là-bas, que l'amour rend fou là et ailleurs. Nous l'écoutons, car sa voix porte, son corps ne rompt pas, son regard voit loin et haut. Il est beau et son histoire, dans sa construction chaotique, ne sera jamais la nôtre : aucun d'entre nous ne sera clandestin au Congo, mais nous sommes lui et nous un bout du patrimoine de l'humanité. Alors que les lumières s'allument, deux spectateurs (plutôt âgés) lui jettent au visage les coussins posés sur les bancs. Dieudonné Niangouna semble désarçonné pendant que le public, stupéfait, applaudit de plus en plus fort. Comment ne pas voir derrière ce geste d'une violence inouïe, la résonance d'un texte qui bouleverse au-delà du raisonnable. Et si Dieudonné Niangouna avait fait du clandestin une figure de l'acteur à deux pas du Musée Jean Vilar ?
Minuit, au Jardin de la rue de Mons : magie des lieux?
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???? ?Genèse n°2?, par le Bulgare Galin Stoev, restera l'une des belles surprises du Festival d'Avignon. J'avais fait la connaissance de cette petite troupe à Marseille au printemps dernier pour ?Oxygène? où j'avais pu remarquer le potentiel (chaotique) créatif de ce collectif européen (composé de Belges, français, suisses) où déjà leur lien avec l'auteur russe Ivan Viripaev était prometteur. Aujourd'hui, Galin Stoev a mûri dans sa mise en scène, accompagné par trois acteurs magnifiques. C'est donc un jeune théâtre européen, ouvert vers la Russie, incluant trois musiciens sur scène et jouant avec la vidéo comme prolongement du texte. Ce processus d'ouverture alimente en continu cette pièce puisqu'elle est le fruit d'une rencontre entre Ivan Viripaev et Antonia Velikanova, patiente schizophrène. Elle lui a confié un texte, à lui d'y ajouter ce qui lui semble bon (il insère des extraits de leurs correspondances, des chansons comiques).Le résultat est époustouflant! Imaginez Dieu, la femme de Loth et le prophète Jean embarqués dans un combat de mots et de corps pour connaître enfin la vérité: qu'existe-t-il après la mort? À cette question se greffent en musique de fond, les rapports d' Antonia Velikanova avec son médecin (Arkadii Ilyitch, nom qu'elle donne à Dieu dans son roman!). Nous sommes ainsi propulsés à plusieurs niveaux de lecture en même temps auxquels faudrait ajouter notre lien personnel à la religion, à l'au-delà. C'est toutes ces imbrications qui font de ?Genèse n°2? un petit bijou théâtral où le jeu magnifique de Vincent Lécuyer (Arkadii Ilyitch) emporte tout sur son passage. Au delà du lien à Dieu (finalement, est-il au centre de tout?), cette oeuvre nous embarque (spatialement?!) dans la schizophrénie où la religion tient une place de choix. La mise en scène épouse les contours de cette maladie comme le ferait un peintre face à son modèle: elle met en relief le rapport à Dieu, dessine en arrière-plan les liens verticaux entre le médecin et sa patiente, pose ici et là des touches de poésie. Le tableau s'anime tel film de cinéma en trois-huit, éveille notre regard d'enfant (l'imaginaire comme réponse au sectarism
e religieux), nous plonge dans la douce musique de la déconstruction des mots.
On se prend nous aussi à rêver d'un autre monde et d'embarquer dans leur navette spatiale. La destination, certains d'entre nous la connaissent déjà: et si Antonia Velikanova était de la planète des éphémères, si chère à Ariane Mnouchkine?
Attendez-moi, j'arrive…
Au Festival d'Avignon, Eléonore Weber rend le théâtre vivable.
????? C'est la jolie surprise du début du Festival ! À la Chapelle de Pénitents Blancs, Éléonore Weber, cinéaste, auteure et metteuse en scène, nous propose « Rendre une vie vivable n'a rien d'une question vaine ». Ils sont quatre, la trentaine, filmés par un vidéaste, invités à se mettre à nu, entre confidences intimistes et chroniques sociales. Je les imagine facilement se retrouver en fin de journée ou un samedi matin au café du coin dissertant sur leur questionnement du moment, centré sur le « moi je » à la recherche d'un « nous » porteur de sens.
Ils sont perdus : cela se voit, se ressens. Ils cherchent leur identité (sexuelle, mais aussi politique) en phase avec une époque où l'incertitude construit le chemin (c'est peut-être pour cette raison qu'ils se révèlent profondément attachants). Ils sont drôles dans leurs recherches, touchants dans leur fragilité, beaux quand ils s'effleurent avec l'air de ne pas y toucher. Au delà des mots et des gestes, Éléonore Weber évoque cette génération sacrifiée sur l'autel de l'idéologie prônée par le Medef (l'amour selon Laurence Parisot est répété comme un slogan publicitaire) pour assurer la pérennité du capital des « baby-boomers ».
Certes, ce n'est pas un cri de révolte, mais juste un regard posé avec délicatesse et fermeté sur des femmes et des hommes fermés dehors mais ouverts dedans (à moins que cela ne soit l'inverse). La vidéo apporte (enfin) une belle touche artistique : elle accentue leur fragilité, leurs corps presque lisses, leurs regards fuyant le groupe tout en s'appuyant sur un détail du corps de l'autre. Sur scène, ils cherchent la communication, tombent ou mettent le masque, jouent leurs désillusions et leur soif d'amour qui les maintient debout. On pourrait s'étonner de la vacuité de leur propos, mais je suis touché par cette mise en espace des sentiments individuels et collectifs. Éléonore Weber révèle ses comédiens (tous exceptionnels avec une mention toute particulière pour Joano Preiss, magnifique) par un jeu de déplacements subtils où le pas de l'un entraîne celui de l'autre, où s'habiller pour se déshabiller est un geste chorégraphique. La dernière scène où chacun tente de s'en sortir quand tout est en concurrence, est le point d'orgue de cette pièce étonnante telle une performance, fragile comme une danse.
On quitte ce quatuor avec regret (comment oublier Mathieu Montanier, grand corps presque malade), soulagé d'avoir fait une belle rencontre dans ce festival, curieux sur leur avenir, intéressé sur les prochaines propositions d'Éléonore Weber.
Ce n'est pas vain d'aimer les artistes.